Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/24

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Hachette (p. 281-290).


XXIV


les prisonniers


Frédéric, enfermé au cachot aux trois quarts ivre, ne comprenant pas encore sa position, se jeta sur la paille qui servait de lit aux prisonniers, et s’endormit profondément ; il ne s’éveilla que le lendemain, quand le maréchal des logis vint le voir et l’interroger.

frédéric.

Ah ! c’est vous, maréchal des logis ! Je suis heureux de vous voir. Pourquoi donc suis-je au cachot ? Qu’ai-je fait ? Je ne me souviens de rien, sinon qu’ils m’ont fait boire tant de santés, y compris la vôtre, maréchal des logis, que ma tête est partie. J’ai peur d’avoir fait quelque sottise, car ce n’est pas pour des riens qu’un soldat se trouve au cachot.

— Pauvre garçon ! dit le maréchal des logis en lui serrant la main. Pauvre Bonard ! Si j’avais pu te reconnaître plus tôt, je t’aurais sauvé ; mais le poste était arrivé, t’avait empoigné… Il était trop tard.

frédéric.

Me sauver ! Mon Dieu ! Mais qu’ai-je donc fait, maréchal des logis ? Dites-le-moi, je vous en supplie.

le maréchal des logis.

Tu as porté la main sur moi. Tu as lutté contre moi !

frédéric.

Sur vous ? Sur vous, maréchal des logis, que j’aime, que je respecte ! Vous, mon supérieur ! Mais c’est le déshonneur, la mort ! »

Le maréchal des logis ne répondit pas.

frédéric, se tordant les mains.

Malheureux ! malheureux ! Qu’ai-je fait ? La mort, plutôt que le déshonneur ! Mon maréchal des logis, ayez pitié de moi, de mes pauvres parents ! C’est pour eux, pas pour moi… Et mon excellent colonel qui m’avait prévenu le matin que j’avais de mauvaises relations ! Et moi qui voulais lui obéir, qui ne devais plus les voir ! Ils m’ont demandé une dernière soirée, une soirée d’adieu. Et moi qui ne bois jamais, je me suis laissé entraîner par eux à boire des santés pour ceux que j’aime. Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi, de mes pauvres parents !… Lever la main sur mon maréchal des logis !… mais c’est affreux, c’est horrible ! J’étais donc fou ! Oh ! malheureux, malheureux ! »

Le pauvre Frédéric tomba sur sa paille ; il s’y roula en poussant des cris déchirants.

« Mon père, mon père ! Il me maudira ! Pauvre mère ! Que va-t-elle devenir ? Grâce, pitié. Tuez-moi, mon maréchal des logis ; par grâce, tuez-moi !

le maréchal des logis, ému.

Mon pauvre garçon, prends courage ! On t’aime dans le régiment ; c’est la première faute que tu commets ; tu as été entraîné. Espère, mon ami. Le conseil de guerre sera composé d’amis. Ils t’acquitteront peut-être.

frédéric.

Vous cherchez à m’encourager, mon maréchal des logis. Vous êtes bon ! Je vous remercie. Mais le code militaire ? C’est la mort que j’ai méritée. Et avant la mort, la dégradation : la honte pour moi, pour les miens ! Oh ! mon Dieu !

le maréchal des logis.

J’ai fait mon rapport le plus doux possible pour toi, mon ami. Pour Bourel, c’est autre chose.

frédéric.

Alcide ? Il vous a touché ?

le maréchal des logis.

Touché ! Tu es bien bon ; repoussé, battu, il m’a appelé canaille, et il m’a assené un coup de poing dans l’estomac qui a failli me jeter par terre. Celui-là, qui est un gredin, un mauvais soldat, je ne l’ai pas ménagé, j’ai dit toute la vérité. Il est sûr de son fait, lui : la mort sans rémission.

frédéric.

Alcide ! La mort ! Le malheureux ! quel mal il m’a fait ! il a toujours été mon mauvais génie, un

Satan acharné à ma perte.
le maréchal des logis.

Au revoir, mon pauvre Bonard. Quand tu seras plus calme, je reviendrai avec le lieutenant pour savoir le détail de ce qui s’est passé avant mon arrivée. Espère, mon ami, ne te laisse pas abattre. Les officiers auront égard à ta bonne conduite, à ta bravoure. Le colonel, le premier, fera ce qu’il pourra pour toi.

frédéric.

Merci, mon maréchal des logis ; merci du fond du cœur. »

En sortant de chez Bonard, le maréchal des logis entra dans le cachot d’Alcide.

