Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/25

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Hachette (p. 291-304).


XXV


visite agréable


Huit ou dix jours après cet événement, le colonel, seul dans sa chambre, lisait attentivement les interrogatoires des accusés et toutes les pièces du procès. Il vit avec surprise qu’Alcide accusait Frédéric de deux vols graves commis au préjudice de M. Georgey et d’un pauvre orphelin reçu par charité chez Bonard père. Il lut avec un chagrin réel le demi-aveu de Frédéric, qui en rejetait la faute sur Alcide. Il ne pouvait comprendre que ces vols n’eussent pas été poursuivis par les tribunaux ; il comprenait bien moins encore qu’un garçon capable de deux actions aussi lâches que criminelles fût devenu ce qu’était Frédéric depuis son entrée au régiment, l’exemple de tous ses camarades.

« Comment Georgey a-t-il pu s’attacher à un voleur et me le recommander en termes aussi vifs et aussi affectueux ? »

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, il entendit un débat à la porte d’entrée entre sa sentinelle et une personne qui voulait pénétrer de force dans la maison. Il écouta…

« Dieu me pardonne, s’écria-t-il, c’est Georgey ! Je reconnais son accent. Il veut forcer la consigne. Il faut que j’y aille, car ma sentinelle serait capable de lui passer sa baïonnette au travers du corps pour maintenir la consigne. »

Le colonel se leva précipitamment, ouvrit la porte et descendit. M. Georgey voulait entrer de force, et la sentinelle lui présentait la pointe de la baïonnette au moment où le colonel parut.

« Georgey !… s’écria-t-il. Sentinelle, laisse passer. »

Le soldat releva son fusil et présenta arme.

le colonel.

Entrez, entrez, mon ami.

m. georgey.

Une minoute, s’il vous plaisait. Soldat, vous avoir bien fait ; moi j’étais une imbécile, et vous étais bon soldat français. Voilà. Et voilà un petit récompense. »

M. Georgey lui présenta une pièce de vingt francs. Le soldat ne bougea pas ; il restait au port d’armes.

m. georgey.

Quoi vous avez, soldat français. Pourquoi vous pas tendre lé main ?


Le soldat restait au port d’arme.

— Arme à terre ! commanda le colonel. Tends la main et prends. »

Le soldat porta la main à son képi, la tendit à M. Georgey en souriant et reçut la pièce d’or.

Le colonel riait de la surprise de M. Georgey.

« Entrez, entrez, mon cher Georgey ; c’est la consigne que j’avais donnée qui vous retenait à la porte.

m. georgey.

Bonjour, my dear colonel. Bonjour. J’étais heureuse de voir vous. Lé pauvre soldat français, il comprenait rien ; jé parlais, il parlait ; c’était lé même chose. Jé pouvais pas vous voir.

le colonel.

Vous voici entré, mon ami ; je vous attendais, votre chambre est prête. Voulez-vous prendre quelque chose en attendant le dîner ?

m. georgey.

No, my dear. J’avais l’estomac rempli et j’avais apporté à vous des choses délicieux. Pâtés de gros foies, pâtés de partridge (perdrix) très truffés, pâtés de saumon délicieux ; turkeys grosses, grosses et truffées dans l’estomac ; oisons chauffés dans lé graisse dans des poteries ; c’est admirable. »

Le colonel riait de plus en plus à mesure que M. Georgey énumérait ses succulents présents.

le colonel.

Je vois, mon cher, que vous êtes toujours le même ; vous n’oubliez pas les bonnes choses, non plus que vous n’oubliez jamais vos amis.

m. georgey.

No, my dear, jamais. J’avais aussi porté une bonne chose à Fridric ; un langue fourré, truffé, fumé ; un fromage gros dé soixante livres ; c’était très excellent pour lui, salé, fourré, fumé. Lui manger longtemps. »

Le colonel ne riait plus.

