Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/18

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Hachette (p. 209-224).


XVIII


colère de bonard


Frédéric et Alcide restaient devant la porte de M. Georgey, muets et consternés : Frédéric pleurait ; Alcide, les poings fermés, les yeux étincelants de colère, réfléchissait au moyen de se tirer d’affaire en jetant tout sur Frédéric.

frédéric.

Qu’allons-nous devenir, mon Dieu, si M. Georgey va tout raconter à nos parents ! Donne-moi un bon conseil, Alcide, toi qui m’as entraîné à mal faire et qui as toujours de bonnes idées pour t’excuser.

alcide.

J’en ai une pour moi ; je n’en ai pas pour toi.

frédéric.

Comment, tu vas m’abandonner, à présent que

je suis dans la crainte, dans la désolation !
alcide.

Je m’embarrasse bien de toi. Tu es un imbécile, un lâche. C’est ta sotte figure effrayée qui a attiré l’attention des gendarmes et qui nous a fait prendre. Maudit soit le jour où je t’ai mis de moitié dans mes profits !

frédéric.

Et maudit soit le jour où je t’ai écouté, où je t’ai aidé dans tes voleries ! Sans toi, je serais heureux et gai comme Julien ; je n’aurais peur de personne et je serais aimé de mes parents comme jadis.

alcide.

Vas-tu me laisser tranquille avec les jérémiades. Va-t’en chez toi, tu n’as que faire ici. »

Au moment où il disait ces mots, un seau d’eau lui tomba sur la tête et il entendit une voix qui disait :

« Coquine ! Canaille ! »

Alcide, suffoqué d’abord par l’eau, ne put rien distinguer ; mais, un instant après, il se tourna de tous côtés et ne vit rien ; il leva les yeux vers la fenêtre de M. Georgey : elle était fermée, le rideau était baissé, on n’y voyait même pas de lumière. Il était seul. Frédéric même avait disparu. Surpris, un peu effrayé, il prit le parti de rentrer chez lui et de se coucher ; l’horloge du village sonnait deux heures.

Frédéric courait de toute la vitesse de ses jambes pour arriver chez ses parents, qu’il croyait trouver endormis depuis longtemps. Il ouvrit la barrière, se dirigea vers l’écurie, où il comptait passer la nuit, et vit, à sa grande frayeur, de la lumière dans la



Un seau d’eau tomba sur la tête d’Alcide.


salle, dont la porte était ouverte. Il n’y avait pas moyen d’éviter une explication.

« Je vais tâcher, pensa-t-il, de faire comme Alcide ; l’effronterie lui réussit toujours. »

Il entra. Mme Bonard poussa un cri de joie ; Bonard, qui sommeillait les coudes sur la table, se réveilla en sursaut.

frédéric.

Comment, mes pauvres parents, vous m’attendez ? J’en suis désolé ; si j’avais pu le deviner, je ne me serais pas laissé entraîner par la dernière représentation au théâtre ; et puis ce bon M. Georgey, avec lequel je suis revenu, m’a fait manger dans un excellent café. Tout cela m’a attardé ; je vous croyais couchés depuis longtemps et bien tranquilles sur mon compte.

madame bonard.

Pendant que tu t’amusais, Frédéric, nous nous faisions du mauvais sang nous nous tourmentions, te croyant seul avec ce mauvais sujet d’Alcide, car M. Georgey nous avait ramené Julien vers neuf heures. »

Frédéric parut troublé ; la mère pensa que c’était le regret de les avoir inquiétés.

bonard.

Et sais-tu ce qui nous est arrivé pendant que tu t’amusais ? »

Frédéric ne répondit pas.

bonard.

Nous avons été volés… Tu ne dis rien. Tiens, regarde l’armoire, on l’a brisée ; on a pris l’argent du pauvre Julien ; on a emporté nos deux plus belles dindes. Pourquoi es-tu parti avant le retour de ta mère ?… Mais parle donc ! Tu es là comme un oison, à écarquiller tes yeux. Qui est le voleur ? Le connais-tu ? l’as-tu vu ?

frédéric.

Je n’ai rien vu. Je ne sais rien ; j’étais parti… Je croyais… Je ne savais pas.

bonard.