« Que voulez-vous ? dit ce dernier d’un ton brusque.

le maréchal des logis.

Je veux voir si tu as regret de ta conduite d’hier. Le repentir pourrait améliorer ta position et disposer à l’indulgence.

alcide, d’un ton bourru.

Me prenez-vous pour un imbécile ? Est-ce que je ne connais pas le code militaire ? Croyez-vous que je ne sache pas que je serai fusillé ? Ça m’est bien égal. Pour la vie que je mène dans votre sale régiment, j’aime mieux mourir que traîner le boulet. Chargez-moi, inventez, mentez, je me moque de tout et de tous.

le maréchal des logis.

Je vous engage à changer de langage, si vous voulez obtenir un jugement favorable.

alcide.

Je ne changerai rien du tout : je sais que je dois crever un jour ou l’autre. J’aime mieux une balle dans la tête que le choléra ou le typhus qu’on attrape dans vos méchantes casernes. Laissez-moi tranquille et envoyez-moi à manger ; j’ai faim. »

Le maréchal des logis lui jeta un regard de mépris et le quitta.

« J’ai faim ! » répéta Alcide avec colère pendant que le maréchal des logis sortait.

« Qu’on porte à manger à ces hommes. Du pain et de l’eau à celui-ci. Du pain et de la soupe à Bonard », dit le maréchal des logis au soldat qui l’accompagnait.

Il ajouta :

« Quel gueux que ce Bourel ! »

Dans la journée, le colonel voulut aller lui-même avec le lieutenant voir et interroger Frédéric. Ils le trouvèrent assis sur son lit et pleurant.

Le colonel, ému, s’approcha. Frédéric releva la tête, et, en reconnaissant son colonel, il se leva promptement.

frédéric.

Oh ! mon colonel, quelle bonté !

le colonel.

J’ai voulu t’interroger moi-même, mon pauvre garçon, pour pouvoir comprendre comment un bon et brave soldat comme toi a pu se mettre dans la triste position où je te trouve. Le maréchal des logis m’a raconté ce qui s’est passé pendant sa visite de ce matin. Sois sûr que si nous pouvons te tirer de là, nous en serons tous très heureux. Explique-moi comment, après ma recommandation et ta promesse, tu t’es encore réuni à ces mauvais sujets, et comment tu as partagé leur ivresse.

Frédéric lui raconta en détail ce qui s’était passé entre lui et ses camarades, et comment il avait perdu la tête à la fin de l’orgie, au point de n’avoir conservé aucun souvenir de la scène avec le maréchal des logis.

le colonel.

C’est fâcheux, très fâcheux ! Je ne puis rien te promettre ; mais tes antécédents te vaudront l’indulgence du conseil, et tu peux compter sur moi pour le jugement le plus favorable.

frédéric.

Que Dieu vous bénisse, mon colonel. Au lieu de reproches, et de paroles sévères, je reçois de vous des paroles d’encouragement et d’indulgence. Oui, que le bon Dieu vous bénisse, vous et les vôtres, et qu’il ne vous fasse jamais éprouver les terreurs de la mort déshonorante dont je suis menacé par ma faute. »

Le colonel, ému, tendit la main à Frédéric, qui la baisa avec effusion. La porte du cachot se referma, et il se retrouva seul, livré à ses réflexions.

Quand on vint le soir lui apporter son dîner, il demanda au soldat s’il pouvait recevoir la visite de l’aumônier de la garnison.

« J’en parlerai au maréchal des logis, qui t’aura la permission, bien sûr. Jamais on ne la refuse à ceux qui la demandent », répondit le soldat.

Le soir même, en effet, l’aumônier vint visiter le pauvre prisonnier ; ce fut une grande consolation pour Frédéric, qui lui ouvrit son cœur en lui


Le colonel, ému, tendit la main à Frédéric.

racontant ses torts passés, sa position vis-à-vis de son père, etc. Il lui découvrit, sans rien dissimuler, son désespoir par rapport à ses parents, sa rancune, haineuse par moments, contre Alcide, auteur de tous ses maux. Le bon prêtre le consola, le remonta et le laissa dans une disposition d’esprit bien plus douce, plus résignée. Quant à Alcide, il conserva tous ses mauvais sentiments.

« Je n’ai qu’un regret, disait-il, c’est que Frédéric n’ait pas donné une rossée soignée à ce brigand de maréchal des logis ; il eût été certainement condamné à mort comme moi, ce qui reste incertain pour lui, puisqu’il a seulement lutté contre ce gueux. »