Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/14

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Hachette (p. 165-176).


XIV


dîner au café


Pendant ces agitations de la ferme, Frédéric et Alcide avaient rejoint à la ville M. Georgey et Julien. Ils ne reconnurent pas Julien au premier coup d’œil. M. Georgey lui avait acheté un habillement complet en beau drap gros bleu, un chapeau de castor, des souliers en cuir verni ; il avait l’air d’un monsieur.

Le premier sentiment des deux voleurs fut celui d’une jalousie haineuse de ce qu’ils appelaient son bonheur ; le second fut un vif désir d’obtenir de M. Georgey la même faveur.

alcide.

Comment, c’est toi, Julien ? Qu’est-ce qui t’a donné ces beaux habits ? Je n’en ai jamais eu d’aussi beaux, moi qui suis bien plus riche que toi !

frédéric.

Es-tu peureux d’être si bien vêtu ! Je serais bien content que mes parents m’eussent traité aussi bien que toi. Mais ils ne me donnent jamais rien ; ils ne m’aiment guère, et je suis sans le sou comme un pauvre.

m. georgey.

C’était lé pétite Juliène soi-même avait acheté tout. »

Julien voulut parler. M. Georgey lui mit la main sur la bouche.

m. georgey.

Toi, pétite Juliène, pas dire une parole. Jé pas vouloir. Jé voulais silence.

alcide.

Je parie, Monsieur, que c’est vous qui avez tout payé. Vous êtes si bon, si généreux !

frédéric.

Et vous aimez tant à donner ! Et on est si heureux quand vous donnez quelque chose !

m. georgey.

C’était lé vérité vrai ? Alors moi donner quelque chose à vous si vous être plus jamais malhonnêtes. Vous trois venir après mon dos. Jé donner dans lé minute. Pétite Juliène, toi mé diriger pour une excellente dîner. Et après, jé donner un étonnement, une surprise à les deux.

alcide.

J’ai un de mes cousins qui tient un excellent café, Monsieur. Si vous voulez me suivre, je vous

y mènerai.
m. georgey.

No. Moi voulais suivre pétite Juliène. Marchez, Juliène. »

Julien obéit ; il marcha devant ; les deux autres suivirent M. Georgey, et tous les quatre arrivèrent à un des meilleurs cafés de la ville. M. Georgey prit place à une table de quatre couverts ; ses compagnons s’assirent auprès et en face de lui.

m. georgey.

Garçone !

un garçon.

Voilà, M’sieur ! Quels sont les ordres de M’sieur ?

m. georgey.

Un excellent dîner.

le garçon.

Que veut Monsieur ?

m. georgey.

Tout quoi vous avez.

le garçon.

Nous avons des potages aux croûtes, au vermicelle, à la semoule, au riz. Lequel demande M’sieur ?

m. georgey.

Toutes.

le garçon, étonné.

Combien de portions, M’sieur ?

— Houit. Deux dé chacune. »

Le garçon, de plus en plus surpris, apporta deux portions de chaque potage.

m. georgey.

Deux à moi Georgey, deux à pétite Juliène, deux à les autres. »

Le garçon posa devant M. Georgey et les trois garçons les assiettées de potages.

m. georgey.

Mange, pétite Juliène ; mangez, les autres.

julien.

Monsieur…, Monsieur…, mais… c’est beaucoup trop.

m. georgey, d’un ton d’autorité.

Mange, pétite Juliène ; jé disais mange. »

Julien n’osa pas désobéir, il mangea ; les deux autres convives en firent autant.

m. georgey.

Garçon.

le garçon.

Voilà, M’ sieur.

m. georgey.

Quoi vous avez ?

le garçon.

Du bouilli, du filet aux pommes, du dindon…

— Oh ! yes ! vous donner lé turkey ; et pouis du claret (bordeaux) blanc, rouge ; bourgogne blanc, rouge. »

Le garçon apporta deux ailes de dindon et quatre bouteilles du vin demandé.

m. georgey.

Quoi c’est ? deux bouchées pleines ! Jé voulais une turkey toute… Vous pas comprendre. Une turkey, une dindone toute, sans couper aucune chose. »

Et il avala du vin que lui versa Alcide ; M. Georgey remplit le verre de Julien.

« Toi boire, pétite Juliène », dit-il en vidant son verre, qu’Alcide s’empressa de remplir de nouveau, tandis que Frédéric remplissait celui de Julien.

Le garçon, émerveillé, alla chercher une dinde entière. M. Georgey donna à Frédéric et à Alcide les deux portions apportées d’abord, coupa le dindon entier, en mit une aile énorme devant Julien, et mangea le reste sans s’apercevoir que toute la salle et les garçons le regardaient avec étonnement.

m. georgey.

Garçone !

le garçon.

Voilà, M’sieur !

m. georgey.

Quoi vous avez ?

le garçon.

Des perdreaux, du chevreuil…

m. georgey.

Oh ! yes ! Moi voulais perdreaux six ; chévrel, un jambe.

le garçon.

M’sieur veut dire une cuisse ?

m. georgey.

Oh ! dear ! shocking ! Moi pas dire cé parole malpropre. On disait un jambe. »

Le garçon alla exécuter sa commission au milieu d’un rire général. Quand les plats demandés furent apportés, M. Georgey donna un perdreau à Julien, un à Frédéric et à Alcide, et en mangea lui-même trois. Il avala d’un trait la bouteille de vin qu’il avait devant lui, après en avoir versé dans le verre de Julien, coupa trois tranches de chevreuil qu’il passa à ses convives, et mangea le reste. Alcide remplissait sans cesse le verre de l’Anglais, qui buvait sans trop savoir ce qu’il avalait. Alcide commença à mélanger le vin blanc au vin rouge pour le griser plus sûrement. Julien buvait le moins qu’il pouvait.

