Le Meneur de louves/04

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Mercvre de France (p. 81-109).
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IV

Au monastère de sainte Radegunde, le diable s’insinua…
grégoire de tours

Harog tâtait la muraille afin de reconnaître ses endroits faibles, car on ne lui avait point dit de quelle façon il entrerait. Un brouillard épais cachait la lune et on ne voyait guère mieux au pied de ce monastère qu’en plein bois, cependant Harog savait bien qu’il monterait comme le lézard grimpant en plein soleil parce qu’il sentait sous sa tunique — une tunique d’agneau presque blanche lui donnant l’aspect d’un saint Jean — le très précieux parchemin que Ragna lui avait porté. Un instant découragé par la hauteur des murs se dressant à pic devant son espérance, il tira le message, tout brûlant de la chaleur de son cœur, et le flaira. Cela exhalait le parfum de l’église, un vague relent de myrrhe mêlé à une étrange odeur de fruit amer ou de buis bénit. La lettre ne contenait que trois lignes, mais elle disait, pour lui seul, toute l’histoire d’une femme qui pleurait.

Ayant reconnu, en le tâtant, que ce mur était plus vieux qu’on ne le croyait, il y planta son couteau, posa une sandale sur ce premier échelon et chercha un trou, là haut, pour y introduire sa main. Peu à peu la lune se dégageait du brouillard. Les grenouilles se taisaient dans les fossés et les rossignols dans les tilleuls. Un grand silence régnait autour du couvent de Radegunde. Harog, retenant sa respiration, monta trois échelons, tout autant qu’il y avait de lignes au message, trois échelons faits de trois blessures entamant la vieillesse des murailles, puis il fut sur leur crête et y rencontra une branche de rosier. Avec soin, en homme habitué aux métiers sauvages, il racla cette branche du dos de son couteau pour lui enlever ses grosses épines, l’empoigna et se pencha de l’autre côté. Alors, il aperçut le sol tout proche de lui, les jardins du couvent formant une terrasse suspendue aux flancs de l’ancienne forteresse romaine. Il se laissa glisser, tomba légèrement, comme en un bond d’animal, demeura un moment à quatre pattes, humant le vent.

Rien ne bougeait, rien ne brillait ; toute la lourde maison devait dormir dans la paix du Seigneur ou le mystère de ses malédictions. Les vieilles pierres dissimulaient un beau verger rempli de fleurs de pommiers, un champ de roses où les branches basses des arbustes plantés sur des trépassés s’enguirlandaient de jasmins. La mort s’y présentait toute jeune, toute luxuriante, sans autre souci que sa propre folie d’arriver si vite pour des vierges qui n’avaient jamais vécu. Les grandes voûtes du cloître s’ouvraient obscures, au fond du jardin, comme des bouches monstrueuses aspirant ensemble les arômes errants de la nuit et les âmes des filles prisonnières.

Un rossignol éleva la voix, modulant furieusement son appel d’amour. Harog, se glissant d’arbre en arbre pour gagner la galerie du cloître, imita son sifflement impérieux. Maintenant rassuré il éprouvait une joie de chasseur, à fouler le frais tapis de l’herbe. Il se trouvait sur la piste de son gibier sacré. Pourquoi tremblerait-il ? S’il chassait sur les terres de Dieu c’était pour sa plus grande gloire, puisqu’il se sentait prêt à offrir sa vie comme toutes ces vierges qu’on disait mortes trop tôt. Il n’hésiterait pas, malgré son désir de bonheur, sa soif de liberté, à rester là, immobile, enseveli dans les fleurs pour expier son crime et surtout pour qu’elle vînt, un matin de messe, prier à l’intention du pauvre berger, l’absoudre. Son existence vagabonde lui faisait une conscience spéciale, moitié celle d’un croyant, moitié celle d’un païen. Il accomplissait presque un sacrilège pour pénétrer dans un couvent de saintes nonnes, mais il aurait volontiers mis son entreprise sous la protection de la bienheureuse patronne du monastère. Ah ! comme elle devait pleurer en l’attendant, la triste princesse, elle qui attendait depuis tant d’années d’étroites et rude reclusion ? Quelle pénitence pour cette créature de beauté, cette douce martyre des ambitions d’une effroyable marâtre ?

