Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/4

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Hachette (p. 39-56).


IV


raclée bien méritée


Au même instant, l’Anglais arriva et alla droit à Julien en se croisant les bras.

l’anglais.

Pétite, tu étais malhonnête ! »

Julien, surpris, resta muet et immobile.

l’anglais.

Pétite, tu étais oune malhonnête, tu volais mon turkey. »

Bonard s’approcha de l’Anglais.

« Que voulez-vous, Monsieur ? Pourquoi injuriez-vous Julien ?

l’anglais, toujours les bras croisés.

Juliène ! C’était Juliène, cette pétite ! Very well… Juliène, tu étais une pétite malhonnête, une pétite voleur, une pétite… abomin’ble.

bonard.

Ah çà ! Monsieur, aurez-vous bientôt fini vos injures ?

l’anglais.

Jé vous parlais pas, sir. Jé vous connaissais pas. Laissez-moi la tranquillité. Jé parlais au pétite ; il était une pétite gueuse, et jé voulais boxer lui.

bonard.

Si vous y touchez, je vous donnerai de la boxe ; essayez seulement, vous verrez ! »

L’Anglais, pour toute réponse, se mit en position de boxer, et Bonard aurait reçu un coup de poing en pleine poitrine s’il n’avait esquivé le coup en faisant un plongeon ; l’Anglais s’était lancé avec tant de vigueur contre Bonard, qu’il trébucha et alla rouler dans le jus de fumier, la tête la première.

Julien courut à son secours et l’aida à se relever, pendant que Bonard riait de tout son cœur.

L’Anglais était debout, ruisselant d’une eau noire et infecte.

« Oh ! my goodness ! Oh ! my God ! » répétait-il d’un ton lamentable, mais sans bouger de place.

Mme Bonard avait entendu quelque chose de la scène et de la chute ; elle sortit, et, voyant ce malheureux homme noir et trempé, elle vint à lui.

« Mon pauvre Monsieur, s’écria-t-elle, comme vous voilà fait ! Entrez à la maison pour vous débarbouiller et nettoyer vos vêtements. »

L’Anglais la regarda un instant ; la physionomie de Mme Bonard lui plut ; il la salua avec grâce et politesse.

l’anglais.

Madme était bien bonne. Jé remercie bien Madme. J’étais un peu crotté. Jé n’osais pas salir lé parloir de Madme.

madame bonard.

Entrez, entrez donc, mon bon Monsieur ; ne vous gênez pas.

l’anglais, lui offrant le bras.

Si Madme voulait accepter lé bras.

madame bonard, riant.

Merci, mon cher Monsieur, ce sera pour une autre fois ; à présent, vous n’êtes pas en état de faire vos politesses. »

Mme Bonard se dépêcha de rentrer pour préparer de l’eau, du savon, un baquet et du linge. L’Anglais la suivit à pas comptés, mais auparavant il se retourna vers Julien et lui tendit la main en disant :

« Jé té pardonnais, Juliène ; tu m’avais aidé, tu étais un good fellow. »

Il fit deux pas, se retourna et ajouta :

« Mais tu étais une pétite voleur si tu ne me rendais pas ma grosse turkey. »

Quand il entra dans la maison, Mme Bonard lui fit voir le baquet, le savon, le linge.

madame bonard.

Voilà, Monsieur ; voulez-vous que je vous aide ? »

L’Anglais la regarda d’un air indigné.

l’anglais.

Oh ! Madme ! Fye ! Une dame laver un Mossieur !

Fye ! shocking !
madame bonard.

Ah bien ! je n’y tiens pas ! Arrangez-vous tout seul. Je reviendrai chercher vos habits pour les nettoyer un peu. »

Mme Bonard sortit, fermant la porte après elle, et rejoignit Bonard et Julien qui se lavaient à la pompe.

madame bonard.

Qui est cet homme ? A-t-il l’air drôle ! Comment a-t-il fait pour rouler dans cette saleté ? »

Bonard lui raconta ce qui s’était passé ; ils en rirent tous deux, mais Mme Bonard voulut éclaircir l’affaire du dindon que réclamait l’Anglais.