Va te coucher. Tu m’impatientes avec ta figure hébétée. Demain tu t’expliqueras. M. Georgey t’aura fait boire comme ce pauvre Julien. Va-t’en. »

Frédéric ne se le fit pas répéter ; il alla dans sa chambre, plus inquiet encore que lorsqu’il était arrivé. Il se coucha, mais il ne put dormir. Au petit jour il tendit l’oreille, croyant toujours entendre M. Georgey. L’heure de se lever était arrivée ; Bonard alla soigner les chevaux ; Julien, levé depuis longtemps, l’aidait de son mieux ; Frédéric n’osait quitter son lit et faisait semblant de dormir.

Enfin, vers huit heures, sa mère entra, le secoua. Frédéric, feignant d’être éveillé en sursaut, sauta à bas de son lit.

frédéric.

Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Les voleurs ?

madame bonard.

Il faut te lever, Frédéric. Ton père a déjeuné avec nous, puis il est parti pour aller faire sa déclaration à la ville. Voyons, habille-toi et viens manger ta soupe. »

Frédéric se leva. Il n’avait pas prévu que son père porterait plainte du vol commis à la ferme ; toutes ses craintes se réveillèrent. Il tremblait, ses dents claquaient.

madame bonard.

Quelle drôle de mine tu as ! De quoi as-tu peur ?

frédéric.

De rien, de rien. Ce n’est pas moi qui vous ai volés. Ce sont les chemineaux.

madame bonard.

Comment le sais-tu ? Tu les as donc vus ?

frédéric.

Je n’ai rien vu. Comment les aurais-je vus ? De quoi aurais-je peur ? Où est Julien ? Est-ce que M. Georgey est venu ?

madame bonard.

Non. Pourquoi viendrait-il ?

frédéric.

Pour le vol. Vous savez bien.

madame bonard.

Mais en quoi cela regarde-t-il M. Georgey ?

frédéric.

Je n’en sais rien. Est-ce que je peux savoir ? Puisque je n’y étais pas.

madame bonard.

Tiens, tu ne sais pas ce que tu dis. Viens manger ta soupe, il est tard.

frédéric.

Je n’ai pas faim.

madame bonard.

Tu es donc malade ? Tu es pâle comme un mort ? Voilà ce que c’est que de trop s’amuser et rentrer si tard. Viens manger tout de même. Il ne faut pas rester à jeun, tu prendrais du mal ; l’appétit te viendra en mangeant. »

Frédéric, obligé de céder, suivit sa mère et trouva Julien qui balayait la salle et rangeait tout. Ils se regardèrent tous deux avec méfiance. Frédéric craignait que Julien n’eût deviné quelque chose ; Julien avait réellement des soupçons, qu’il ne voulait pas laisser paraître.

Frédéric finissait sa soupe quand M. Georgey parut. Julien courut à lui.

« Je suis content de vous voir, Monsieur. Hier soir, en me déshabillant, j’ai trouvé beaucoup de pièces d’or dans la poche de mon habit : elles ne sont pas à moi. Elles doivent être à vous ; j’étais tout près de vous, je pense que vous vous êtes trompé de poche ; au lieu de mettre dans la vôtre, vous avez mis dans la mienne.

m. georgey.

No, no, jé n’avais mis rien ; jé n’avais touché rien. Jé avais dormi comme toi, povre pétite Juliène. Jé comprénais, jé savais. C’était lé malhonnête, les coquines Alcide, Fridric ; ils avaient volé moi et mis une pétite somme dans lé gilet de toi, pour dire : C’était Juliène le voleur de Georgey. »

Mme Bonard ne pouvait en croire ses oreilles ; elle tremblait de tout son corps.

m. georgey.

Où Master Bonard ? Jé avais à dire un terrible histoire à lui et à povre Madme Bonarde… Ah ! lé voilà Master Bonard. Venez vitement. Jé avais à dire à vous votre Fridric il était un voleur horrible ; Alcide, une coquine davantage horrible, abominable. »

Bonard, qui venait d’entrer, devint aussi tremblant que sa femme ; Frédéric, ne pouvant s’échapper, était tombé à genoux au milieu de la salle, Julien était consterné. Personne ne parlait.

