Le Martyre de l'obèse/XVII

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Albin Michel (p. 193-202).

XVII

Vous l’aviez prédit : le mari est revenu. Nous venons de jouer, tous trois, à l’hôtel du Faisan, une scène pitoyable et grotesque — comme toutes les scènes de ce genre, quand elles ne donnent point dans le tragique.

En ce qui concerne le retour du jaloux, tout s’est passé selon votre prédiction. Le train qui l’emportait d’ici n’avait pas franchi le pont sur le canal et notre homme pouvait encore, de la portière, apercevoir la pointe des mâts par-dessus les toits que, déjà, sa superbe l’abandonnait. Il réfléchit au lieu de lire ses journaux. Et à chaque tour de roue, il se trouvait plus sot. Il alla pourtant jusqu’au bout du voyage, et, de Paris, il envoya un télégramme insensé. L’après-midi il réclama sa femme au téléphone pour lui tenir un discours mêlé d’injures et de supplications. Après cela, il expédia une nouvelle dépêche, et, finalement, au milieu de la nuit, il reprit le train.

Il est arrivé défait, fripé, l’air d’un homme qui a fait un mauvais coup.

Tout de suite, il a commencé par le scandale, si bien que sa femme, qui prit peur, m’a fait chercher. J’accourus en pyjama bleu ciel, c’est-à-dire sous mon plus volumineux aspect. J’étais résolu. Je ne me dissimulais point ce que ma position avait de faux, voire d’un peu éhonté. Mais il fallait en finir, s’expliquer une bonne fois d’homme à homme ; et — riez si cela vous chante — je n’étais pas fâché de jouer au naturel la fable des deux coqs, moi qui, depuis tant de jours, tenait dans toute cette histoire, le rôle inoffensif et disqualifié du chapon.

J’entrai. Je vis une femme effrayée, et, en face d’elle, un homme hargneux, que ma vue rendit furibond. L’avouerai-je ? Sur son visage crispé, pâle, maniaque, que la fatigue, le chagrin et la fureur avaient successivement chiffonné, je trouvais quelque chose d’émouvant. Il me semblait avoir devant moi un petit fauve, une bête sauvage dont un buffle eût écrasé le terrier. Il faisait front, et toute sa colère s’exprimait dans le sombre éclat de ses yeux. Mais un buffle est un buffle et les renards n’en ont jamais mis en fuite.

J’étais calme, très résolu, tout de même un peu troublé. Dame, c’est que, depuis l’affaire du Russel, à Londres, autrement dit depuis le platonique enlèvement de l’épouse, je n’avais jamais revu de si près la figure du mari. Elle me faisait pitié ! Mais, en même temps, j’éprouvais une gêne, une envie d’être ailleurs.

Monsieur, le fond de ma nature renferme quelque chose de bonhomme et de timide qui me fait redouter les confrontations. Il ne me suffit pas d’avoir raison pour me sentir à l’aise. Je me laisse toujours surprendre par les reproches d’autrui et mes arguments, très valables avant et après la dispute, me semblent, au cours de celle-ci, dénués de tout espèce d’intérêt.

Ajoutez à cela que ma grosse nature me rend inapte aux altercations mondaines, d’abord je concède trop et, soudain, je m’emporte ; alors, c’est plus fort que moi, je ne sais pas être insolent ; je deviens tout de suite grossier. D’une parole à l’autre les choses se gâtent et me portent à des extrémités que je déplore quand il est trop tard.

Cette fois les choses allaient plus vite que leur train. Le gaillard me connaissait pour m’avoir pratiqué : il m’accueillit sans ménagements, par un de ces paquets d’injures, qui, depuis la disparition du dernier cocher à gibus blanc font figure de souvenirs historiques. Du coup, je fus au point. Je gonflais sous l’azur de mon pyjama des épaules de déménageur, et m’avançant dans la pièce :

— Il faudrait me parler d’un autre ton, dis-je. En voilà des manières. Est-ce que tu crois avoir affaire à un galopin ?

J’ai cru qu’il devenait enragé. Il se mit à hurler :

— Salaud, salaud ! Voilà six mois que je te poursuis… Et tu oses entrer chez moi !…

— Chez toi !

— Oui, chez moi, dans la chambre de ma femme !

