Le Mauvais Génie (Comtesse de Ségur)/5

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Hachette (p. 57-66).


V


tous les turkeys


Quand Bonard rentra à la maison, il raconta à sa femme ce qui s’était passé entre lui et Frédéric. Mme Bonard pleura, tout en trouvant que son mari avait eu raison.

Pendant deux ou trois jours, tout le monde fut triste et silencieux à la ferme ; petit à petit les Bonard oublièrent les torts graves de leur fils. Frédéric oublia la punition qu’il avait subie, et Julien oublia la conduite de Frédéric à son égard.

Tout marchait donc régulièrement dans la maison Bonard.

Quand M. Georgey fut revenu chez lui, il changea de vêtements, et alla dans le petit café tenu

par le père d’Alcide.
m. georgey.

Mossieu Bourel, jé venais vous dire, votre jeune gentleman Alcide était une malhonnête.

bourel.

Alcide ! Pas possible, Monsieur Georgey. C’est un garçon de confiance.

m. georgey.

Jé disais, moi, c’était une garçon voleur ; il m’avait volé l’argent du turkey ; j’avais tiré, et mis dans les mains à lui, houite francs. Et quoi j’avais ? rien du tout. Lé turkey avait couru, que jé né pouvais pas lé rattraper ; et houite francs Alcide avait remportés dans son poche. Et moi étais pas content ; et moi disais à vous, Alcide était une malhonnête. »

Bourel ouvrit une porte du fond et appela :

« Alcide, viens donc t’expliquer avec M. Georgey ; il n’est pas content de toi. »

Alcide entra et dit d’un air hypocrite :

« Je suis bien fâché, Monsieur Georgey, de vous avoir mécontenté ; tout ça, c’est la faute de Julien.

m. georgey, vivement.

Comment tu disais ? Juliène était une good fellow. Lui relevait moi dans lé boue noire et mal parfioumée. Et lé turkey c’était pas lui. M. Bonarde m’a dit c’était pas lui. C’était pas croyable comme tu étais une malhonnête pour les turkeys.

alcide.

Monsieur, je vous assure que M. Bonard s’est trompé ; il croit Julien qui est un menteur ; moi, Monsieur, je vous aime bien, et je ferai tout ce que vous voudrez pour vous contenter et vous

bien servir.
m. georgey.

Moi voir cette chose plus tardivement, moi demander à Madme Bonarde.

alcide.

Mme Bonard ne dira pas vrai à Monsieur, parce qu’elle ne m’aime pas et qu’elle ne croit que Julien.

m. georgey.

Madme Bonarde était bien aimable ; elle disait toujours le vrai. Good bye, Mossieu Bourel ; good bye, Alcide. Prends attention ! Jé n’aimais pas quand on trompait moi. »

M. Georgey sortit et rentra chez lui ; il appela sa servante.

« Caroline, jé voulais dîner très vite ; lé midi il était passé. »

Cinq minutes après, Caroline apportait le dîner de M. Georgey.

caroline.

Monsieur devait acheter un dindon, et Monsieur ne m’a rien rapporté.

m. georgey.

C’étaient tous ces garçons qui faisaient des malentendements. Moi plus comprendre les raisonnements. J’avais donné houite francs pour une grosse, belle animal, et moi j’avais rien du tout. Pas de turkey dans lé cuisine, moins houite francs dans mon poche. Moi demander à Madme Bonarde. C’était une aimable dame, Madme Bonarde. Et moi demander toutes les choses à Madme Bonarde. »

Après avoir dîné, M. Georgey se mit à copier les papiers que lui avait repassés Mme Bonard ; ils étaient d’une couleur qui sentait trop le bain qu’ils avaient pris.

Tout en écrivant, il songeait à son turkey et aux moyens de le ravoir. Tout à coup une idée lumineuse éclaircit sa physionomie.

« Caroline, s’écria-t-il, Caroline, vous venir vite ; je voulais parler à vous. »

Caroline accourut.

caroline.

Qu’est-ce qu’il y a ? Monsieur se trouve incommodé ?

m. georgey.

Oui, my dear ; beaucoup fort incommodé par mon turkey. Vous allez tout de souite, très vitement, chez Madme Bonarde ; vous demander à Madme Bonarde ma grosse turkey, et vous apporter le turkey strangled.

caroline.

Qu’est-ce que c’est, strangled ?

M. georgey

Vous pas savoir quoi c’est strangled ? Vous, serrer lé gorge du turkey ; lui être morte et pas courir, pas sauver chez Madme Bonarde.

caroline.

Ah ! Monsieur veut dire étranglé ?

m. georgey.

Yes, yes, my dear, stranglé. Moi croyais fallait dire strangled ; c’était stranglé. C’était la même chose. Allez vitement. »

Caroline partit en riant. Elle avait à peine fait dix pas qu’elle s’entendit encore appeler par la

fenêtre.
m. georgey.

Caroline, my dear, vous acheter tous les turkeys de Madme Bonard, et tous les semaines vous prendre deux turkeys, et moi manger deux turkeys.

caroline.

Combien faut-il les payer, Monsieur ?

m. georgey.

Vous payer quoi demandait Madme Bonard, et vous faire mes salutations. Allez, my dear, vous courir vitement. »

La tête de M. Georgey disparut ; la fenêtre se referma. Caroline marcha vite d’abord ; quand elle fut hors de vue, elle prit son pas accoutumé.