M. Georgey appela :

« Garçone !

le garçon.

Voilà, M’sieur !

m. georgey.

Apportez vitement Champagne, madère, malaga, cognac. Vitement ; j’étouffais, j’avais soif. »

M. Georgey ne s’apercevait pas du manège d’Alcide, du mélange des vins, et du nombre de verres qu’il lui versait sans cesse.

Le reste du dîner fut à l’avenant ; M. Georgey demanda encore des bécasses, des légumes, quatre plats sucrés, des fruits de diverses espèces, des compotes, des macarons, des biscuits, un supplément de vin.

Quand il demanda la carte, qui était de quatre-vingt-dix francs, il dit :

« C’était beaucoup, mais c’était une bonne cuisson. Moi revenir… Voilà. »

Il posa sur la table cent francs, se leva et se dirigea vers la porte en chancelant légèrement.

le garçon.

Si M’sieur veut attendre une minute, je vais apporter la monnaie à M’sieur.

m. georgey.

Moi attendais jamais. »

Et il sortit. Julien le suivit, chancelant plus que l’Anglais. Alcide dit au garçon :

« Apportez-moi le reste ; c’est moi qui lui garde sa monnaie. »

Le garçon rapporta à Alcide les dix francs restants ; celui-ci les mit dans sa poche.

le garçon.

Et le garçon, M’sieur ?

alcide.

C’est juste. Frédéric, donne-moi deux sous. »

Frédéric les lui donna ; Alcide les mit dans la main du garçon, qui eut l’air fort mécontent et qui grommela :

« Quand je verrai le maître, je lui dirai la crasserie de ses valets. »

Malgré que M. Georgey fût habitué à boire copieusement, la quantité de vin qu’il avait avalé et le mélange des vins firent leur effet : il n’avait pas ses idées bien nettes. Julien, qui ne buvait jamais de vin, se sentit mal affermi sur ses jambes ; ils marchaient pourtant, suivis de Frédéric et d’Alcide ; plus habitués au vin et plus sages que Julien, ils avaient peu bu et conservaient toute leur raison. Ils dirigèrent la marche du côté du théâtre, où ils firent entrer M. Georgey et Julien. Alcide paya les quatre places, se promettant bien de rattraper son argent avec profit. C’était là que les avait vus Bonard entre deux et trois heures de l’après-midi. On jouait des farces ; tout le monde riait. Après les farces vint une pièce tragique. Alcide profita de l’attention des spectateurs, dirigée sur la scène, et de l’assoupissement de M. Georgey et de Julien, pour glisser doucement sa main dans la poche de l’Anglais et en retirer une poignée de pièces d’or, qu’il mit dans son gousset, après en avoir glissé une partie dans la poche de Julien.

« Pourquoi fais-tu cela ? demanda Frédéric.

alcide.

Chut ! tais-toi. Je te l’expliquerai tout à l’heure. »

La pièce continua ; quand elle fut finie et que chacun se leva pour quitter la salle, M. Georgey et Julien dormaient profondément. Personne n’y fit attention ; la salle se vida. Alcide et Frédéric étaient partis.

Vers huit heures du soir, la salle s’éclaira et commença à se remplir une seconde fois. M. Georgey se réveilla le premier, se frotta les yeux, chercha à se reconnaître, se souvint de tout et fut honteux de s’être enivré devant trois jeunes garçons et surtout devant Julien, dont il devait être le maître et le protecteur à partir du lendemain.

Il chercha Julien ; il le vit dormant paisiblement près de lui.

« Quoi faire ? se demanda-t-il. Quel racontement je lui dirai ! Quoi dire ! Quoi j’expliquerai ! Pauvre pétite Juliène ! C’était moi qui lui avais donné lé boisson !… Jé suis très terriblement en punissement ! »

Pendant qu’il rougissait, qu’il s’accusait, qu’il secouait légèrement Julien, celui-ci fut réveillé par le bruit que faisaient les arrivants et par les efforts de M. Georgey. Il regarda de tous côtés, vit M. Georgey debout, sauta sur ses pieds.

« Me voilà, M’sieur. Je vous demande bien



M. Georgey et Julien dormaient profondément.

pardon, M’sieur. Je ne sais ce qui m’a pris. Je suis

prêt à vous suivre, M’sieur. »

M. Georgey se leva sans répondre ; il sortit, suivi de Julien. Il faisait déjà un peu sombre, mais la lune se levait ; la route était encombrée de monde ; M. Georgey marchait sans parler.

« M’sieur, lui dit enfin Julien, je vois que vous êtes fâché contre moi… Je vous demande bien pardon, M’sieur. Je sais bien que j’ai eu tort. Je ne bois jamais de vin, M’sieur ; je n’aurais pas dû en accepter autant. Je vous assure, M’sieur, que je suis bien honteux, bien triste. Jamais, jamais je ne recommencerai, M’sieur. Je vous le jure.

m. georgey.

Pauvre pétite Juliène ! Moi pas du tout en colère, pauvre pétite. Seulement, de moi-même j’étais furieuse et j’étais en rougissement. Jé avais fait une actionnement mauvaise, horrible ; j’étais une stupide créature ; et toi, povre pétite Juliène, pas mal fait, pas demander excuse, pas rien dire mauvais pour toi-même. Voilà lé barrière de Mme Bonarde ; bonsoir, good bye, little dear ; bonsoir. Jé revenir demain. »