Le Meneur de louves/03

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Mercvre de France (p. 55-80).
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III

En ce temps-là, un loup sortit des forêts et entra dans Poitiers par une porte de la ville ; les portes ayant été fermées on se rendit maître de lui dans l’intérieur des murs et on le tua.
grégoire de tours.

Or, l’animal ayant arrêté son trot puissant flaira ce paysage de cité dormante en un brusque reniflement de joie.

Pour les fêtes du Noël de cette année-là, le ciel avait si abondamment tondu le troupeau de ses nuages que toute la ville de Poitiers se trouvait couverte d’un ample manteau de laine, dure toison, froide aux pieds, rêche aux mains, piquante aux regards, mais les murailles de sa première enceinte s’arrondissaient autour d’elle comme un bourrelet de graisse, les quelques croix d’église qui perçaient en crocs de moustaches guerrières, blondes ou brunes, semblaient plus immobiles et le grand silence régnant donnait l’idée d’un ennemi depuis longtemps assoupi, peut-être défunt.

Le loup, mettant le nez bas, huma la neige. Cela sentait des choses mystérieuses que seule une bête de proie peut deviner. Sur l’intact tapis aveuglant couraient, au ras des petites frisures glaciales, des odeurs de viandes épicées, de chairs grillées, de sang répandu en ruisseaux devant ces maisons, de pâtes fermentant ou cuisant au fond des fours. La ripaille se préparait sous ces masses blanches ourlées de noir ; des colonnes de fumée montaient toutes droites par les airs calmes avec le paisible halètement d’une respiration qui gèle au fur et à mesure de son départ d’une bouche très chaude. On allait faire bombance pour oublier le froid. On mangerait, ce jour de Noël, pauvres et riches, païens ou chrétiens, pour la venue d’un enfant relativement maigre, un frileux petit garçon nu dont ce loup se serait contenté, au coin d’un bois.

L’animal fit un tour sur lui-même. Rien ne bougeait derrière lui et, en face de lui, la ville, jouant la morte, se blottissait de plus en plus sous ses oreillers de duvet.

Le soleil se lèverait bientôt. Aucune trompe encore n’avait annoncé l’aube. Il était vraiment temps de livrer bataille.

La bête énorme et solidement musclée se ramassa sur ses jarrets, parut tout d’un coup en boule comme un gros hérisson gris. Se roulant, se vautrant, elle fit jaillir des gerbes de plumes, des bouquets de perles ; griffant la neige et la fouillant du museau, elle s’en revêtit, s’en couvrit, sans doute pour se dissimuler mieux dans un ravin à l’affût de l’homme qui ouvrirait une porte.

La ville de Poitiers, s’entourant de hauts rochers, avait l’aspect d’un vaisseau sur la mer au printemps, quand les moissons vertes ondulaient à perte de vue et que la vague, crêtée des fleurs de ses forêts, déferlait à son flanc gauche, lui jetant de sauvages arômes, le goût plein d’amertume des troènes, des ronces ou des pins ; mais cet hiver-là les gorges, les ravins, les fossés, les douves, tout se comblait de neige, d’épaisse neige irradiant des feux roses à l’aurore de ce Noël, et Poitiers ne voguait plus, ses rivières prises se confondaient avec ses routes encaissées entre les tronçons de ses bois. Le vaisseau semblait définitivement à l’ancre sans mâtures et sans voiles.

Le loup examinait la situation, ses oreilles pointées, le museau tendu, l’œil rougeoyant. Donner l’assaut à tout une ville était bien l’affaire d’une bête de sa race que l’appétit rendait folle. Cependant, conduit jusque-là par une idée fixe, le loup s’arrêtait, réfléchissait, mesurait les distances et rusait parce qu’il y avait en lui du chef de bande. S’il était tout seul devant une grande cité, il connaissait les hommes pour en avoir tâté de la dent. Il savait que l’audace les intimide et que si les bêtes se montrent intelligentes elles peuvent tout risquer, car les bêtes deviennent alors des envoyés surnaturels, sont plus que les hommes.