« C’est tout clair, lui répondit Bonard ; Alcide aura sauté sur la bête quand Julien ouvrait la barrière. C’est sans doute lui que j’ai aperçu courant à travers bois ; il aura vendu la dinde à l’Anglais ; celui-ci croit que c’est Julien qui avait chargé Alcide de la vente ; cet imbécile, maladroit comme tout, aura laissé échapper la dinde, qui est revenue à la ferme en courant : il l’a suivie, et, la voyant dans la cour, il a cru que Julien la lui volait. Avec ça qu’il ne comprend rien, pas moyen de s’expliquer avec lui. »

Mme Bonard voulut tout de même se faire raconter l’affaire par Julien, qui avait fini de se débarbouiller.

Pendant qu’ils s’expliquaient, Bonard rentra dans la salle et vit son Anglais vêtu d’une chemise si longue qu’elle lui battait les talons, les bras croisés devant ses habits, qu’il contemplait tristement.



« Si madame voulait accepter le bras. »

bonard.

Il est certain que vos beaux habits sont un peu abîmés, Monsieur, mais donnez-les-moi, il n’y paraîtra pas tout à l’heure. »

Et, avant que l’Anglais ait eu le temps de décroiser et d’allonger ses bras, Bonard avait saisi et emporté les vêtements pour les rincer dans la mare qui se trouvait tout à côté.

L’Anglais eut beau crier :

« Oh ! dear ! Oh ! goodness ! Mes papers ! Prenez attention à mes papers ! Pas d’eau à mes papers ! vous faisez périr mes papers ! »

Bonard n’y fit pas attention, et ne rapporta les vêtements que lorsqu’ils furent bien nettoyés… et bien trempés.

bonard.

Tenez, Monsieur, voilà vos habits, un peu humides, mais propres. Oh ! je les ai bien tordus, allez, il n’y reste guère d’eau ; ils sécheront sur vous. »

L’Anglais saisit la redingote, fouilla dans les poches et en retira précipitamment un gros portefeuille, qu’il ouvrit en tremblant. Il en retira des papiers qui étaient dans un état déplorable. Il s’avança vers Bonard, les lui mit à deux pouces du visage, et lui dit d’une voix étouffée par l’émotion :

« Malhonnête ! Scélérate ! Vous avoir perdu les papers à moi ! Voyez, voyez, grosse malheureuse. Les sketches (dessins) de tous mes fabrications ! Les comprennements de tous mes machines ! Quoi je ferai à présent ? Quoi je présenterai à mes amis d’Angleterre ? »

Bonard, qui le considérait comme un fou, ne se fâcha pas des injures ni de la colère injuste de l’Anglais. Il regarda les papiers à mesure que M. Georgey les déployait, et dit avec calme :

« Il n’y a pas de mal, Monsieur l’Anglais, ce ne se sera rien ! Il ne s’agit que de faire sécher tout cela ; il n’y paraîtra seulement pas. Je vais appeler ma femme, elle vous donnera un coup de main.

l’anglais.

Arrêtez ! Moi savais pas vous étiez lé mari de Madme. Une minute, s’il vous plaisait. Jé voulais mes habits sur mes épaules et mon inexpressible sur mes jambes. Jé vous demandais des excuses, jé savais pas Madme était votre femme. En vérité, j’étais bien repenti. »

Tout en parlant, M. Georgey s’était habillé ; il attendit en grelottant l’arrivée de Mme Bonard, que son mari avait été chercher. Quand elle entra, il s’épuisa en saluts, en excuses, que n’écoutèrent ni le mari ni la femme.

« Allume vite du feu, Bonard. Ce pauvre Monsieur tremble à faire pitié. Chauffe-le du mieux que tu pourras ; moi je vais mettre des fers au feu pour sécher et repasser ses papiers, auxquels il paraît tenir. »

L’Anglais se laissa tourner et retourner par Bonard devant un feu flamboyant ; Mme Bonard repassait et repliait les papiers pendant que l’Anglais était enveloppé de la vapeur qu’exhalaient ses habits humides. Il fallut une demi-heure pour réchauffer l’homme et faire sécher ses vêtements.