En arrivant sous la voûte de la galerie, un grand froid l’enveloppa, et il eut envie de reculer. Une femme le regardait venir du fond de l’ombre ; il s’arrêta, tourmentant le manche de son couteau. Derrière lui la clarté lunaire faisait fumer tout le jardin comme de l’encens bleu. Devant lui il entrevoyait confusément une forme blanche qui ressemblait à du brouillard, mais à un brouillard doré sous lequel aurait transparu l’astre lui-même, rond et blond, le front ceint du bandeau royal. Peut-être bien que toutes les lumières de la nuit sortaient de là. Et pourtant cette femme demeurait tellement voilée par la nuit ! Cette femme, c’était Hildeswinde-Basine, fille de Chilpéric, roi régnant, et d’Audovère, la reine légitime, tuée par Frédégunde, la concubine.

Harog, tout saisi d’admiration et de vertige, s’agenouilla, joignit les mains. Il la voyait comme on voit dans son esprit la sainte à qui l’on dévoue sa ferveur.

Basine s’avança, traînant des robes et des voiles qui semblaient ne pas finir.

— C’est toi, dit-elle, Harog, le tueur de loup ? Sa voix sonnait clairement volontaire.

— C’est moi, murmura le berger, et je suis venu pour te servir, Basine.

— Tu as lu mon message, Harog ?

Il secoua doucement la tête.

Harog leva les yeux, tiré lentement de son extase.

— Je ne sais point lire le latin ni aucune chose de l’écriture, répondit-il. Celui qui m’a remis ton message ne pouvait rien m’expliquer, mais je suis ici parce que depuis longtemps mes yeux sont tournés vers ta prison.

— C’est un grand bonheur d’avoir trouvé ce parchemin, Harog. Rends-le moi, car il y a chance de mort pour le traître.

— Je ne crains pas la mort. Je ne suis pas un traître. Mon bonheur, je le garde, Basine, avec ta lettre.

Pourquoi doutait-elle de lui ?

Sous son vêtement de lin, elle était droite et mince, d’une raideur de cierge, l’air inquiétant d’un de ces anges-garçons que les prêtres peignaient sonnant de la trompette pour le jugement dernier dans leurs tableaux d’église. Elle n’avait pas la mine plus vraie que celle d’une figure de cire. Dépouillée de sa longue chevelure de princesse, elle se couronnait de boucles courtes et pressées. Un galon d’or coupait son front, dressant deux bourrelets des deux côtés de ses tempes semblables à deux oreilles touffues de lionne. Son col était nu, sortant plus blanc de l’échancrure de sa tunique blanche. Dans l’ampleur des manches flottantes, ses petits bras paraissaient toujours enfantins, un peu maigres. Elle gardait son maintien rigide, ne se voulant courber vers lui qu’à bon escient.

— Rends-moi ma lettre, Harog. Je suis fille de roi, tu le sais, toi qui ne lis rien des choses savantes. Tu sais trop de choses ! Je suis malheureuse ici. Je t’ai fait venir pour te dire tous mes tourments. Que peux-tu pour moi, toi qui m’as conduite jadis jusqu’à cette maison où l’on me refuse le respect dû à mon rang ?

Elle frappa les dalles du cloître de son pied, presque rose à la lueur de la lune. Harog, tout frémissant d’une colère mal contenue — il n’avait guère l’habitude de se contenir étant un très libre coureur des bois — lui répondit, debout :

— Je ne saurai désormais que ce que tu voudras m’apprendre. Seulement ne crains-tu point l’abbesse ? Et est-ce la prière qui fait lever les filles avant matines dans ce couvent ?

Basine, les bras tombés le long de sa robe, ne bougeait plus. Elle tendait le col, écoutant un bruit singulier de rat grignotant dans l’ombre.

— L’abbesse ne peut pas nous voir de ce côté de la terrasse et les murailles sont trop hautes pour qu’on les escalade. J’ai entendu la recluse, je crois, rien d’autre. Tu es en sûreté, Harog. Ne tremble pas.