« Quand je perdrais quelques minutes, se dit-elle, les tarké, comme il les appelle, n’auront pas disparu. Mais, avec lui, c’est toujours vite, vite. Il n’a pas de patience. C’est un brave homme tout de même, et les Bourel le savent bien. Ils l’attrapent joliment. C’est le garçon surtout que je n’aime pas. Il trompe ce pauvre M. Georgey que c’est une pitié. Je finirai bien par le démasquer tout de même. Tiens ! le voilà tout juste ; il sort du café Margot. Où prend-il tout l’argent qu’il dépense ? Ce n’est toujours pas le père qui lui en donne ; car il est joliment serré. Tiens ! voilà le petit Bonard qui le rencontre… Ils entrent dans le bois, qu’est-ce qu’ils ont à comploter ensemble ? Ça me fait l’effet d’une paire de filous. »

Tout en observant et en réfléchissant, Caroline était arrivée chez les Bonard ; elle ne trouva que la femme et lui fit de suite la commission de

M. Georgey.
madame bonard.

Ah ! c’est M. Georgey qu’il s’appelle ; mes dindes lui ont donné dans l’œil, à ce qu’il paraît. Il est un peu drôle, tout de même.

caroline.

Lui vendez-vous vos dindes ? il les veut toutes.

madame bonard.

Toutes à la fois ? Que va-t-il faire de ces quarante-six bêtes qu’il faut nourrir et mener dans les champs ?

caroline.

Non, non, il en veut deux par semaine ; mais il les retient toutes. Combien les vendez-vous ?

madame bonard.

Je les vends quatre francs ; mais s’il faut les lui garder trois ou quatre mois encore, ce n’est pas possible ; les bêtes me coûteraient cher à nourrir ; de plus, elles dépériraient et ne vaudraient plus rien.

caroline.

Il m’a pourtant bien recommandé de les acheter toutes.

madame bonard.

Écoutez ; pour l’obliger, je veux bien lui en garder une douzaine, mais je vendrai le reste à la foire du mois prochain. Pas possible autrement ; elles sont toutes à point pour être mangées.

caroline.

Va-t-il être contrarié ! Il tient à vos dindes que c’en est risible ; les deux dernières que je lui ai servies, je croyais le voir étouffer, tant il en a mangé. Jamais il n’en avait eu de si tendres, de si blanches, de si excellentes, disait-il entre chaque

bouchée.
madame bonard.

Est-ce qu’il vit seul ? Que fait-il dans notre pays ?

caroline.

Il vit tout seul. Il n’a que moi pour le servir. Il est venu, paraît-il, pour construire et mettre en train une usine pour un ami, le baron de Gerfeuil, qui n’y entend rien et qui l’a fait venir d’Angleterre. Et il doit avoir beaucoup d’argent, car il en dépense joliment. Il travaille toujours ; il ne voit personne que les ouvriers et un interprète qui transmet ses ordres. C’est qu’on ne le comprendrait pas sans cela.

madame bonard.

Il a un drôle de jargon. Et comment est-il ? Est-il bonhomme ? Il me fait l’effet d’être colère.

caroline.

Il est vif et bizarre ; mais c’est un brave homme. Je commence à m’y attacher, et ça me taquine de le voir attrapé comme il l’est sans cesse par ces Bourel père et fils. Alcide surtout le plume à faire frémir ; c’est un mauvais garnement que ce garçon ; vous feriez bien de ne pas laisser votre Frédéric se rencontrer avec lui.

madame bonard.

Oh ! Frédéric ne le voit plus ; Bonard le lui a bien défendu.

caroline.

Mais je viens de les voir entrer ensemble dans le bois, près de chez vous.

madame bonard, effrayée.

Encore ! Oh ! mon Dieu ! si Bonard le savait ! Il

le lui a tant défendu.
caroline.

Et il a bien fait, car une société comme ça, voyez-vous, Madame Bonard, il y a de quoi perdre un jeune homme.

madame bonard.

Je le sais, ma bonne Mademoiselle Caroline, je ne le sais que trop, et je parlerai ferme à Frédéric, je vous en réponds. Mais, pour Dieu ! n’en dites rien à Bonard, il le rouerait de coups.

caroline.

Je ne dirai rien, Madame Bonard ; mais… je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux que le père connaisse les allures de son fils. Ne vaut-il pas mieux que le garçon soit battu maintenant que de devenir un filou, un gueux plus tard ?

madame bonard.

J’y penserai, j’y réfléchirai, ma bonne Caroline, je vous le promets. Mais gardez-moi le secret, je vous en supplie.

caroline.

Je veux bien, moi ; au fait, ça ne me regarde pas, c’est votre affaire. Au revoir, Madame Bonard ; donnez-moi une de vos dindes, que je l’emporte ; si je revenais les mains vides, mon maître serait capable de tomber malade.

madame bonard.

Mais je ne les ai pas, elles sont aux champs.

caroline.

Il faut que nous y allions ; je ne veux pas rentrer sans la dinde.

madame bonard.

Écoutez ; allez le long du bois, tournez dans le champ à gauche, vous trouverez Julien avec les dindes, et vous ferez votre choix. Vous connaissez Julien, je pense ?

caroline.

Ma foi, non ; il n’y a pas longtemps que je suis dans le pays, je n’y connais pas beaucoup de monde.

madame bonard.

Vous le reconnaîtrez tout de même, puisqu’il n’y a que lui qui garde mes dindes dans le champ. Le long du bois, puis à gauche.

caroline.

C’est entendu ; et je payerai Julien ?

madame bonard.

Comme vous voudrez ; nous nous arrangerons. »

Caroline partit ; elle prit le chemin que lui avait indiqué Mme Bonard, et trouva Julien avec son troupeau.