Le Martyre de l'obèse/XII

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Albin Michel (p. 151-162).

XII

On fait dans votre jardin public d’attachantes et singulières rencontres. J’y cherchai ce matin M. Canabol, dont l’ampleur magistrale et la diserte bonhomie me rassurent doublement… Point de Canabol. À sa place, sur le banc vert, il y avait un tout autre personnage, un homme d’une révoltante maigreur, le teint parcheminé, l’œil besicleux, l’habit luisant ; figurez-vous une espèce de hareng sec, tombé par mégarde d’un filet à provisions, et qui se fût mis à lire le propre journal dont on l’avait enveloppé.

Cette triste figure me regardait curieusement. par-dessus la page grande ouverte. Le vent léger collait à ses os de trop spacieux vêtements. Sur son crâne ocreux, quelques cheveux s’agitaient ainsi qu’une herbe rare sur une taupinière. Cependant, sa curiosité me causait un sentiment de malaise, qui, bientôt, fit place à de l’impatience puis à de l’irritation. Il s’en aperçut et, tout aussitôt, il se mit à considérer vertigineusement la coiffe de son chapeau. Ainsi je pus observer à loisir cet inconnu.

J’atteste les dieux que jamais pareille échine n’offensa le chaste jour du monde ! Même en pays musulman, où les marabouts se nourrissent exclusivement de jeûnes, de tams-tams et d’imprécations ; même aux Indes, où les sujets de Sa Majesté britannique se mettent la Jarretière autour du ventre ; même en Irlande où la grève de la faim est un sport national ; même au musée cairote où s’effritent les momies des pharaons les plus racornis ; même à Hambourg où se trouve l’école universelle des hommes-serpents ; enfin jamais, où que ce fût, ni là, ni ailleurs ni plus loin ni plus près, je ne vis une carcasse à ce point désolante et famélique.

Tandis que je faisais ces réflexions, l’homme hâve se dressa ; le spectre devint ambulant. Je fus presque surpris que ses coudes et ses rotules ne craquassent point comme d’antiques charnières.

Vous dirai-je mon dégoût mêlé d’effroi, lorsque je le vis se diriger vers ma personne ? Très ferme, pourtant, je l’attendis. Arrivé devant moi, il s’arrêta net et, posant au point culminant de ma bedaine un doigt grêle et tors comme un sarment, il hocha la tête, soupira et dit :

— Tel que vous me voyez, monsieur, j’ai été plus gros que vous…

Là-dessus sa bouche s’ouvrit largement dans le caoutchouc de ses joues, découvrit trois dents verdâtres et fit entendre un rire qui ressemblait à un bruit d’évier. — Plus gros ? murmurai-je, plein de stupeur.

— Beaucoup plus gros que vous, monsieur. J’ai fait naguère et gagné le pari de boutonner mon gilet sur la bonde d’une feuillette de vin… Je possédais un de ces ventres que l’on ne saurait porter sans se camper, se dandiner et se renverser, à la manière des joueurs de grosse caisse… En m’asseyant d’une certaine façon, je faisais craquer des pantalons en cuir de laine, et le tailleur, pour prendre mes mesures, tournait autour de moi en courant après avoir épingle sur ma ceinture le bout de son centimètre. Eh bien, regardez-moi, cherchez le souvenir de ce que j’étais !…

Je contemplais l’individu. Il paraissait impossible, en effet, qu’il eût jamais joui du moindre embonpoint. Ni les orages, ni la maladie, ni la famine, ni la gastronomie moscovite ne sauraient à ce point dévaster un honnête homme. Au surplus, sa loquacité, sa façon de se livrer au premier venu, m’étonnaient. Prévenant mes réflexions, d’une voix lugubre, il reprit :

— Vous doutez de mes paroles, et peut-être aussi de ma raison. Je vous comprends, monsieur. Moi-même, bien souvent, me considère comme une vivante galéjade. Avoir passé deux cent soixante livres et finir sous la peau d’un héron est une chose qui n’arrive pas à beaucoup d’hommes. Je suis probablement le premier du genre ; et cette singularité me remplit de désespoir.

Il épongea son front jaune et me demanda la permission de s’asseoir à mon côté. J’acquiesçai ; je le vis replier avec précaution ses jambes de faucheux, déboutonner sa redingote, en sortir un portefeuille et tirer du portefeuille la photographie d’un abondant monsieur aux moustaches en fers de lance, aux petits yeux noyés entre des bourrelets de lard, aux joues rondes et fermes comme de la culotte de bœuf :

— C’est moi, dit-il. — Il y a longtemps ?

Il hocha la tête, en gratta le sommet d’un air sombre et croisa ses jambes sans dire mot. Cependant j’examinai la photographie. Était-ce bien là le portrait de l’homme dont les restes se tortillaient à mes côtés ? L’un et l’autre se ressemblaient-ils ? Une canne peut-elle ressembler à une citrouille ?

Il m’observait :

— Comment, grommelai-je, que vous est-il arrivé ?