M. Georgey raconta de son mieux ce qui lui était arrivé depuis qu’ils avaient rencontré Alcide et Frédéric. Il dit comment il avait trouvé sa poche vidée en rentrant chez lui ; comment il était retourné à la ville pour porter plainte ; qu’en cherchant Alcide et Frédéric, il avait été encore volé par deux jeunes gens qu’on avait arrêtés, et sur lesquels on avait trouvé sa montre, sa bourse et une autre montre dont les gendarmes cherchaient le propriétaire, et qui était celle qu’Alcide et Frédéric venaient d’acheter.

Il parla avec émotion de sa douloureuse surprise quand il avait vu Frédéric amené par des gendarmes en compagnie d’Alcide ; quand il avait vu Frédéric ayant dans sa poche une chaîne d’or et des guinées qui étaient précisément celles qu’on lui avait volées à lui Georgey.

Il raconta sa généreuse résolution de sauver l’honneur de ses amis Bonard. Il avait dû en même temps, quoique à regret, certifier l’innocence d’Alcide, puisque les deux garçons avaient été arrêtés ensemble ; il expliqua comment il avait déclaré leur avoir tout donné et comment, après cette déclaration, il les avait emmenés avec lui. Il raconta comment Alcide avait dû couler des pièces d’or dans la poche de Julien pour rejeter le vol sur lui.

« J’avais dit toutes les choses horribles au papa Alcide, ajouta M. Georgey. Le papa avait donné à Alcide un bâtonnement si terrible, que lé misérable il était resté couché sur la terre. Je croyais Fridric pas si horrible ; il avait écouté l’Alcide abominable. Jé croyais il avait du chagrinement, du repentissement ; qu’il ferait plus jamais une volerie si méchant. Mais j’avais dit à vous, pour que le povre Madme Bonarde, et vous Master Bonard, vous savoir comment a fait votre garçone. C’était très fort vilaine, et lé pauvre Juliène avoir rien fait mauvais. Ce n’était pas sa faute avoir pris beaucoup dé boisson dé vin ; c’était moi lé criminel, lé malheureuse, avoir fait ivre lé pauvre pétite. J’avais donné méchant exemple au pétite. J’avais une honte terrible, j’avais un chagrinement horrible ; jé prenais résolution jamais boire davantage plus un seul bottle vin. Jé promettais, jé assurais, jé jurais. Un seul bouteille. J’avais fait jurement à mon cœur. »

Mme Bonard sanglotait. Bonard avait laissé tomber sa tête dans ses mains et gémissait. Frédéric, atterré, plus pâle qu’un linge, s’était affaissé sur ses genoux et n’osait bouger. Julien pleurait en silence.

M. Georgey les regardait avec pitié.

« Povres parents ! j’avais devoir de parler. Pour les turkeys, moi j’avais rien dit ; et moi avais fait découverte que les deux étaient pétites voleurs. J’avais croyance qué plus jamais voler des turkeys, et j’avais acheté tous les turkeys pour empêchement voler eux. Mais je ne pouvais pas faire un cachement d’hier ; c’était trop mauvais.

— Et le vol de l’armoire ! s’écria tout à coup Bonard en s’élançant sur Frédéric et le saisissant par les cheveux : dis, parle ; avoue, scélérat !

— C’est Alcide, répondit Frédéric d’une voix défaillante.

bonard.

Tu l’as vu ; tu le savais !

— J’y étais, répondit Frédéric de même.

bonard.

Pourquoi as-tu brisé au lieu d’ouvrir ?

frédéric.

C’est Alcide, pour faire croire que c’étaient les voleurs.

bonard, avec désespoir.

Et moi qui ai porté plainte ! Et les gendarmes qui vont venir ! Et mon nom qui sera déshonoré ! Misérable, indigne de vivre ! je ne peux plus te voir ; je ne veux pas être déshonoré par toi ! Et ta pauvre mère ? Montrée au doigt ! Mère d’un voleur ! Voleur ! Voleur ! Mon fils voleur ! »

Et Bonard, fou d’épouvante et de douleur, saisit une lourde pince, et, levant le bras, allait le frapper d’un coup peut-être mortel, lorsque M. Georgey, s’élançant sur lui, l’étreignit de ses bras vigoureux, et, malgré sa résistance, l’entraîna dans la chambre voisine. Frédéric était tombé sans connaissance ; Julien soutenait Mme Bonard, à moitié évanouie sur sa chaise.

L’Anglais avait fermé à double tour la porte de la chambre, de peur que Bonard ne lui échappât.

m. georgey.

