Le Martyre de l'obèse/XV

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Albin Michel (p. 181-188).

XV

« S’il faut cela pour vous contenter, commença-t-elle, sachez que mon mari vous considère comme un paillard. Ce n’est pas un psychologue. Vous le connaissez. Un homme de sa trempe ne s’attarde pas à pénétrer le cœur d’autrui, et, vous mesurant à son aune, il ne pouvait croire, d’abord, que vous eussiez mené, six mois durant et seul à seul avec moi, la vie d’hôtel, sans que je devinsse votre maîtresse. Une pareille possibilité lui échappait. Il allait de long en large dans la chambre, haussant les épaules, parlant seul. À la fin il se campa devant la glace, refit sa cravate, et, se tournant vers moi et ricanant : « Si ce n’était incroyable, dit-il, ce serait trop drôle. » Quand il eut bien ri, il vint tout près de moi. Nous nous regardâmes jusqu’au fond des yeux : « Dois-je vous croire », dit-il. « Croyez ce qu’il vous plaira. »

« Eh bien ! mon cher, sa vanité fut plus forte que sa jalousie. » Il me crut. Il se contenta de murmurer : « C’est inimaginable. » Puis, aussitôt, son naturel reprit le dessus, il se mit à cambrer la taille et, l’air avantageux, sûr de lui, souriant, il s’approcha encore de moi, ouvrit les bras… Ce fut mon tour de rire : « Vraiment, lui dis-je, vous voilà bien à votre aise. Je ne vous ai pas trompé, cela vous suffit, c’est comme s’il ne s’était rien passé. Je vous admire, vous ne changerez jamais.

« — Jamais, dit-il. « J’éclatai :

« — Moi, j’ai changé ! Vous allez reprendre votre chapeau, votre valise, votre pardessus et vous en aller… C’est fini. J’en sais trop sur votre compte, et sachant ce que je sais, j’ai pu vivre six mois loin de vous, me voilà guérie. Divorçons si cela vous plaît, où bien ne divorçons pas, je m’en moque absolument ; je n’ai que faire de ma liberté, mais quant à reprendre ma place dans votre vie, jamais. »

« Il resta un moment immobile, les yeux baissés. Puis il me regarda, durement ; ses lèvres tremblaient. J’ai cru qu’il allait se jeter sur moi. Heureusement, je ne suis pas de celles que l’on effraie : j’ai croisé mes mains derrière mon dos et je me suis mise à rire. Il se tenait devant moi. Sa figure jusqu’alors rouge et gonflée devint tout à coup très pâle ; je voyais ses lèvres trembler. Il m’effrayait, mais je tins bon. Au bout d’un moment, il se remit à marcher dans la chambre ; de temps à autre il s’essuyait le front, et, d’un geste roide, fourrait son mouchoir dans la pochette de son veston. Il s’arrêta : « Je vous en prie, dit-il, finissons-en. Je passerai sur tout, j’oublierai tout. Suivez-moi à Paris… » Je fis non, de la tête.

« Alors il s’est passé quelque chose d’incroyable. Je vous le donne en mille… Il a chancelé puis, d’un bloc, il est tombé sur une chaise et, le visage dans les mains, il s’est mis à pleurer. Il pleurait comme un gosse, non comme un homme. Eh ! ne me croyez pas insensible, mon cher ! Mais ces larmes-là n’auraient pu attendrir qu’une sotte. Le mieux que l’on puisse penser c’est qu’il avait le chagrin coléreux d’un garnement dont on contrarie les caprices. Mais ce devait être pis encore. Là, franchement entre nous, je crois qu’il versait de ces larmes que les hommes de sa sorte ont toujours prêtes au bord des cils et sous lesquelles fond tout de suite la résistance des trottins sentimentaux et des épouses imprudentes, qui s’égarent dans les garçonnières. Je ne m’en émus point.

« Comme j’avais raison. Quand il vit que cela ne prenait pas, il renifla ses pleurs, empoigna son chapeau, et, très calme, gagna la porte. Néanmoins, à l’instant de sortir, il se retourna, revint et me prenant la main, non sans une galanterie affectée : « Je ne vous demande plus rien, dit-il, que de vous trouver demain, vers neuf heures, à la gare, pour le départ de l’express. — J’y serai. — Merci. »

« J’en arrive. Je l’ai trouvé qui m’attendait en marchant à grands pas sur le quai de la gare, rasé de frais, poudré, dispos. Il a dû très bien dormir. Sa place, dans le compartiment, était marquée par un petit tas de magazines et de journaux. Le portier de l’hôtel Terminus lui a dit, en recevant son pourboire : « Le nécessaire est fait, monsieur. — C’est bien », répondit-il d’un air complice, et, malgré lui, si plein de fatuité que j’ai tout de suite compris ce qu’était ce « nécessaire » confié aux soins d’un valet. Rien de plus simple : il a toujours eu horreur d’arriver de voyage à Paris sans être attendu aux portes de la gare… Alors le télégraphe a marché. En ce moment, son train, qui sent l’écurie, siffle en traversant à toute allure Angerville ou Bretigny. Et quelqu’une de mes amies — ou une autre dame — fait les cent pas le long du quai d’Orsay.

« Au moment où l’on fermait les portières, il s’est penché pour me dire : « Alors… au revoir ? » J’ai répondu : « Adieu ». Ce fut simple et cordial. Vous voyez, je ne suis pas émue. C’est l’énervement qui me fait pleurer, rien d’autre, je vous jure.

« Je puis vous le dire, mon bon gros, durant ce débat, et toute la nuit et tout ce matin, j’ai pensé à vous. Votre pensée me fut d’un grand secours. Vous m’aiderez encore. Je connais mon mari et ses airs détachés. Il n’a pas dit son dernier mot. Enfin, mon cher ami, voilà ce que j’avais à vous raconter. C’est fait. »