Il cria :

— Ni cure, ni maladie ! monsieur. Rien. J’ai maigri, voilà tout !

Et se penchant à mon oreille, il ajouta d’une voix pleine d’une étrange rancune :

— Savez-vous que le génie de la nature, c’est l’esprit de contradiction ? (Il me saisit au bras nerveusement.) Ne vous éloignez pas, j’ai tout mon bon sens… Les lois naturelles, monsieur, contrarient systématiquement les désirs des créatures ? Connaissez-vous un brun qui n’eût aimé à être blond, un blond qui ne rêve d’aile-de-corbeau, un savant qui n’envie les ténors, un athlète qui ne jalouse les damoiseaux, un calculateur qui n’aspire à danser, un empereur qui ne désire vivre dans une roulotte, un héros qui n’aspire aux pantoufles, un don Juan que ne démange l’envie d’être cocu ?…

« Pourtant, une fois, il se trouva sur la terre un homme content de son destin. C’était votre serviteur, monsieur, au temps où je faisais plier les trottoirs. Jamais plein-de-soupe ne s’accommoda si jovialement de ses rondeurs ! Ma satisfaction confondait les moqueurs les plus acharnés. Ma belle humeur et la resplendissante fraîcheur de mon teint charmaient la société. Dans tout le pays il n’était ni festin ni fine partie où je n’avais mon couvert. On m’avait surnommé Boulus, ce qui ne veut rien dire, mais s’entend fort bien. Boulus roulait dans les jardins enchantés du bonheur, sans compter que la compétence gastronomique de Boulus s’affinait par l’exercice, et que sa réputation commençait à dépasser les limites du département… Des clubs de gourmets parisiens, qui d’ailleurs n’entendaient rien aux choses de la gueule, me prièrent à leurs agapes. Je devenais célèbre, on me prit des interviews, on parlait de me décorer…

« C’est alors que le malheur me frappa. Un matin, je constatai que mon caleçon glissait sur mes hanches : je maigrissais. Tout d’abord je m’en réjouis, car les gros hommes sont tous pétris d’une même farine. Il me semblait qu’un peu d’aise en mes culottes ne serait point de refus. Un peu d’aise ! Ah bien oui ! Je ne vous dirai pas, cher monsieur, que je fondis, non, le mot n’est pas assez fort : je m’exhalais, comme un gaz, un souffle, une vapeur… Mes habits s’affaissaient autour de mes os ainsi que l’enveloppe d’un aérostat dégonflé. Je vis avec horreur mes oreilles se décoller et mon faux-col béant découvrir mon buste jusqu’à mes pectoraux !

« Pour comble, nul ne me plaignait. Au contraire, chacun m’adressait des compliments : « Il y en a tant, disait-on, qui voudraient être à votre place… » Telle était surtout l’opinion des médecins à qui la grasse clientèle réclame sans cesse d’impossibles miracles.

« Vous pouvez voir comme la nature se vengea d’un homme heureux. Au reste, le monde ne se montra guère moins lâche. Ma graisse emporta l’estime publique dans sa débâcle. D’une semaine à l’autre, les invitations à dîner se firent plus rares ; il n’en fut bientôt plus question. On s’écarta de ma figure de carême pour les mêmes raisons que jadis l’on recherchait ma bonne balle de Roi-Bombance. J’étais placier d’alimentation, la confiance me fut retirée. Je dus me faire bureaucrate. À l’heure présente je noircis du papier chez le sous-préfet. Mon pauvre derrière est si tranchant qu’il partage les ronds-de-cuir comme des couronnes de pain. Au moindre courant d’air, je m’envole, et l’on me retrouve sur les meubles aux cartons. Avec le superflu de ma peau, j’ai fait une cornemuse, dont je joue le dimanche pour bercer ma tristesse, et... Mais je crois qu’on vous fait signe. »

En effet M. Canabol s’avançait vers nous. Comme il approchait l’homme se tut et se remit à considérer comme un abîme le fond de son chapeau.

— Eh bien, père Gras-d’os, s’écria M. Canabol, vous racontez votre histoire à monsieur ? Toujours le même, vieux blagueur.

Et il nous tendit la main avec une joviale cordialité. Mais l’inconnu levant vers lui des yeux égarés et perçants tressaillit ; ensuite saisissant d’un geste brusque son couvre-chef il se couvrit ; puis, se levant, sans ajouter un mot, il s’éloigna vers la ville, avec une grande dignité.

— Qui est-ce ? demandai-je à M. Canabol qui haussait les épaules :

— Un malheureux fou qu’obsède la disgrâce d’être maigre. Il ne rêve que graisse et lard. Il a dû vous raconter sa métamorphose, les orgies de Boulus et les plaisirs de la corpulence ? Il n’est rien de tel que la vue d’un étranger fait comme vous et moi pour réveiller sa manie… Un brave homme, à cela près, et pas méchant.

— Un fou, murmurai-je. J’aurais dû m’en douter.