Un frisson secouait malgré lui le tueur de loup. On se trouvait au printemps. La douce brise d’amour palpitait dans les branches des forêts jour et nuit. D’où venait qu’en ces lieux de ténèbres une femme et un homme se réunissaient pour écouter des bruits de rats ? Il se souvenait confusément d’une fille de prince menée en chariot, traînée par des bœufs blancs. Comme c’était loin, cette histoire, comme il en avait pourtant souffert de ce conte de vieille sorcière filant quenouille ! Depuis bien des printemps il portait en sa poitrine une malsaine vapeur qui gonflait son cœur de soupirs inutiles. Ayant étudié la vertu des plantes, il savait ce qu’il aurait fallu faire, mais ne le faisait point. À présent l’heure arrivée de se guérir il n’allait pas s’occuper de ce rat grattant…

— Basine, dit-il très bas, je suis monté par le mur des galeries. Je ne pouvais pas entrer par les portes, ni par le cloître, encore moins par la chapelle de l’abbesse. Quelle recluse veux-tu que je délivre ?

Basine eut un léger rire d’enfant.

— Tu n’as pas entendu parler de notre recluse, celle qui ne doit plus voir le soleil ? Même avec ton couteau perceur de loup, tu ne saurais percer le mur de sa retraite, Harog. Donne-moi la main… Oh ! Comme tu as chaud ! Tu es heureux de vivre, toi, petit berger ! Viens !

Harog se laissait conduire, n’osant s’abandonner tout entier à cette joie nouvelle de reconnaître le printemps dans la voix d’une femme. Il rêvait. L’herbe molle étouffait leurs pas, la lune caressait le jardin et versait du lait sur leur front, mais un goût de myrrhe, de fruit amer ou bénit, agaçait encore les lèvres du jeune chasseur… Ce jardin lui semblait rempli d’embûches, des trappes se cachaient sous les branches de roses, des fosses où l’attendait peut-être un épieu bien affilé sur lequel il allait choir, se l’enfonçant jusqu’au cœur. Il aurait mieux aimé les bois, les très sombres forêts avec leurs aventures plus certaines. On ne redoute aucune bête lorsqu’on a son couteau près du flanc, mais, ici, dans ce jardin où les vivantes se promenaient pour seulement traîner leurs chaînes, ce verger-cimetière où les fruits mûrissaient pour tomber pourris sur des dents de mortes ! Non ! Il n’était point en sûreté.

Basine l’arrêta devant les pierres de la terrasse romaine, près du chemin de ronde où passaient les nonnes pour se rendre au réfectoire. À cet endroit, le ciment avait dû être entamé par la pioche. On avait dû creuser un trou, puis le reboucher avec un grossier mélange de cailloux et de glaise. À hauteur d’homme demeurait une fente : juste la place de glisser un morceau de pain.

— Écoute, Harog, notre emmurée qui prie pour tous les pécheurs du monde.

Harog, les cheveux collés aux tempes, se recula.

— Oh, Basine, fit-il dans un cri passionné, toi… toi… dans ce sépulcre !

Il ne voyait plus qu’elle à genoux, au fond de la muraille creusée, elle, broyée comme un oiseau entre les lourdes mâchoires d’un monstre, elle, punie pour avoir voulu de l’air, du soleil, toutes les palmes de la forêt ou tous les bijoux d’une reine. Mon Dieu ! Cela n’était plus contes de vieilles filant quenouille ! On emmurait les nonnes qui cherchaient à fuir, on les punissait plus cruellement que des meurtriers.

— Et l’abbesse Leubovère ne lui pardonnera jamais ? questionna le libre tueur de loups horrifié.

Basine secoua la tête, le galon doré qui serrait les touffes rousses de ses courts cheveux jeta un éclair.

— C’est cette nonne qui a désigné sa propre pénitence, Harog. Elle s’est fait remonter avec des cordes par l’endroit même d’où elle s’était échappée, du temps de Madame Radegunde. Elle a reconnu ses torts en plein chapitre, le chanvre au col, tenant un gros cierge allumé. Elle a demandé pardon à Dieu et à ses supérieures parce qu’elle les avait induites en mauvais exemple[1].

— Qu’avait-elle fait, Basine ?

— Elle avait sauté le mur.

— Pour aller où ?

— Je ne sais pas.

— Qui est-elle ? Fille de chef ou mendiante ?

— Elle ne connaît pas ses parents.

— Son nom ?

— Elle n’a plus de nom.

Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, on percevait plus distinct le petit grignotement du rat. Se rapprochant de la muraille, Harog saisit de vagues mots latins prononcés d’un égal clappement de langue ; sans accent et sans souffle, la recluse parlait comme dans une sorte de demi-sommeil. Depuis combien d’années durait ce supplice ? Pas de lumière, pas de chaleur l’hiver, pas de fraîcheur l’été. Aucun soin de ses compagnes, ni vêtements neufs ni remède à ses maux. Elle ne se plaignait point, ne pleurait point, priait du fond d’une nuit perpétuelle, attendant le pain quotidien qu’on lui glissait par la fente.

— Nous pouvons rester là, dit Basine s’asseyant sur un banc de mousse et s’adossant au mur, la recluse ne s’inquiétera pas de nous. Rien ne l’occupe que son salut. Petit berger, ne t’effraye pas de ce que tu verras au monastère de Radegunde. Il faut se repentir pour gagner le paradis où chacune de nous retrouvera son rang. Et si nous sommes des pécheresses, nul n’a le droit de nous juger, après Dieu. Es-tu bon chrétien, Harog ?

Harog chercha sa main sous la longue manche flottante. L’ayant perdue il la voulait reconquérir et y mettait des précautions, une ruse de chasseur captant une très menue bête. Lorsqu’il la tint, il eut la pensée torturante qu’il devenait peu à peu le monstre étreignant l’oiseau. Basine le laissait fureter, droite et rigide contre cette muraille inexorable. Elle gardait son aspect de figurine de cire, d’enfant d’ivoire aux prunelles d’escarboucles. Sans voile et sans collier, sa tunique, ouverte carrément sur sa gorge, s’ornait d’un galon d’or, qui mouillait sa peau d’un pâle reflet lunaire ; elle avait toujours la physionomie mystérieuse d’un ange-garçon.

— Je suis chrétien pour te servir, Basine, murmura-t-il d’une voix sourde. N’osant pas s’asseoir aux côtés d’une fille de sang royal, il s’agenouilla dans sa robe.

— Basine, soupira-t-il, n’as-tu pas peur de cette abbesse ?

— Leubovère est presque infirme et n’a souci que de ses membres perclus. Tu sauras plus tard bien des choses qui t’instruiront sur les abbesses. Ici, nous commandons, Chrodielde et moi. Chrodielde, ma cousine, est vraiment fille du feu roi Charibert et d’Ingoberbe, je t’enjoins de m’en croire. Nous avons le pas au réfectoire sur l’abbesse et ses nonnes, mais à l’église on nous a retiré nos carreaux. Nous souffrons mille tourments, car on n’a pas les égards dus à nos familles. Et cependant l’abbesse, si avare pour nous, a osé faire des vêtements de fiançailles à sa nièce avec un dessus d’autel en soie, elle en a même enlevé les feuilles d’or pour les suspendre à son cou ! Croirais-tu que Basine, princesse de Neustrie, n’a que deux tuniques et qu’on m’a refusé un galon pour garnir ma robe de Noël ? Nous manquons de blé, nous mangeons plus souvent des châtaignes sèches que des oies rôties ! Pour le vin il est si mélangé d’eau que notre prêtre refuse de célébrer la messe avant d’y avoir goûté… (Elle s’interrompit en s’essuyant les yeux d’une de ses manches.) Ah ! si nous possédions des chevaux et des gens d’armes…

Harog, le front levé, tenant sa main captive, la contemplait, en adoration. Ce qu’elle disait, il ne l’écoutait pas. Il n’écoutait pas plus les monotones oraisons de la recluse grignotant de l’ombre derrière eux. Il n’entendait rien, rien qu’un souffle d’amour puissant, la respiration embaumée du printemps courbant les branches des rosiers comme des bras arrondis jusqu’aux herbes folles.

Il captura son autre main, ploya la jeune fille vers lui.

— Et si Harog, le tueur de loups, emportait la brebis par-dessus les murailles ? Que dirais-tu, toi, si blanche ?

De longues années de solitude l’avaient préparé à cette heure de tendresse. Il ne désirait certes pas la brutaliser, mais il devait la prévenir, l’obtenir de son bon vouloir. Faite femme par la violence, il la ferait sa femme par la douceur, dût-il en mourir d’amoureuse impatience.

— Je dirais… que tu es un mauvais chrétien, Harog.

Comme un oiseau se fâcherait, elle eut un petit rire méchant.

— Écoute donc notre recluse, au lieu de faire luire tes yeux de loup, faux berger ! On dit qu’elle prophétise, les nuits de lune !

