Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/13

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Hachette (p. 155-164).


XIII


terreur de madame bonard


Tout à coup, au tournant d’une haie, Frédéric poussa un cri étouffé.

alcide.

Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

frédéric, tremblant.

Je crois reconnaître maman, là-bas, là-bas, sur la route : elle est arrêtée à causer avec quelqu’un.

alcide.

Vite, derrière la haie ; ils nous tournent le dos, ils ne nous ont pas vu. »

Ils, se jetèrent tous deux à plat ventre, rampèrent à travers un trou de la haie et se blottirent derrière un épais fourré.

Pendant quelques instants ils n’entendirent rien ; puis un bruit confus de rires et de voix arriva jusqu’à eux, puis des paroles très distinctes.

« Comme vous marchez vite, madame Bonard ! Je puis à peine vous suivre ; ça me coupe la respiration.

madame bonard.

C’est que j’ai peur de faire attendre mon pauvre garçon, madame Blondel. Je lui avais promis d’être de retour avant midi, et voilà que j’entends sonner midi à l’horloge de la ville ; je ne serai pas revenue avant la demie.

madame blondel.

Ah bah ! il restera plus tard ce soir ; une demi-heure de perdue, ce n’est pas la mort.

madame bonard.

C’est qu’il n’est pas très docile, voyez-vous, madame Blondel ; il est capable de s’impatienter et de partir, laissant la ferme et les bestiaux à la garde de Dieu.

madame blondel.

Tout le pays est à la foire, il ne viendra personne.

madame bonard.

Et les chemineaux qui courent tout partout, qui volent, qui tuent même, dit-on !

madame blondel.

Laissez donc ! Tout ça, c’est des bourdes qu’on nous fait avaler… Mais nous voici arrivées ; nous n’avons pas rencontré Frédéric, il n’est donc pas parti. »

Elles entrèrent dans la cour de la ferme.

madame bonard.

Tiens ! où est donc Frédéric ? Je pensais le trouver

à la barrière.
madame blondel.

C’est qu’il est dans la maison, sans doute. »

Mme Bonard entra la première ; elle ôta son châle, le ploya proprement et voulut le serrer dans l’armoire. Elle poussa un cri qui épouvanta Mme Blondel.

madame blondel.

Qu’y a-t-il ? vous êtes malade ? Vous vous trouvez mal ? »

Mme Bonard s’appuya contre le mur ; elle était pâle comme une morte.

« Volés ! volés ! dit-elle d’une voix défaillante. L’armoire brisée ! la serrure arrachée ! »

Mme Blondel partagea la frayeur de son amie, toutes deux criaient, se lamentaient, appelaient au secours, mais personne ne venait ; comme l’avait dit Mme Blondel, tout le pays était à la foire.

Ce ne fut que longtemps après qu’elles visitèrent l’armoire et qu’elles s’assurèrent du vol qui avait été commis.

madame bonard.

Pauvre Julien ! tout son petit avoir ! Ils ont tout pris ! Je m’étonne qu’ils ne nous aient pas entièrement dévalisés ; ils n’ont touché ni aux robes ni aux vêtements.

madame blondel.

C’est qu’ils en auraient été embarrassés. Qu’auraient-ils fait du linge et des habits, qui auraient pu les faire découvrir ?

madame bonard.

Mais Frédéric, où est-il ?… Ah ! mon Dieu ! Frédéric,

mon pauvre enfant, où es-tu ?
madame blondel.

Il se sera blotti dans quelque coin.

madame bonard.

Pourvu qu’on ne l’ait pas massacré !

madame blondel.

Ah ! ça se pourrait ! Ces chemineaux, c’est si méchant ! Ça ne connaît ni le bon Dieu ni la loi. »

Mme Bonard, plus morte que vive, continua à crier, à appeler Frédéric, à courir de tous côtés, cherchant dans les greniers, dans les granges, dans les étables, les écuries, les bergeries. Son amie l’escortait, criant plus fort qu’elle, et lui donnant des consolations qui redoublaient le désespoir de Mme Bonard.

« Ah ! ils l’auront égorgé… ou plutôt étouffé, car on ne voit de sang nulle part… Quand je vous disais que ces chemineaux, c’étaient des démons, des satans, des riens du tout, des gueux, des gredins !… Et voyez cette malice ! ils l’auront jeté à l’eau ou enfoui quelque part pour qu’il ne parle pas. »

Après avoir couru, cherché partout, les consolations de Mme Blondel produisirent leur effet obligé ; Mme Bonard, après s’être épuisée en cris inutiles, fut prise d’une attaque de nerfs, que son amie chercha vainement à combattre par des seaux d’eau sur la tête, par des tapes dans les mains, par des plume brûlées sous le nez ; enfin, voyant ses efforts inutiles, elle reprit son premier exercice, elle poussa des cris à réveiller un mort. La force de ses poumons finit par lui amener du secours ;

Bonard, qui revenait tout doucement de la foire

Mme Bonard fut prise d’une attaque des nerfs.

après avoir bien, très bien vendu ses bestiaux,

entendit le puissant appel de Mme Blondel ; fort effrayé, il pressa le pas et entra hors d’haleine dans la maison. Peu s’en fallut qu’il ne joignît ses cris à ceux de Mme Blondel ; sa femme était étendue par terre dans une mare d’eau, le visage noirci et brûlé, les membres agités par des mouvements nerveux. Mais Bonard était homme : il agissait au lieu de crier ; il releva sa femme, l’essuya de son mieux, la coucha sur son lit, lui enleva ses vêtements mouillés, lui frotta les tempes et le front avec du vinaigre, et la vit enfin se calmer et revenir à elle.

