Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/17

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Hachette (p. 199-208).


XVII


les gendarmes et m. georgey


« Qu’est-ce qui se passe donc par là, sur le champ de foire ? » demanda Frédéric qui avait repris de la gaieté depuis qu’il s’était débarrassé de sa montre et de la chaîne. « On dirait que les gendarmes ont arrêté quelqu’un.

alcide.

Allons voir, tout le monde y court ; il doit y avoir quelque chose de curieux. »

Ils se dépêchèrent et vinrent se mêler à la foule.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Alcide à un brave homme qui parlait et gesticulait avec animation.

l’homme.

Ce sont deux vauriens que les gendarmes viennent d’arrêter au moment où ils enlevaient la montre d’un drôle d’original qui baragouine je ne sais quelle langue. On ne le comprend pas, et lui-même ne comprend guère mieux ce qu’on lui demande. »

Ils avancèrent ; Alcide se haussa sur la pointe des pieds et vit avec effroi que l’original était M. Georgey, et que les voleurs étaient ses deux aimables compagnons.

« Sauvons-nous, dit-il à Frédéric ; c’est M. Georgey et les deux gredins qui m’ont probablement aussi volé ma montre. Si l’Anglais nous voit, il va nous appeler ; nous serions perdus. »

Frédéric voulut s’enfuir ; Alcide le retint fortement.

« Doucement donc, maladroit, tu vas nous faire prendre si tu as l’air d’avoir peur ; suis-moi ; ayons l’air de vouloir nous faufiler d’un autre côté. »

Ils parvinrent à sortir de la foule ; pendant qu’ils échappaient ainsi au danger qui les menaçait, Alcide trouva moyen de couler dans la poche de Frédéric la seconde chaîne et l’or et l’argent qui lui restaient. Quand ils se furent un peu éloignés, ils pressèrent le pas.

En passant devant un café très éclairé, Alcide regarda à sa montre l’heure qu’il était.

« Onze heures ! dit-il. Rentrons vite. »

Mais au même moment il se sentit saisir au collet. Il poussa un cri lorsqu’en se retournant il vit un gendarme. Frédéric, qui marchait devant, fit une exclamation :

« Les gendarmes ! »

Et il courut plus vite. Un instant après, il se sentit arrêter à son tour.

le gendarme.

Ah ! tu te sauves devant les gendarmes, mon garçon : mauvais signe ! Il faut que tu viennes avec ton camarade, qui a une si belle montre avec une si belle chaîne ; le tout est mal assorti avec sa redingote de gros drap et ses souliers ferrés.

frédéric.

Lâchez-moi, Monsieur le gendarme. Je suis innocent, je vous le jure. Je n’ai rien sur moi, ni montre, ni chaîne.

le gendarme.

Nous allons voir ça, mon mignon ; tu vas venir avec nous devant M. l’Anglais, qui a déclaré avoir été volé de tout son or, de sa montre et de sa chaîne. »

Frédéric tremblait de tous ses membres, le gendarme le soutenait en le traînant. Alcide, non moins effrayé, payait pourtant d’effronterie ; il soutenait que sa montre et sa chaîne lui avaient été données par l’excellent M. Georgey ; il indiquait l’horloger qui la lui avait vendue, le bijoutier qui venait de lui vendre sa chaîne.

Son air assuré, ses indications si précises, ébranlèrent un peu les gendarmes ; celui qui l’escortait lui dit avec plus de douceur :

« Eh bien, mon ami, si tu es innocent, ce que nous allons savoir tout à l’heure, tu n’as rien à craindre des gendarmes. Nous voici près d’arriver. M. Georgey, comme tu l’appelles, saura bien te reconnaître et nous dire que tu ne lui as rien volé, non plus que ton camarade, qui dit avoir les poches vides. »

Ils arrivaient en effet devant le commissaire de police qui venait constater le vol. Quand les gendarmes eurent amené devant lui les deux amis, il commanda qu’on les fouillât. Alcide n’avait rien de suspect, mais Frédéric, qui avait protesté n’avoir rien dans ses poches, poussa un cri de détresse quand le gendarme retira de la poche de côté de sa redingote une chaîne et plusieurs pièces d’or et d’argent.

« Tu es plus riche que tu ne le croyais, mon garçon », lui dit le gendarme.

L’exclamation de Frédéric attira l’attention de M. Georgey ; il se retourna, reconnut Frédéric et Alcide, et s’écria :

« Lé pétite Bonarde ! Oh ! my goodness ! »

Le pauvre M. Georgey resta comme pétrifié.

le gendarme.

Veuillez, Monsieur, venir reconnaître si l’or et la chaîne que nous avons trouvés dans la poche de ce garçon sont à vous. »

M. Georgey s’approcha. Il jeta un coup d’œil sur les pièces d’or, qui étaient des guinées anglaises. C’étaient les siennes, il n’y avait pas à en douter. Que faire ! La pauvre Mme Bonard et son mari se trouvaient déshonorés par le vol de leur fils ! Son parti fut bientôt pris. Il fallait sauver l’honneur des Bonard.