L’Anglais était enveloppé de la vapeur qu’exhalaient ses habits.

Lorsqu’il se sentit sec et chaud, il dit à Bonard d’un ton radouci et modeste :

« J’espérais avoir mon turkey, my dear sir (mon cher Monsieur).

bonard.

Écoutez, mon bon Monsieur, et tâchez de comprendre. La dinde que vous appelez Turkey (je ne sais pourquoi) n’est pas à vous, mais à moi. »

L’Anglais fait un mouvement.

bonard.

Permettez ; laissez-moi achever. C’est Alcide qui vous l’a vendue ?

l’anglais.

Oh yes ! Alcide. Good fellow ! il vendait à moi si bonnes turkeys !

bonard.

Eh bien, Alcide me l’a volée et il vous l’a vendue.

l’anglais.

Oh ! Alcide ! si bonne fellow ! Et Fridrick aussi !

bonard.

Il vous en a déjà vendu deux autres, n’est-ce pas ?

l’anglais.

Oh oui ! excellentes !

bonard.

Alcide les avait volées à Julien.

l’anglais.

Oh ! my goodness ! Comment ! Alcide était une malhonnête, une voleure ? Et le Fridrick aussi ?

bonard.
Combien vous les a-t-il vendues ?
l’anglais.

Deux premièrs, six ; lé grosse dernièr, houit. Il disait c’était plus grosse.

bonard.

Ce fripon vous a volé et moi aussi.

l’anglais, inquiet.

Et jé mangeais plus vos grosses turkeys ?

bonard.

Si fait ; je vous en vendrai à quatre francs tant que j’en aurai. »

l’anglais, riant et se frottant les mains.

Oh ! very well, nous bonnes amis alorse. Oh ! lé fripone Alcide, lé fripone Fridrick ! Il m’avait vendu deux premièrs. Quand jé lé revois, jé lui fais tous deux une boxe terrible. Good bye, master Bonarde. Good bye, excellent madme Bonarde. Je viendrai beaucoup souvent. Mes papers, s’il vous plaisait.

madame bonard.

Voilà, Monsieur ; ils sont bien secs, bien repassés, il n’y paraît pas ; un peu jaunes seulement.

l’anglais.

Ça faisait riène du tout. Good bye. »

M. Georgey fit un dernier salut et s’en alla.

Bonard regarda sa femme qui s’essuyait les yeux.

bonard.

Tu pleures, femme ? Et tu as raison ; pour un rien je ferais comme toi. Frédéric, notre fils, un voleur !

madame bonard.

C’est Alcide qui l’aura entraîné, bien sûr ! À lui tout seul, il n’aurait jamais commis une si mauvaise action !

bonard.

Je l’espère. Et voilà ce qu’il a gagné à ne pas m’obéir ; je lui avais défendu bien des fois de fréquenter ce mauvais garnement d’Alcide… Quand il sera de retour, je lui donnerai son compte.

madame bonard.

Oh ! Bonard, ménage-le ! Pense donc qu’il a été entraîné.

bonard.

Un honnête garçon ne se laisse pas entraîner. Vois Julien : il est bien plus jeune que Frédéric, il n’a que douze ans, et il a résisté, lui. »

Pendant que le mari et la femme causaient tristement en attendant Frédéric, Julien avait rentré son troupeau et soignait les chevaux. Il vit la tête de Frédéric qui apparaissait derrière un tas de paille.

julien, riant.

Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi t’es-tu fourré là dedans ?

frédéric.

Chut ! Prends garde qu’on ne t’entende. J’ai aperçu l’Anglais dans la salle. Est-il parti ?

julien.

Oui, il vient de s’en aller. Pourquoi as-tu peur de cet Anglais ? Il a l’air tout drôle, mais il n’est pas méchant, malgré tout ce qu’il dit. D’où le connais-tu, toi ?

frédéric.

Je ne le connais pas beaucoup, seulement pour l’avoir rencontré avec Alcide. Qu’est-ce qu’il a dit ? Pourquoi est-il venu ici ?

julien.