Mme Bonard ouvrit les yeux, reconnut son mari et sanglota de plus belle.

bonard.

Qu’as-tu donc, ma femme, ma bonne chère femme ?

madame bonard.

Frédéric, Frédéric ! ils l’ont assassiné, égorgé, étranglé, enfoui dans un fossé.

bonard, avec surprise.

Frédéric ! Assassiné, étranglé ! Mais qu’est-ce que tu dis donc ? Je viens de le quitter riant comme un bienheureux dans un théâtre de farces, en compagnie de Julien, de M. Georgey et, ce que j’aime moins, d’Alcide ; mais M. Georgey a voulu les régaler tous et leur faire tout voir.

madame bonard, joignant les mains.

Dieu soit loué ! Dieu soit béni ! Mon bon Jésus, ma bonne sainte Vierge, je vous remercie ! Je

croyais que les voleurs l’avaient tué.
bonard.

Les voleurs ! Quels voleurs ? Mon Dieu, mon bon Dieu ! mais tu n’as plus ta tête, ma pauvre chère femme ! »

Mme Blondel prit la parole et lui expliqua ce qui avait causé leur terreur et le désespoir de Mme Bonard. La longueur de ce récit eut l’avantage de donner aux Bonard le temps de se remettre.

Mme Bonard se leva, se rhabilla, montra à son mari l’armoire et la serrure brisées. Ils firent des suppositions, dont aucune ne se rapprochait de la vérité, sur ce vol qu’ils ne pouvaient comprendre ; ils firent une revue générale à l’intérieur et au dehors ; bêtes et choses étaient à leur place. Quand ils arrivèrent au dindonnier et qu’ils eurent compté les dindons, les cris des femmes recommencèrent.

« Taisez-vous, les femmes, leur dit Bonard avec autorité ; au lieu de crier, remercions le bon Dieu de ce que nos pertes se bornent à deux dindes, à quelque argent, et que les craintes de ma femme ne se trouvent pas réalisées. »

Les femmes se turent. Bonard continua :

« D’ailleurs, ces dindes ne sont peut-être pas perdues ; elles se seront séparées dans le bois, et tu vas les voir revenir probablement avant la nuit. »

Mme Bonard, déjà heureuse de savoir son fils en sûreté, accepta volontiers l’espérance que lui offrait son mari.

Quant à la femme Blondel, le calme de Mme Bonard lui rendit bientôt le sien, qu’elle n’avait perdu qu’en apparence.

Mme Bonard, ayant complètement repris sa tranquillité d’esprit, commença à trouver mauvais que Frédéric fût parti avant son retour et eût livré la ferme et les bestiaux au premier venu.

« Et puis, dit-elle, on n’a jamais entendu parler de vol à l’intérieur dans aucune maison ; qu’est-ce qui a pu être assez hardi pour venir briser une porte et une serrure dans une ferme qu’on sait être habitée ?

madame blondel.

Et puis, comment aurait-on pu deviner qu’il y avait une somme d’argent dans cette armoire ?

madame bonard.

Et pourquoi s’est-on contenté de prendre l’argent et n’a-t-on pas emporté du linge et des habits ?

madame blondel.

Et si Frédéric n’est parti qu’à midi, comme vous le lui aviez recommandé, comment des voleurs ont-ils pu avoir le temps de commettre ce vol ?

madame bonard.

Et si les dindons ont été volés, comment ne les aurait-on pas tous emportés ?

madame blondel.

Et comment supposer que des voleurs se soient entendus pour venir dévaliser votre ferme, juste pendant la demi-heure où il n’y avait personne ?

madame bonard.

Et comment… ?

bonard.

Assez de suppositions, mes bonnes femmes ; quand nous parlerions jusqu’à demain, nous n’en serions pas plus savants. Frédéric reviendra avant la nuit ; nous allons savoir par lui ce qu’il a vu et entendu. Et demain j’irai porter ma plainte au maire et à la gendarmerie : ils sauront bien découvrir les voleurs. »

Cette assurance mit fin aux réflexions des deux amies. Mme Blondel continua son chemin pour se rendre au village, où elle alla de porte en porte raconter l’aventure dont elle avait été témoin.

Mme Bonard s’occupa des bestiaux et de la recherche de ses dindes perdues. Bonard alla soigner ses chevaux, faire ses comptes et calculer les profits inespérés qu’il avait faits de la vente de ses génisses, vaches et poulains.

Quand le travail de la journée fut terminé, le mari et la femme se rejoignirent dans la salle pour souper et attendre le retour de Frédéric et de Julien.