Le Martyre de l'obèse/XVI

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Albin Michel (p. 189-192).

XVI

Elle se tut, monsieur. Durant son récit elle avait pris mon bras et parlait les yeux levés vers moi. Aux derniers mots, elle cessa de me regarder. Il y avait même dans l’aveu de son amitié pour son « bon gros » une espèce de gêne, de pudeur, qui nous troublait tous deux, délicieusement.

Nous fîmes en silence une centaine de mètres. Il se passait en moi quelque chose de confus et de véhément. Dix fois, tandis qu’elle parlait, tandis qu’elle me répétait les propos de ce mirliflore, j’avais, de fureur, ravalé ma salive. Ce n’était point tant le « goret » qui ne passait pas ; c’était l’assurance de cet imbécile, sa superbe, la promptitude avec laquelle il acceptait l’idée que je n’avais pu séduire sa femme.

Je vous le demande : n’y a-t-il pas là de quoi irriter l’orgueil de l’amant le plus réservé ? En écoutant la suite, ma colère s’était étendue, éloignée, fixée. Elle tapissait, pour ainsi dire, le fond de mes sentiments. J’éprouvais tour à tour, de la jalousie, de la curiosité. Mais au fond de moi c’était surtout la crainte du ridicule qui dominait.

Et puis, que penser ? Même si la mâtine jouait franc jeu, je me sentais tout à la fois nécessaire et importun. Ce devait être l’heure de parler net. Je ne trouvais pas un mot.

Nous avions d’ailleurs atteint l’avenue de l’Archevêché, où les passants nous coudoyaient. Ah ! ma belle humeur du matin était bien partie… Bientôt nous arrivâmes à l’hôtel, où sonnait la cloche du déjeuner. Nous passâmes dans nos chambres. Un instant plus tard nous revenions ensemble. Dans le couloir, comme nous allions descendre, elle me prit aux épaules. Je crois que mon silence la touchait et la troublait un peu :

— Allons, dit-elle, allons, vous n’allez pas faire le méchant.

Elle arrangea ma cravate et me frappa sur les joues, de ses deux mains, en riant. Puis elle me regarda, monsieur, une fois encore de ce regard dont je vous ai parlé. Je n’y tenais plus. J’allais la saisir, l’emporter chez moi. Vous ai-je dit que cela se passait dans le couloir ? Le second coup du dîner retentit. Des portes s’ouvraient. Il fallut descendre.

À table, nous ne pûmes échanger que des paroles insignifiantes. Vous pensez bien que les domestiques avaient jasé : on nous observait.

Une espèce de placier pérorait à la table d’hôte, l’air farce avec l’accent du Lot-et-Garonne. C’était un roué bavard d’estaminet, qui faisait rire l’auditoire très certainement à mes dépens, rien que par des clins d’œil, sans que je pusse trouver, dans ses propos, le prétexte à lui asséner les calottes dont les mains me démangeaient. J’étouffais. Elle, qui, en face de moi, mangeait d’un bon appétit, me posait en souriant de banales questions.

Enfin nous sortîmes. Aussitôt elle gagna sa chambre, où elle s’est enfermée. Il y a deux heures de cela. Je crois que j’ai fait deux fois le tour de la ville avant d’aller, comme chaque soir, vous rejoindre au café des Trois-Maures.

Voilà, monsieur, voilà tout. Votre patience me comble, merci. Je vous ai dit la vérité, scrupuleusement. Aidez-moi de vos conseils. Je vous écoute.