D’ailleurs, ce loup ne devait rien comprendre lui-même au vrai courage puisque, une trompe ayant brusquement déchiré l’air au-dessus de lui, son corps, de nouveau, rentra tous ses membres frissonnants, demeura en boule grise, se collant au roc, les yeux subitement éteints.

D’où venait cette voix stridente qui frappait aux entrailles comme un marteau ? Effaré, il risqua un œil, darda sa lueur rouge vers le ciel. Cela tombait de très haut, d’une grande falaise blanche dominant la plaine et le vaisseau de Poitiers immobile sur ses ancres d’hivernage. Un mur à pic. L’animal prenait cela pour une colline, des rochers surplombant ; mais c’était une église. Pas une église, une forteresse, la terrasse d’un ancien château romain que dominait encore plus haut la sainte Croix.

Le monastère de sainte Radegunde.

Durant une heure, le loup resta aplati, claquant des dents, s’égueulant de colère, n’osant ni ramper ni bondir. Probablement quelque chasseur se tenait aux remparts avec une fronde ou des flèches empoisonnées.

Des trompettes répondirent à la voix grave de la trompe par une envolée de chansons aiguës, voix de petites filles lâchées dans un préau, puis ce fut les répons, l’antienne, les psaumes, toute une musique aigre secouant ses grelots sur la tête du loup affamé qui, n’y tenant plus, se mit à hurler férocement.

Non, la place n’était pas bonne pour tenter l’assaut.

Le loup se laissa glisser le long des pentes du ravin. Il tomba dans un marais couvert d’épines, rebondit de la glace aux bords festonnés de neige et grimpa de l’autre côté. N’importe quel danger plutôt que ce bruit de fête qui lui crevait à la fois le tympan et le ventre. Il fallait y aller ou mourir. Sus ! On irait !

Il tourna deux fois autour de la ville. Aucune porte ne s’ouvrait. On ne voyait, du reste, attendant l’ouverture, ni chevaux ni piétons, et le froid tenait les veilleurs enfermés dans les logettes des contreforts.

Voici qu’au moment de se blottir au bas des murs, guettant une poterne, le loup fut ressaisi d’un tremblement convulsif. Les trompes de la ville se mettaient de la partie, saluant celles de la Sainte-Croix ; Saint-Hilaire et Saint-Pierre chantaient. Ce fut bientôt un joyeux tapage où la rigueur des airs se fondait. Comme des gouttes de plomb brûlant, les notes graves trouaient le glacial silence, et la laine des neiges ne pouvait plus étouffer les cris du Noël nouveau, des Noëls furieux, perçants, qui heurtaient de toutes parts l’indifférence du morne hiver. Il est né ! Il est né ! Gloire à l’enfant Dieu ! Des bruits ronflèrent derrière les murailles, des appels, des cris, des rires sonores et plus intenses, les fumées des viandes cuites se répandirent avec l’allégresse matinale.

Le loup peu à peu s’habitua. On s’habitue à tout, même aux joies religieuses, quand on a faim. Cela s’annonçait bien. On ne voyait poindre aucun soldat, aucun chasseur. La fête leur faisait oublier leurs luttes quotidiennes. On ne pillerait ni ne chasserait ce jour du Seigneur, mais les loups ne connaissent pas ces sortes de trêve et, dès que les trompes seraient muettes, il entrerait, ferait sa ronde par les ruelles basses de la ville, où il rencontrerait certainement quelques porcs fraîchement égorgés, les humains ayant pour coutume de tuer les bêtes aussitôt qu’ils cessent de s’entretuer.

La poterne de la tour du guetteur s’ouvrit et un gros homme passa la tête. Il était encore tout ensommeillé, les joues molles, les paupières gonflées, la lippe pendante. Dans sa jupe courte de cuir et son bonnet de peau, il avait la mine d’un autre animal, mais moins propre que le loup gris qui le guettait de son côté au fond du fossé, blotti dans une touffe de ronciers étincelants de givre.

L’homme toussa, grommela un salut latin, fit un large signe de croix, puis s’accroupit au seuil pour un besoin pressant.

Le loup, ramassé, regardait droit en dessus du bonnet de l’homme. Entre ce bonnet et la clé de la petite voûte il y avait passage, au moins pour un animal très agile.