« Jé connaissais, c’était lé pétite Bonarde. J’avais donné les jaunets au pétite Bonarde et lui avais acheté lé chaîne. C’était très joli,… ajouta-t-il en examinant la chaîne. Jé savais, jé connaissais. Lui venir avec moi, jé donnais tout.

le gendarme.

Et l’autre garçon, Monsieur ? N’est-ce pas votre montre et votre chaîne qu’il a dans son gousset ?

m. georgey.

No, no, c’était une donation. J’avais donné, j’avais donné tout. No, no, ma horloge pas comme ça. Une chiffre. Une couronne baronnet. C’étaient les deux grands coquins avaient volé. J’étais sûr, tout à fait certain. »

On amena les deux voleurs devant M. Georgey, et on lui présenta la montre et le porte-monnaie avec lesquels ils se sauvaient quand ils furent arrêtés.

m. georgey.

C’était ça ! C’était ma horloge ! Jé connais. Voyez voir, chiffre G. G. ; ça était pour dire : George Georgey. Voyez voir, couronne baronnet ; c’était moi, sir Midleway… C’était très fort visible… Le porte-argent, c’était mon. Jé connais. C’était mon petit nièce avait fait. Voyez voir, G. G., c’était pour dire : George Georgey. Couronne baronnet, ça était pour dire sir Midleway… Jé connais ; c’était Alcide, ça. Laissez, laissez tous les deux garçons, jé emmener eux ; il était noir, il était moitié la nuit. Good bye, sir. Venez, Alcide ; Fridric, marchez avant moi. »

Les deux voleurs, trop heureux d’en être quittes à si bon marché, ne se firent pas répéter l’ordre de M. Georgey ; s’échappant du milieu de la foule, ils rejoignirent l’Anglais et marchèrent devant lui en silence.

Quand ils furent hors de la ville, Alcide, qui avait retrouvé son effronterie accoutumée, commença à vouloir s’excuser aux yeux de M. Georgey.

« Vous êtes bien bon, Monsieur, d’avoir défendu Frédéric et moi contre ces méchants gendarmes…

m. georgey.

Tenez vos langue, malhonnête, voleuse ; je vous défendais les paroles.

alcide.

Mais, Monsieur, je vous assure…

m. georgey.

Je disais : tenez lé langue. Jé voulais pas écouter votre voix horrible : voleur, gueuse, grédine. Moi tout dire à Madme Bonarde, à Master Bonarde, à papa Alcide. Ah ! tu avais volonté volé moi ! Tu croyais Georgey une imbécile comme toi ! Tu croyais moi disais des excuses pour toi ? Moi savoir tout ; moi parler menteusement pour Madme Bonarde, par lé raison de Fridric voleur avec toi. Moi avoir pitié povre Madme Bonarde. Moi savoir Madme Bonarde, Master Bonarde, moree pour la honte de Fridric. Voilà comment moi avoir parlé contrairement au vérité. Et toi, coquine, mé rendre à la minute lé montre, lé chaîne, lé guinées tu avais volé à moi Georgey.

alcide.

C’est Frédéric, Monsieur, ce n’est pas moi…

m. georgey.

Menteuse ! gredine ! Donner sur lé minute à moi tout le volement. »

M. Georgey saisit Alcide, qui se débattit


Alcide fut vite calmé par les coups de poing du vigoureux Anglais. (Page 207.)

violemment, mais qui fut bien vite calmé par les coups

de poing du vigoureux Anglais. La montre et sa chaîne passèrent en un instant de la poche d’Alcide dans celle de M. Georgey. Frédéric n’attendit pas son tour et remit lui-même en sanglotant la chaîne et tout l’or et l’argent que lui avait rendus le gendarme.

« Oh ! Monsieur, s’écria-t-il, ne croyez pas que ce soit moi qui vous ai volé. C’est Alcide qui a tout fait et qui m’a poussé à mal faire. Je ne voulais pas, j’avais peur ; il m’a forcé à le laisser faire, à acheter la montre et la chaîne ; il m’a coulé votre or dans la poche quand nous avons été dans cette foule qui arrêtait les deux voleurs. Je ne l’ai su que lorsque les gendarmes m’ont fouillé. Pardonnez-moi, Monsieur ; ne dites rien à mon père, il m’assommerait de coups.

m. georgey.

Il faisait très bien, et jé voulais dire. C’était trop horrible. »

Alcide voulut aussi demander grâce et accuser Julien ; mais l’Anglais le fit taire en lui boxant les oreilles.

m. georgey.

Jé défendais à toi, scélérate, de parler une parole. Jé voulais dire à les deux parents et jé dirai. Demain, jé dirai. Va dans ton maison, et toi, Fridric, va dans lé tien. Jé rentrais chez moi. Caroline, vitement, une lumière ; jé voulais aller dans le lit. »

M. Georgey repoussa les deux garçons, entra chez lui, ferma la porte à double tour et monta dans sa chambre. Caroline l’entendit longtemps encore se promener en long et en large et parler tout haut.

« Il devient fou, pensa-t-elle : il l’était déjà à moitié, la foire l’a achevé. »