Je n’en sais trop rien ; il me demandait son tarké ; il paraît que c’est comme ça qu’il appelle les dindons.

frédéric.

Oui, oui ; mais qu’a-t-il dit ?

julien.

Ma foi, je n’y ai pas compris grand’chose. Il voulait me boxer et puis ton père. Il demandait toujours son tarké ; il m’appelait voleur, malhonnête. Je crois bien qu’il n’a pas sa tête ; il a un peu l’air d’un fou.

frédéric.

A-t-il parlé de moi ?

julien.

Non, je ne pense pas ; mais qu’est-ce que cela te fait ?

frédéric.

Tu es sûr qu’il n’a rien dit de moi ?

julien.

Je n’ai rien entendu toujours.

frédéric.

Alors je peux rentrer ?

julien.

Pourquoi pas ? Mais qu’as-tu donc ? tu as l’air tout effaré.

frédéric.

Papa est-il dans la salle ?

julien.

Je pense que oui ; je ne l’ai pas vu sortir. »

Frédéric, rassuré, sortit de derrière la porte et se dirigea vers la maison. La porte s’ouvrit et Bonard parut.

« Suis-moi », dit-il à Frédéric d’une voix qui réveilla toutes ses craintes.

« Suis-moi, reprit-il ; viens à l’écurie. Et toi, Julien, va-t’en. »

Julien obéit, presque aussi tremblant que Frédéric.

Bonard ferma la porte et décrocha le fouet de charretier. Frédéric devint pâle comme un mort.

bonard.

Comment connais-tu cet Anglais qui sort d’ici ? »

Frédéric ne répondit pas ; ses dents claquaient. Bonard lui appliqua sur les épaules un coup de fouet qui lui fit jeter un cri aigu.

bonard.

D’où connais-tu cet Anglais ?

frédéric, pleurant.

Je l’ai… rencontré… avec Alcide.

bonard.

Pourquoi étais-tu avec Alcide, malgré ma défense ? Pourquoi, d’accord avec Alcide, as-tu volé mes dindons pour les vendre à cet Anglais ? Pourquoi m’as-tu laissé deux fois gronder Julien, le sachant innocent et te sentant coupable ?

frédéric, pleurant.

Ce n’est… pas moi,… mon père,… c’est… Alcide. »

Puis, se jetant à genoux devant son père, il lui dit en sanglotant :

« Mon père, pardonnez-moi, c’est Alcide qui a volé les dindons. J’ai seulement eu tort de le voir après que vous me l’avez défendu.

bonard.

Tu mens. Je sais tout ; avoue ta faute franchement. Raconte comment la chose est arrivée, et comment Alcide a pu vendre mes dindons à l’Anglais.

frédéric.

Alcide était convenu de me rencontrer dans le petit bois le soir quand je serais seul ; il m’attendait. J’ai envoyé Julien les deux fois me faire une commission, pour qu’il ne me vît pas avec Alcide ; j’ai couru dans le bois ; je l’ai trouvé avec l’Anglais ; puis Alcide a disparu un instant ; il est revenu avec un dindon sous le bras. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il a fait le marché avec l’Anglais, qui est parti de suite emportant le dindon. Alcide m’a donné deux francs, me demandant de n’en rien dire ; j’étais tout ahuri, je ne savais ce que je faisais ; Alcide s’est sauvé, et moi je m’en suis allé aussi.

bonard.

Et les deux francs ?

frédéric.

Je n’ai pu les rendre, Alcide s’était sauvé.

bonard.

Et la seconde fois ?

frédéric.

Ça s’est fait de même.

bonard.

Et tu t’es laissé faire, sachant ce qui allait arriver ? Et tu as encore empoché l’argent, sachant que c’était un vol ? Et tu n’as pas rougi de laisser accuser Julien une seconde fois ? Et tu n’as pas été honteux de voler ton père, ta mère, et de t’y faire aider par un vaurien, par un voleur comme toi-même ? Tu mens, tu augmentes ta faute et ta punition. »

Bonard empoigna Frédéric et lui administra une rude correction bien méritée. Il le rejeta ensuite sur le tas de paille et sortit de l’écurie.