D’une détente formidable de ses reins, le loup se lança en catapulte. Il tomba des deux pattes sur le bonnet, aplatit l’homme, dédaignant de l’étrangler et, flairant mieux à l’intérieur de cette ville remplie de gibier de tous les poils, il s’élança, souple et silencieux, dans les ruelles des remparts. Là se trouvaient des soldats, des enfants, une femme. Les soldats se saisirent de leurs armes, les enfants s’effondrèrent les uns sur les autres et quand la femme se jeta au milieu d’eux pour y chercher le sien, elle s’aperçut qu’il manquait. Ce fut le premier Jésus offert en sacrifice à l’autre. Les trompes reprirent leur vacarme de fin de messe, ce qui dérangea le loup. Lâchant sa petite victime, dont la figure n’était plus qu’un trou rouge pleurant du sang à flots, il se jeta résolument dans le chemin menant au porche de Saint-Hilaire. Des soldats en armes se précipitèrent à sa suite, toutes les femmes qu’on voyait tenant des enfants se barricadèrent dans leur maison, et des marchands qui promenaient sur leurs épaules de grosses guirlandes de charcuterie lâchèrent pied dans un terrible désordre.

Devant le grand portail de Saint-Hilaire, un auvent de planches protégeait à ce moment néfaste l’évêque Marovée, seigneur et maître de la basilique. En haut des marches de pierre, fourrées d’hermine, sa personne rutilait des ors et des gemmes précieuses de son costume de cérémonie. La mitre au front, la crosse au bras, sa dextre bénissant et distribuant les eulogies[1], il donnait ce matin de Noël, à tous les pauvres venus de tous les coins de sa bonne ville épiscopale, des pains tendres aux baies de genièvre et aux anis que la nuit même on avait trempés dans de l’eau lustrale, puis enduits d’une gomme sucrée. Les précieux gâteaux, un peu collants aux doigts, s’accompagnaient de menues pièces de métal, médailles ou monnaies. Pleins d’une fièvre de ferveur, les pauvres : bergers infirmes, soldats errants, mendiants de toutes les classes, surtout des filles malades, à la prunelle chassieuse, exhibant des plaies horribles aux mamelles, entouraient leur pasteur, quelques-unes espérant toucher ses étoles fleuries de broderies multicolores. L’évêque, ce jour de liesse, s’offrait à tous comme une page arrachée du bel évangile ordinairement intraduisible pour les misérables. Il parlait un langage compréhensible, onctueux et il bénissait, bénissait d’un même geste rapide, ses manches blanches volant de l’un à l’autre avec le bruit d’une aile soyeuse. La foule répondait : « Joie et santé pour nos seigneurs saint Marovée, saint Hilaire et Dieu le fils ! Paix à notre Seigneur ! » Marovée n’était pas encore un saint, car, entendant un bruit étrange sur l’auvent du porche, un bruit de grincement d’ongles juste au-dessus de sa mitre, il fit un pas en arrière durant que ses jeunes clercs affolés se groupaient, leurs corbeilles offertes à l’envers et tous leurs gâteaux répandus. Véritablement au-dessus de sa mitre, sur l’auvent, un bruit de pattes puissantes et crochues éclatait.

Poursuivi par les soldats, le loup, d’un bond formidable, venait de sauter là. Les jeunes clercs avaient vu passer, dans l’air, une énorme bête velue, aux yeux de braises. N’en demandant pas davantage pour être édifiés, ils entraînèrent l’évêque dans son dernier geste de bénédiction, criant que le démon venait de leur apparaître, et ils barricadèrent le porche.

Marovée ne sachant rien du loup se mit en oraison.

