Le Martyre de l'obèse/XI

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Albin Michel (p. 145-150).

XI

Vous voulez me faire dire que je souffre… Eh bien, oui, je souffre ; vous avez raison, mon air faraud ne vous a pas trompé ; si je ris, c’est, en vérité, comme l’enfant crâneur qui renifle ses sanglots devant les gosses de la classe ; mais il y a, bien cachée sous mes facéties, une orgueilleuse douleur.

Ce que je vous confie, c’est la destinée de mes semblables, de tous les bons gros, que tourmente la certitude de la plus cruelle disgrâce ; et c’est… vous le devinez, c’est l’indifférence des femmes. Veuillez croire que je pèse mes paroles. Je ne prétends point que l’amour nous est interdit. Il arrive aux gros comme aux maigres d’être aimés pour eux-mêmes. Mais toujours à la longue, après expérience ; on nous essaie avant de nous adopter, c’est bien la moindre des choses ! À qui, je vous le demande, le sort refuse-t-il cette humble félicité ?

Mais, voyez-vous, ce qui nous irrite et devient, avec les années, déchirant, c’est de passer son adolescence, puis sa jeunesse, puis son bel âge, puis la quarantaine, sans jamais connaître la griserie d’une bonne fortune, d’une vraie, de celles que vous met au cœur la joie d’être le préféré ! La plupart des hommes ont, au moins une fois dans leur vie, murmuré, en quittant l’alcôve d’une maîtresse : « Je la voulais et, au premier coup d’œil, elle était à moi. » Hélas ! les donzelles les plus faciles sourient vertueusement aux œillades de l’obèse. Jamais il n’éprouve, lui, cette magnificence et cet enivrement qui redresse la taille des séducteurs ; jamais il ne s’attarde, après le départ de la bien-aimée, devant un miroir et ne trouve à ses yeux la fameuse « profondeur inconnue », chère aux romanciers psychologues ; jamais, jamais, concevez-vous une pareille amertume ?

Oh ! je sais bien, parbleu ! ce n'est point là une de ces détresses qui remuent le cœur d’autrui. Mais autrui ne sait pas… Autrui a des aventures ; il conserve au fond de lui le souvenir de belles rencontres, des étrangères que les hasards d’une nuit d’hôtel ou d’un soir de casino jetèrent toutes palpitantes dans ses bras. Comment imagineriez-vous, ô gens heureux, l’existence humiliée de ceux à qui ces choses n’arriveront point, ne sont jamais arrivées ? Nous vivons de rogatons d’amour, comme des vieillards, tandis que nous portons le cœur de Chérubin et le râble d’Hercule !

Être aimé soudain, provoquer dans le regard des femmes cette lueur rapide qu’elles cachent aussi vite qu’elles le peuvent sous des airs indifférents et des paupières baissées, deviner chez celles que l’on désire en silence ce consentement muet que les paroles ne pourront ni confirmer ni démentir, voilà la raison de vivre, voilà ce que rien ne remplace !

Ne protestez pas, allez ! On a tant dit là-dessus, tant écrit. Les disgraciés devenus moralistes s’en sont donné à cœur joie et ils nous racontent, depuis des siècles, que les honneurs, la fortune, les grandes entreprises, l’art ou la science procurent aux hommes les plus grandes joies et que, au delà d’un certain âge, l’amour est le passe-temps des sots et des oisifs. Laissez-moi rire !

On ne vit réellement que pour l’amour. On ne pense qu’à lui, même au fond des Trappes et sous les arceaux des cloîtres. Les êtres délicats se résignent silencieusement et renoncent sans pose à ce qui fut leur raison de vivre ; d’autres brûlent comme des torches jusqu’au bout de leur temps et meurent désespérés. Il n’y a que les imbéciles pour prendre dans leurs défaites le masque du dédain. Et c’est vrai, monsieur, tristement vrai pour tous les hommes.

Amenez-moi donc le pot-à-tabac illustre, l’homme d’État difforme, l’académicien cacochyme, tout recouvert de leurs dorures, de leurs médailles, de leurs écharpes et nous les prierons de jurer qu’ils n’envient point tel maître à danser, tel bellâtre de palaces ou tel boxeur aux reins éloquents, que les femmes — et surtout les honnêtes femmes — regardent d’une certaine façon. Je voudrais par exemple demander au président de la République, s’il ne donnerait pas le grand cordon et l’Élysée (et la Constitution par-dessus le marché) pour entrer dans la peau de quelque Adonis de sous-préfecture, qui fait rêver les jeunes filles et trouble la pudeur des vieilles pénitentes.

La vérité, que personne n’avoue, c’est qu’une fois les illusions enfuies, on passe sa vie à souffler sur le miroir aux regrets. Mais toujours la buée s’efface. Alors on se voit dans sa triste laideur que chaque jour accuse plus cruellement, et, tandis qu’on murmure : « Tout cela ne vaut pas qu’on y pense », une voix intérieure vous dit : « Tu ne penses qu’à cela, imbécile ».

Est-ce vrai, monsieur ?

Vous ne haussez plus les épaules ? Je dis vrai, n’est-ce pas ? Aussi, pourquoi me poser de ces questions. J’oubliai, en vous faisant rire, la tristesse de mon histoire ; il ne fallait pas me la rappeler. Tout de même, je m’en veux de vous attrister, et, pour obtenir mon pardon, je vais vous raconter ce qui m’est advenu ce matin. Buvons d’abord un chasse-bière, que nous chasserons ensuite, au moyen de quelques chopes…