« Hélas ! mon cher Georgey, votre pauvre Frédéric m’inquiète beaucoup. Je m’occupais de lui quand vous êtes entré.

m. georgey.

Quoi il avait ? Pourquoi vous disez povre Fridric ? Lui malade ?

le colonel.

Non, il est au cachot depuis dix jours.

m. georgey.

Fridric au cachot ? Pour quelle chose vous mettre au cachot lé Fridric, soldat français ?

le colonel.

Une mauvaise affaire pour ce pauvre garçon. Il s’est laissé entraîner à s’enivrer par un mauvais drôle de son pays, nommé Alcide Bourel.

m. georgey.

Alcide ! my goodness ! Cé coquine abominable, cé gueuse horrible ! il poursuivait partout lé povre Fridric ?

le colonel.

Ils étaient six, ils ont fait un train d’enfer ; le maréchal des logis y est allé, Alcide l’a injurié, frappé ; Frédéric a lutté contre le maréchal des logis pour dégager Alcide. Le poste est arrivé ; tous deux ont été mis au cachot, où ils attendent leur jugement.

m. georgey.

Oh ! my goodness ! Lé povre Fridric ! Lé povre Mme Bonarde ! Fridric morte ou déshonorable, c’était lé même chose… Et lé Master Bonarde ! il avait un frayeur si terrible du déshonoration !… Colonel, vous étais un ami à moi. Vous me donner Fridric et pas faire de jugement.

le colonel.

Ah ! si je le pouvais, mon ami, j’aurais étouffé l’affaire. Mais Alcide est arrêté aussi ; les autres ivrognes sont à la salle de police. Le poste les a tous vus ; il a dégagé le maréchal des logis, qu’Alcide assommait à coups de poing. »

Ils causèrent longtemps encore, M. Georgey cherchant les moyens de sauver Frédéric, le colonel lui en démontrant l’impossibilité. Quand il parla à son ami de l’accusation de vol portée par Alcide contre Frédéric, M. Georgey sauta de dessus sa chaise, entra dans une colère épouvantable contre Alcide. Lorsque son emportement se fut apaisé, le colonel l’interrogea sur cette accusation d’Alcide. M. Georgey raconta tout et n’oublia pas le repentir, la maladie, la profonde tristesse de Frédéric et son changement total.

Le colonel remercia beaucoup M. Georgey de tous ces détails, et lui promit d’en faire usage dans le cours du procès.

m. georgey.

Jé ferai aussi usage ; jé voulais parler pour Fridric ! Jé voulais plaidoyer pour cette povre misérable.

le colonel, souriant.

Vous ? Mais, mon cher, vous ne parlez pas assez couramment notre langue pour plaider ? Il aura un

avocat.
m. georgey.

Lui avoir dix avocats, ça fait rien à moi. Vous pouvez pas défendre moi parler pour une malheureuse créature très fort insultée. L’Alcide était une scélérate ; et moi voulais dire elle était une scélérate, une menteur, une voleur et autres choses.

le colonel.

Parlez tant que vous voudrez, mon cher, si Frédéric y consent ; seulement je crains que vous ne lui fassiez tort en voulant lui faire du bien.

m. georgey.

No, no, jé savais quoi jé disais ; j’étais pas une imbécile ; jé dirai bien. »

L’heure du dîner arrêta la conversation. M. Georgey mangea comme quatre, et remit au lendemain sa visite au prisonnier.

Frédéric végétait tristement dans son cachot. Ses camarades profitaient pourtant de l’amitié que lui témoignaient les officiers et le maréchal des logis pour lui envoyer toutes les douceurs que peuvent se procurer de pauvres soldats en garnison en Algérie ; son morceau de viande était plus gros que le leur ; sa gamelle de soupe était plus pleine, sa ration de café un peu plus sucrée. On lui envoyait quelques livres ; la cantinière soignait davantage son linge ; sa paillasse était plus épaisse ; tout ce qu’on pouvait imaginer pour adoucir sa position était fait. Frédéric le voyait avec reconnaissance et plaisir ; il en remerciait ses camarades et ses chefs. L’aumônier venait le voir aussi souvent que le lui permettaient ses nombreuses occupations ; chacune de ses visites calmait l’agitation du malheureux prisonnier.