Dehors les soldats soufflaient dans les trompes, frappaient des chaudrons avec leurs épées et leurs lances, ce qu’entendant les sonneurs de cornes montèrent vivement aux tours pour donner l’alarme. Ce fut le vacarme d’enfer succédant au tapage sacré. Les mendiants gémissaient, les clercs psalmodiaient, alternant. En sa maison, Maccon, le comte de Poitiers, un homme ne craignant point les diables, appela tous ses serviteurs, pensant que l’armée de Guntchramm profitait de la fête pour attaquer la ville, et, écartant son rideau de cuir durci par le gel, il regarda sur la place ; il vit le grand portail de l’église clos et, de loin, une scène burlesque : un gros chat gris rugissant et miaulant dominant un tas grouillant de pauvres. Ce n’était bien sûr pas cette bête qui effrayait ces guenilleux ? Mais dans l’instant qu’il haussait les épaules, ce chat, maintenant de la grosseur d’un chien, tomba comme la foudre au milieu des mendiants et emporta un jeune garçon à sa gueule.

— Au loup ! cria le comte d’une voix de commandement.

Lui et tous ses serviteurs sortirent en tumulte. Le Seigneur Maccon ordonna la chasse. Il regrettait bien cette fatigue un jour de liesse, encore préférait-il poursuivre un loup au milieu de la ville que de tenir la campagne contre des incendiaires. Les portes des remparts furent fermées, les soldats se divisèrent en deux bandes. Les rabatteurs, frappant leur chaudronnerie pour étourdir la bête et les esclaves armés d’épieux, de lances, de couteaux pour le recevoir à ses retours. Seulement le loup maudit, un rusé solitaire venu afin de s’amuser aux dépens d’une foule, se cacha derrière des tonneaux qu’on mettait en perce le long de sa course et y dévora tout à l’aise une petite esclave de la maison d’un potier qui était sortie les bras encombrés d’une volaille. La volaille et la servante eurent le sort des deux enfants. Le loup grossissait, grandissait, se gonflait à vue d’œil. Quand il débucha de son coin, il fit à tous l’effet d’un animal géant. Traînant après lui des lambeaux d’écarlate, redevenu noir sur la neigé encore immaculée de ce matin de Noël, il sembla une funeste apparition de la vengeance divine.

Or, chacun savait que la vengeance divine par ces temps troublés de guerres impies, de royaux adultères et de meurtres quotidiens, ne se manifestait jamais sans motif. Ce n’était que l’embarras du choix.

Les vieillards tapis au fond des caves se racontaient que l’on avait vu des lueurs inquiétantes la veille au soir et que des étoiles ornées de queues gigantesques voyageaient dans le ciel[2].

Un sorcier demeurant dans le bois voisin n’avait-il pas prédit que les bestiaux mourraient de la peste fluente, c’est-à-dire prendraient des coliques à se coucher tous devant la crèche ? Ce jour de Noël ne pourrait que mal finir. Toute la ville, un amas de rochers, de huttes de bois, torchis et pierres sans ciment serrées contre la massive église et les solides dépendances du comte Maccon, tremblait d’une superstitieuse terreur tandis que les soldats, tournant tout au pillage, selon leur mauvaise coutume, profitaient du désarroi général pour s’emparer en passant devant tous les huis barricadés des pièces de viande, moutons, cochons, dindons laissés à l’aventure.

On courut la matinée entière. Tantôt le loup se montrait au sommet des remparts d’où on croyait le précipiter à force de cailloux et il sautait sur un groupe, démolissait une épaule ou une jambe d’une seule morsure. Tantôt il se faufilait entre des fagots, des tonnes, forçait une étable où l’on entendait un concert de bêlements éperdus. Tous les enfants pleuraient, et les femmes lançaient des imprécations du haut des toits, tendaient le poing aux soldats que ces injures exaspéraient plus complètement.

Le comte Maccon, vers l’heure de son repas, déclara que le loup devait être fourbu. Pour lui, il ne chevaucherait pas davantage. Cette chasse devenait inutile. Les enfants n’étaient point rares, merci Dieu, en la très populeuse ville de Poitiers ! Il balaya la place d’un grand coup de son chaperon de sanglier bordé d’une plume de coq et se retira sous sa tente pour y boire un gobelet de vin chaud. De sa lucarne donnant sur l’église il suivrait le jeu et sonnerait de la trompe, le moment échu. Autour de lui des servantes se lamentaient, déclarant que toutes les venaisons seraient trop cuites. Il fit dresser la table, attendit vainement le clergé. Ni l’évêque ni son collège de clercs ne se montra.