— Ça va, dis-je, pas tant de vacarme, car je te réponds que je n’aurai besoin de personne pour te flanquer dans l’escalier.

Il marcha sur moi la canne levée. Alors, de cette main que vous voyez là, je l’ai saisi au poignet, j’ai serré un peu et j’ai fait le geste de tourner une clé dans une serrure. La canne est tombée sur le tapis et mon homme a reculé, un peu plus blanc, en se frictionnant l’avant-bras.

C’est à ce moment que j’ai vu, pour la première fois de ma vie, combien les gens du monde vivent à l’imitation des cabotins à la mode. Mon adversaire se transforma brusquement. Ce n’était plus un mari écumant ; c’était un jeune premier. Il se redressa, glissa le bout de ses doigts dans les poches de son pantalon, prit un air détaché, et, les pieds fixés au sol, tournant le buste vers sa femme :

— Vous m’aviez juré, dit-il, que cet individu n’est pas votre amant ?

Elle était adossée à une commode, dans le fond de la chambre, pas tremblante le moins du monde. Je ne vous dirai pas qu’elle prenait du plaisir à cette scène. Mais je ne jure de rien : une femme est une femme, et les violences des mâles n’en font pas évanouir beaucoup, lorsqu’elles sont l’enjeu de la compétition. Elle se contenta de répondre :

— Si vous ne partez pas, je vais sonner.

— Faites.

— Mais où donc avez-vous été élevé, dit-elle. Vous tenez à ce que les domestiques me voient entre deux hommes, dont un en costume de nuit ?

Il se sentit honteux.

— J’ai tort, balbutia-t-il, pardonnez-moi.

Et il ajouta :

— Mais vous allez me suivre, Angèle, il le faut. Cela ne peut plus durer, comprenez que cela ne peut plus durer.

Il parlait d’un ton cassant, en maître, en époux protégé par les lois. Il ne reçut point de réponse, se tourna vers moi :

— Je vous crois, reprit-il, je vous crois tous deux. Tu es mon ami, un ami fidèle… Fais-lui comprendre… Il y eut un temps, très court et très long, durant lequel nos regards s’entrecroisèrent. Me trompais-je ? Dans ses yeux, à elle, je crus lire une sorte de provocation, ou, si l’on veut, d’encouragement ; alors, d’un ton ferme, je déclarai :

— Ton ami, oui. Mais je suis amoureux d’Angèle, voilà la vérité. Tu peux ricaner. Je l’aime et c’est ta faute. Si tu ne m’avais pas poussé de force dans ton ménage et chargé de la tâche, exaspérante à la fin, de le raccommoder après chacun de tes coups d’éclat, je n’aurais probablement jamais songé à te faire cocu. À présent, c’est ainsi que je te le dis : je n’ai plus en tête d’autre idée. S’il ne s’est rien passé entre elle et moi ce n’est certes pas faute de n’en avoir, en ce qui me concerne, exprimé le pressant désir. Tu vois que je suis franc. Quant à te dire que j’y renonce, comme ça, sans autre raison que ton bon plaisir, n’y compte pas. Nous pourrons, si bon te semble, nous égorger ou nous bosseler à coups de poings. Je suis ton homme. Mais je te conseille de t’accommoder de l’aventure. Angèle ne veut plus de toi. Elle ne veut pas encore de moi, mais cela peut venir. D’ici là je me considérerai, vis-à-vis de quiconque, comme un défenseur qu’elle a librement choisi. Prends-le comme il te plaira. Toutefois, je souhaite, en souvenir de notre jeunesse et d’une amitié qui eut ses beaux jours, que tu choisisses le parti d’un galant homme. J’ai dit.

Il hésita, prit sur le guéridon son feutre dont il creusa le pli par contenance et, se tournant vers sa femme, il demanda :

— Alors, le divorce ?

Elle se tut.

— C’est bien, dit-il encore.

Il nous salua, non sans une certaine impertinence, et sortit. Le bruit de ses pas s’éloigna. Nous entendîmes claquer la grille de l’ascenseur, un timbre retentit, puis une corne d’auto. — C’est fini, dit Angèle. Il ne reviendra plus, jamais, jamais… Ah ! mon pauvre gros !

Et elle se mit à sangloter éperdument en me faisant signe de la laisser seule.

Monsieur, je n’y comprends plus rien.