Craignez pas, povre créature ; pas de déshonorement ; moi tout arranger ; moi dire comme hier C’était moi.

bonard.

C’est impossible, impossible ; on va faire une enquête ; je ne veux pas qu’on vous croie un voleur, un scélérat ! Personne ne le croirait, d’ailleurs. Vous, riche, briser un meuble pour voler un pauvre homme ! C’est impossible ! Personne ne vous croirait.

m. georgey.

Croirait très parfaitement. Jé disais : Moi Georgey voulais habillement joli de pétite Juliène pour lé foire. Moi Georgey pas trouvé lé clé. Moi Georgey beaucoup fort entêté, moi voulais ; jé voulais habillements. Moi Georgey riche. Moi casser fermeture, moi prendre habillements et argent pour amuser pétite Juliène et les autres, car moi oublier emporter jaunets dans ma poche. Moi révenir de foire trop tardivement hier. Moi révenir en lé jour d’aujourd’hui pour raconter, demander excuse et faire payement pour dédommager. Et jé fais payement avec les jaunets du pocket dé la pétite Juliène. C’était très bien, ça. Moi payer bon dîner à gendarmes et tout sauvé. »

À mesure que M. Georgey parlait, le visage de Bonard s’éclaircissait. Quand M. Georgey eut terminé son explication, le pauvre Bonard, rempli de reconnaissance, se précipita à genoux devant le généreux Anglais, et, joignant les mains, s’écria :

« Oh ! monsieur, vous me sauvez plus que la vie ! Vous sauvez notre honneur à tous ! Vous sauvez mon misérable fils ! Vous me sauvez d’un crime ! Je n’aurais pu le voir sans le maudire, sans le tuer peut-être. Oh ! Monsieur, soyez béni ! Toute ma vie je vous bénirai comme mon bon ange, mon sauveur !



M. Georgey étreignit Bonard des bras vigoureux. (Page 219.)

m. georgey.

No, no, my dear ! c’était trop pour une povre homme solitaire, ridicoule. Jé savais que jé faisais des sottises, beaucoup, que les autres riaient de moi. Jé savais. Jé savais. Ils faisaient justice. »

Quand Bonard fut tout à fait remis, M. Georgey lui permit de rentrer dans la salle pour consoler et rassurer Mme Bonard.

« Quant à Frédéric, dit Bonard, faites-le partir, que je ne le voie plus.

m. georgey.

No, Master Bonarde, c’était pas bon, c’était mauvais. Fridric très désolé. Fridric très fort repentissant ; Fridric toujours votre garçon. Vous lui gronder pour vous faire agrément ; vous lé taper un peu, mais faut pas chasser ; c’était mauvais, c’était méchanceté. Voyez bon Dieu, pardonnait toujours. Vous, papa comme bon Dieu, et vous pardonner. Entrez vitement. »

M. Georgey ouvrit la porte, poussa dans la salle Bonard, qui hésitait encore. Frédéric était toujours étendu sans mouvement. Julien était occupé de Mme Bonard, qui continuait ses sanglots. Bonard alla à elle.

« Rassure-toi, console-toi, ma pauvre femme, il n’y aura pas de déshonneur ni d’enquête. Notre sauveur, le généreux M. Georgey, a tout arrangé. »

Bonard lui expliqua les intentions de M. Georgey. Quand Mme Bonard eut bien compris la généreuse résolution de l’Anglais, elle, à son tour, se jeta à ses pieds, lui embrassa les genoux, lui adressa les remercîments les plus touchants. Le pauvre M. Georgey cherchait en vain à terminer une scène qui l’embarrassait ; il n’y put parvenir qu’en lui montrant le corps de son fils étendu sur le plancher.

« Et je l’avais oublié dans mon chagrin ! » s’écria Mme Bonard en s’élançant sur le corps inanimé de son fils.

Avec l’aide de Julien et de M. Georgey, Frédéric fut relevé, déshabillé, couché, frictionné de vinaigre ; il ouvrit enfin les yeux, regarda d’un air effaré les personnes qui l’entouraient ; en jetant les yeux sur son père, il poussa un cri d’effroi, se débattit un instant et perdit encore connaissance.

« Master Bonarde pas rester, dit M. Georgey, Fridric avait un épouvantement très gros. Madme Bonarde seule rester avec pétite Juliène. »