Le vacarme assourdissant de la foule des coureurs à présent débandés et se croyant en ville conquise leur tenait lieu d’avertissement. À quoi bon tirer les barres des vantaux pour voir entrer une troupe de soldats en délire ! Marovée, tout anxieux derrière le porche, entendait bruire les imprécations des chasseurs et hochait la tête gravement. Un clerc, à plat ventre, brûlait un cierge. Toute l’ombre de leur église planant sur eux, les jeunes prêtres naïfs se croyaient dans la vallée de Josaphat. Cependant Marovée distinguait, de temps à autre, des rugissements singuliers, des cris de bête.

— Quelle forme, selon toi, Landéric, l’ennemi du genre humain a-t-il revêtue pour effrayer ainsi notre peuple ? questionna-t-il.

Landéric portait encore une corbeille vide en bouclier sur sa poitrine. Il leva une figure bouffie d’angelot, de créature sans âge et sans sexe.

— J’ai cru voir un ours, répondit-il tout frémissant d’horreur.

— Moi, seigneur, déclara le clerc prosterné, j’ai vu le démon en chair et en os ; il avait une queue fouettante de poils gris.

Il tourna la tête du côté de son évêque, la cire lui gouttant sur les manches. Marovée posa sa crosse de bois doré, ôta sa mitre. Il était chauve, de teint maladif, de nez long, avec des lèvres fines qui raillaient doucement.

— Si tu n’as vu que cela… serait-ce point quelque pauvre animal échappé des basses-cours ? Une oie mal saignée…

Un clerc s’écria malgré le respect sacerdotal :

— Une oie ? Il n’est ni oie, ni poule, ni canard, ni paon qui aurait les yeux qui me sont apparus entre les planches de l’auvent. J’ai vu luire sur votre tête tous les feux infernaux !

— Dis-moi, toi, Ebroïn, qui as osé regarder, continua l’évêque, ce diable paraissait-il jeune ou vieux ?

— Je ne saurais préciser son âge, mais il avait des ailes, j’en jurerais par la Sainte-Croix… et une gueule crachant des flammes !

L’évêque murmura, l’oreille toujours tendue :

— Une queue de poils gris, des ailes, des cornes, des yeux luisants, une gueule crachant des flammes !… Il faut monter sur la plus haute galerie pour nous rendre compte du danger que doit courir ce peuple… Allons, puisque la messe est dite.

Suivi de tout son clergé, l’évêque, après avoir tâtonné de la crosse, commença l’ascension de sa basilique. Ils montaient un à un derrière lui par un escalier de bois grossièrement équarri. Le son des trompes d’alarme tonnait là dedans et soufflait en tempête. Tout se coalisait pour effrayer les clercs déjà presque morts. Marovée, perplexe, pensait à la tristesse de l’époque.

Là haut, sur la galerie qui reliait le fronton, l’air se fit plus vif. Du soleil les inonda. Ils aperçurent, comme joint à eux par un pont de lumière, le monastère de la Sainte-Croix surplombant la basilique, tout proche, à toucher de leur index, suspendu sur leur tête en apparition céleste dans une gloire d’azur et d’or. Pourtant une immense roche séparait le monastère de la ville, bien qu’il fût à la fois en Poitiers et hors les murs, mais, à présent, cette roche comblée de neige, les blancheurs veloutant toutes ses aspérités, on avait l’illusion de pouvoir l’atteindre rien qu’en gravissant encore quelques marches. L’évêque n’aimait pas ce couvent. Il cligna des paupières, ébloui, se pencha du côté de la place où grouillaient les mendiants de tout à l’heure. Il la vit déserte. Alors ses clercs tournés vers la Sainte-Croix adjurèrent l’ombre de la bienheureuse Radegunde.

— Par le bois… psalmodiait Landéric.

— Par les clous… bégayait Ebroïn.

— Par le sang du Sauveur et sa couronne d’épines, ajoutait instinctivement l’évêque, repris dans les anneaux de la chaîne liturgique.

— Par la très sainte et très auguste Croix, protège-nous, bienheureuse Radegunde.

— Ô mère de toutes les vierges de lignées royales qui te sont confiées.