Un matin, lendemain de l’arrivée de M. Georgey, la porte du cachot s’ouvrit, et Frédéric vit entrer l’excellent Anglais suivi d’un soldat qui apportait un panier rempli de provisions. Frédéric ne put retenir un cri de joie ; il s’élança vers M. Georgey, et, par un mouvement machinal, irréfléchi, il se jeta dans ses bras et le serra contre son cœur.

m. georgey.

Povre Fridric ! J’étais si chagrine, si fâché ! Jé savais rien hier. Jé savais tout lé soir ; lé colonel avait tout raconté à moi. Jé avais apporté un consolation pour l’estomac et lé scélérate Alcide avoir rien du tout, pas une pièce. »

Frédéric, trop ému pour parler, lui serrait les mains, le regardait avec des yeux humides et reconnaissants.

M. Georgey profita du silence de Frédéric pour exhaler son indignation contre Alcide, son espoir de le voir fusillé en pièces.

« Jé apportais à vous des nouvelles excellentes de Mme Bonarde, de M. Bonarde, dé pétite Juliène. »

Frédéric tressaillit et pâlit visiblement. M. Georgey, qui l’observait, rentra sa main dans sa poche ; il avait apporté des lettres du père et de la mère. M. Georgey savait ce qu’elles contenaient ; Bonard remerciait son fils d’avoir honoré son nom ; il racontait les propos des gens du pays, les compliments qu’on lui adressait, son bonheur en apprenant que son fils avait été mis deux fois à l’ordre du jour ; et d’autres choses de ce genre qui eussent été autant de coups de poignard pour le malheureux Frédéric. La lettre de Mme Bonard, beaucoup plus tendre, était pourtant dans les mêmes sentiments d’orgueil maternel.

« Si lé povre infortuné était justifié, se dit M. Georgey, jé remettrai après. Si la condamnation se faisait, jé brûlerai. »

Ils restèrent quelques instants sans parler. Frédéric cherchait à contenir son émotion et à dissimuler sa honte ; M. Georgey cherchait les moyens de le faire penser à autre chose. Enfin, il trouva.

« J’avais vu lé colonel ; Il m’avait dit c’était pas grand’chose pour toi. Lé maréchal des logis dira c’était rien, c’était lui qui avait poussé ; toi avais poussé Alcide seulement ; toi étais excellente créature et lé autres t’aiment tous. Et lé jugement être excellent. »

Frédéric le regarda avec surprise.

frédéric.

J’ai pourtant entendu la lecture de l’acte d’accusation qui dit que j’ai lutté contre le maréchal des logis.

m. georgey.

Quoi c’est lutter ? Ce n’était rien du tout. Ce n’était pas taper.

frédéric.

Que Dieu vous entende, Monsieur ! Je vous remercie de votre bonne intention.

m. georgey.

Tiens, Fridric, voilà une grosse panier ; il y



Frédéric serra M. Georgey contre son cœur.

avait bonnes choses pour manger. Tu avais curiosité ?

Tu volais voir ? jé savais. Voilà. »

M. Georgey retira trois langues fourrées et fumées.

« Une, ail, Une, truffes. Une, pistaches ; tout trois admirables. Une pâté, une jambon. »

Il posa le tout sur la paillasse. Frédéric sourit ; il était touché de la bonté avec laquelle cet excellent homme cherchait à le consoler. Il prit un air satisfait et le remercia vivement d’avoir si bien trouvé des distractions à son chagrin. M. Georgey fut enchanté, lui raconta beaucoup d’histoires du pays, de la ferme, de Julien, et il laissa Frédéric réellement remonté et content de toutes ces nouvelles du pays.