— Éloigne de nous le péril ! soupira Landéric, dont le cierge s’éteignit.

À ce moment, où toute une ville haletait d’horreur en présence du maudit, on vit une chose jolie comme une image pieuse. Une femme se montra sur les terrasses romaines du monastère. Elle était habillée de blanc et suivie de deux servantes qui soutenaient la traîne de sa robe. Elle marchait lentement, faisant scintiller, en balançant le col, une sorte d’auréole blonde. Si elle leur avait crié : Ainsi soit-il, certainement ils auraient entendu. Mais elle ne se souciait point de l’évêque sur sa basilique ni de ses clercs balbutiant des litanies. Elle passait. Peut-être même ignorait-elle qu’un loup rôdât aux environs. Après elle passèrent, également suivies de deux esclaves, une femme, moins claire de silhouette, auréolée d’un nimbe obscur tachant la gloire du ciel, et une abbesse en manteau bleu, très digne en ses ornements bien qu’aucune auréole ne la glorifiât, car elle portait un capuce rabattu, puis, toutes les religieuses en habit de fête.

Durant que la trompe d’alarme tonnait, que le comte de Poitiers, las d’attendre son évêque, se faisait servir un quartier de venaison déjà froid, et que Marovée, las d’invoquer sainte Radegunde, les clercs las de trembler, regardaient mélancoliquement les nonnes se rendant à leur réfectoire, deux hommes s’arrêtaient aux portes de la ville, fort surpris de les trouver hermétiquement closes. Ils avaient la tournure de simples bergers. Leurs sayons de poils de chèvre hérissés de glaçons et leurs jambières frottées d’huile témoignaient de leurs habituelles courses en forêts ; ils étaient flanqués d’une troupe de sept chiens, vigoureux quoique maigres, dont une jeune et superbe chienne blanche qui étincelait sur la neige comme une perle de la mer sur son écume. Tous ces animaux s’assirent en de fières attitudes, attendant que leurs maîtres eussent demandé passage au portier. Le portier était absent.

— Il y a du désordre ici, dit le plus jeune des bergers à son compagnon.

— A… us ! grogna l’autre. Un jour de fête. J’ai soif !

— Avant de boire, je crois que nous ferons bien de tourner le dos, déclara le premier.

— A… og ! fit le second, grand, gros et de muscles solides. Cela sent le soldat pillard, mais on peut se battre.

Disant cela il tira son couteau de sa gaîne de cuir vernie par l’usage, une bonne lame soigneusement graissée aux rainures.

— Ragna, nous risquerions nos chiens. Ils ont vieilli depuis leur voyage. Regarde-les. Ils sont fatigués.

— On fera ton plaisir, Harog ! soupira Ragnacaire, incapable de vouloir autre chose que ce que désirait son ami.

Depuis plusieurs années, les deux compagnons, tantôt chasseurs tantôt bergers, couraient les champs et les bois avec leurs chiens, les mêmes chiens qu’ils avaient un jour conduits au prince Chilpéric, chef de la Neustrie. Si la chienne mère, la pauvre Méréra, s’était laissée couler en Marne, ses six époux étaient revenus par monts et par vaux, mangeant au hasard de leur propre chasse, flairant les traces des pas de ce berger-sorcier qui les avait enchaînés à sa triste fortune de vagabond. Traversant une moitié du royaume des Francs semé de ruines, jonché de cadavres, fuyant les bastonnades brutales des esclaves, les caresses intéressées des soldats, les braves bêtes avaient fourni une lune de galops pour aller retrouver deux pauvres. Ragnacaire, ancien esclave d’une famille gallo-romaine qui avait quitté le Poitou, demeuré sans maître, gardait les porcs du monastère de la Sainte-Croix, n’aimant guère les porcs, mais bien davantage sa liberté. Harog, enfant trouvé sous un chêne, en plein bois, avait poussé tout seul comme une plante sauvage, et, comme il connaissait les différentes vertus de ses sœurs, les herbes folles, on le croyait un peu sorcier tout en le redoutant beaucoup. Il chassait pour la table du comte Maccon, méprisant du reste ce seigneur trop paresseux pour chasser lui-même. Les deux compagnons habitaient ensemble une caverne située dans la forêt, à une portée de flèche de la maison abbatiale de Radegunde. Ne possédant ni habitation vraiment humaine, ni arpent de terrain qu’on pouvait signaler aux viguiers, ils ne payaient ni l’impôt ni la corvée et, sous le rapport des services à rendre aux seigneurs d’alentour, leur mauvaise volonté était notoire. Ils vivaient librement à l’ombre de la grande croix dressée sur le donjon romain de l’abbaye, et quand l’ombre de cette croix s’allongeait jusqu’au sable qui tapissait leur nid de gueux, prenant une forme de sinistre gibet, cela leur indiquait l’heure du souper. Ragna préparait le feu et Harog dépeçait la viande. Ce fut là qu’un soir d’été, l’ombre de la croix se faisant plus lourde, les pauvres garçons ébahis virent apparaître d’autres ombres, des fantômes de chiens ! Un à un, épuisés, à moitié morts de faim et de soif, presque muets d’avoir trop bramé leur espoir de retour, les six chiens s’écroulèrent aux pieds d’Harog pendant que Ragna les comptait, ses gros yeux mouillés de joie.

— Ba-os ! A-os ! Ou-ros ! Néréus ! Gerbaud ! Gombaud !… Méréra !

Non. Méréra s’était noyée, mais de la caverne surgit un mince fantôme blanc, svelte et fin, une autre chienne issue des flancs de la première Méréra, cette même petite bête qu’une fille de roi avait daigné nourrir.

Elle geignait.

Ils grondèrent.

Harog se précipita entre sa nouvelle favorite et ses anciens courtisans.

— Arrière vous tous, sale engeance, pourriture de grand chemin, vermine de la paille ! Si l’un de vous la mord, je l’écrase !

Ragnacaire stupéfait étendit son manteau sur la chienne-enfant.

— Qu’as-tu contre nos frères ? dit-il en roulant ses bons gros yeux de simple homme étonné. Ils ont fait leur devoir ! Ils nous sont fidèles ! Moi, je vais leur saigner un porc.

Et il alla d’un pas déterminé ravir un cochon de lait à l’étable du couvent pour festoyer dignement avec ses frères. Ah ! s’il avait pu dérober le veau de l’Écriture !

Les sept chiens, moins maigres depuis cette aventure datant de loin déjà, attendaient donc devant la porte de Poitiers que le veilleur annonçât d’un coup de trompe qu’on pouvait s’introduire dans un sanctuaire de bienheureuses ripailles, mais au lieu d’un son de trompe ils ouïrent une sorte d’aboi rauque, étranglé, qui les dressa sur leurs pattes, le poil hérissé, la gueule rouge.

— Aog ! gronda Ragnacaire, l’œil subitement luisant. Ça sent le gibier !

— Ça sent le loup, affirma Harog, dont le front pâle se rida sous la barre noire de ses cheveux.

Les chiens foncèrent courageusement sur la poterne qui s’ouvrit toute seule parce que personne n’avait songé à la refermer au verrou, le guetteur étant mort.

— Soit, fit Ragna, nous chasserons en ville, aujourd’hui !

— Par la Croix et l’herbe des douleurs ! Voici que les coureurs d’enfer détalent. Ils l’ont vu ! dit Harog éclatant de rire.

Ce fut une entrée triomphante dans une cité mise à mal.

Si on faisait beaucoup de bruit, on ne songeait même plus à déranger le loup qui s’acharnait, maintenant, sur le cadavre du veilleur, faute de meilleur plat. Une troupe de soldats le menaçait du bout de la rue et toutes les portes des maisons demeuraient closes, derrière lesquelles femmes, enfants, vieillards criaient miséricorde autant pour la terreur que leur inspirait la bête féroce que pour l’épouvante qu’ils avaient des rôdeurs pillant à sa suite.

Avec Harog et Ragnacaire, la véritable chasse s’ordonna, comme réglée selon le bon plaisir des spectateurs. De sa lucarne, le comte Maccon vit fondre une armée de sept gueules bien fendues mordant aux jarrets le loup ayant immédiatement tourné son derrière à ses vieux ennemis intimes. Ragna appuyait la charge, poussant droit vers l’église, hurlant plus fort que ses frères.

— A-us ! A-us ! Fa ! us ! Gombaud ! A-us Aog !

Il lançait les us et les og tel un soufflet de forge lance des braises au nez des gens penchés sur le fourneau. Harog, lui, sifflant d’un ton de serpent rageur, essayait de retenir sa chienne, la favorite, qui volait en bonds de chèvre folle, de droite à gauche. Il rabattait les bêtes vers Ragna, leur faisant brûler l’arrière-train du gibier maudit, déjà très averti de sa fin. Toute la ville respirait. Ces deux garçons menaient cela de don naturel et il ne fallait point s’étonner du miracle.

Des galeries de la basilique de Saint-Hilaire, l’évêque, émerveillé, conclut à l’intervention de la Providence, mais, chasseur à ses moments laïques, il admira l’ardeur de ces braves animaux courant au diable. Une âcre senteur montait du tourbillon de ces fourrures chaudes, seul parfum capable de semer la panique parmi tous les chevaux d’une contrée. Ces chiens-là, providentiels, chassaient le loup et non une forme quelconque de Satan. Quant au comte Maccon, il se saisit de sa grande corne de vache pour virilement imiter le fracas de la Boivre et du Clain, un soir de débâcle.

— C’est Harog, le petit berger ! Harog, le chasseur ! Harog, le sorcier ! s’exclama-t-il avec des signes de victoire à l’adresse de la basilique.

— C’est un berger ! criait l’évêque Marovée se hâtant de descendre de la tour, tandis que ses clercs levaient les bras au ciel. Qu’on chante la délivrance ! Voici que le petit berger David va encore tuer Goliath !

— Ils vont clouer le maudit sous le porche ! affirmait la foule spontanément jaillie des seuils. C’est le petit berger Harog et Ragnacaire son compagnon ! Délivrance !

Le loup, qui n’avait pas le droit d’asile, retrouvant le porche qu’il connaissait, ne songea guère à en enfoncer les vantaux. D’un effort de ses reins moulus il sauta sur l’auvent, car les animaux traqués perdent le sens, se répètent et leurs feintes sont leurs fosses.

Maccon posa sa corne, jugeant le gibier pris à ce pauvre retour de sa malice.

Harog sauta aux épaules de Ragna, se servit de son compagnon docile en guise de courte-échelle.

— Tiens-toi, fit-il, ce n’est pas la peine de s’y mettre à deux. Le loup se rend.

Comme Harog égorgeait la bête, un pied en l’air, le poing gauche sur les planches de l’auvent, l’évêque Marovée ouvrait la porte de l’église, lui tendait sa bénédiction durant que ses clercs bourdonnaient :

— Salut au petit berger David !

— Je m’appelle Harog, répliqua tranquillement le petit berger en essuyant son couteau. Et il eut un sourire dont l’orgueil démentait la modestie de la phrase.

— Aog ! rugit Ragna, l’accolant au milieu d’un chœur de sept chiens qui aboyaient de joie.

On fit cortège aux jeunes aventuriers jusqu’à la table du seigneur comte.

— Je vous invite à rompre le pain chez moi, mes amis, leur dit celui-ci généreusement. Vous venez d’accomplir de bonne besogne. Vos mauvaises têtes ont de bons bras à leur service. Je garderai la peau en souvenir du beau spectacle que vous m’avez offert.

— Il a tué le démon Goliath qui s’était changé en loup ! clamait la foule délivrée de ses angoisses, ivre de ne plus avoir peur.

Et des esclaves se hâtèrent d’apporter les gobelets de vin aromatisé pour les nouveaux convives.

On remarqua que le petit berger Harog, ce serf, ayant eu les honneurs du pain rompu avec un seigneur guerrier, contrairement aux usages qui voulaient qu’on gardât le morceau, l’offrit à sa chienne, la grande goulue blanche, laquelle, sans plus de façon, l’avala.

  1. Reste de pain de la messe.
  2. Quelques-uns assuraient aussi avoir vu le ciel en feu. — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, V, xli.