Telle une eau de source s’égouttant entre deux rocs, la voix de l’emmurée récitait des litanies. Elle coulait, monotone, pénétrante, inhumaine, et à chaque invocation elle semblait attendre une réponse, quelque chœur de chérubins invisibles battant des ailes pour l’approuver.

Harog redescendit sur la terre, sentant un vent froid l’effleurer. Jeune et fort, mais impressionnable comme un homme et non vertueux comme un ange, ses cheveux se mouillèrent d’une sueur d’angoisse. Son visage pâle, transfiguré par le bonheur, s’assombrit en se baissant vers le sol tout grisonnant des moisissures des pierres sépulcrales, ses prunelles ardentes se ternirent d’une buée, tout l’importuna brusquement, car il possédait de farouches mouvements de chasseur et il brisa une liane qui frôlait ses jambes nues dans des lanières de cuir. Un serpent rampait sans doute par là. Il n’aimait guère ces animaux, dont il imitait cependant très bien les sifflements de rage.

— Basine, prends garde aux couleuvres qui rampent hors des tombes. Leurs morsures sont venimeuses bien qu’elles n’aient pas de quoi mordre. Veux-tu me suivre ? Veux-tu ta liberté ? Dans mes jardins à moi la terre ne mange pas les cadavres et les pierres ne se referment pas sur les corps vivants.

— La liberté ? répéta Basine.

Elle, la savante princesse qui connaissait tous les grimoires de l’Église et peignait si adroitement ses ordres sur les parchemins, ignorait la véritable valeur de ce mot.

Elle employait tous les loisirs de sa captivité religieuse à de puériles discussions de préséances. Devait-elle avoir le pas sur l’abbesse au réfectoire ou à la chapelle ? Aurait-on des carreaux pour ses genoux royaux ou confondrait-elle sa tenue avec les prosternements de ses sœurs de moindre qualité ? Chrodielde, sa cousine, plus remuante encore, fomentait des rébellions contre l’abbesse Leubovère, disant que leurs cellules se trouvaient trop basses de voûte et que leurs coffres subissaient la visite humiliante des espionnes chercheuses de parchemins secrets ou de talismans magiques. La liberté ! Était-ce le droit de s’asseoir à table bien avant l’abbesse ? Était-ce la garniture qu’on lui refusait pour ses jupes de Noël ? La liberté ? Espérait-on lui rendre une couronne ou sa virginité par la puissance de ce vocable ? Elle ne tenait plus au monde pour la beauté de son printemps et le charme des rondes enfantines dans les verdures neuves. Elle n’était plus une enfant. L’ombre des cloîtres, depuis trop d’hivers, avait répandu sur elle un voile plus épais que celui des nonnes et si elle conservait l’usage de porter haut le front, sans coiffure enlaidissante malgré l’humiliation de ses cheveux coupés, elle tenait à ce mince bandeau lui barrant le front d’un signe d’or, comme tiendrait à l’emblème de son servage la pauvre esclave incapable d’aller au delà des limites de ses agissements coutumiers.

Des choses troublantes se passaient dans son couvent, que ne comprendrait guère ce petit traqueur de bêtes. Outre les mystères de la vraie religion, elle connaissait ceux du paganisme, car le monastère chrétien, bâti sur les fondations d’une forteresse romaine, recelait d’étranges trésors dont l’abbesse Leubovère, elle-même peu encline aux études profanes ignorait la provenance. C’est pour toutes ces raisons que Basine riait souvent d’un rire bizarre et qu’elle ne redoutait rien, ni ses supérieures ni les hardiesses de l’amour.

— La liberté, murmurait-elle ? Pour moi et aussi pour ma cousine Chrodielde à qui j’ai promis alliance ? Aussi pour Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe. Je ne peux pas oublier que Nanthilde m’a guérie de la fièvre et je voudrais m’attacher Visigarde, la tourière, dont les épaules sont rongées d’une lèpre causée par les suintements de sa cellule. Aussi pour la petite Isia, qui est novice et pleure à tous les offices, car ses genoux sont tendres… Ah ! berger ! Quel troupeau tu aurais à défendre contre les loups ! Il nous faudrait des gens d’armes, beaucoup de gens d’armes, de chevaux…

Elle se leva, toute brûlante d’un feu intérieur, sa figure d’ange illuminée par une vision guerrière, frappa du poing au mur de la recluse :

— Des gens d’armes, des chevaux ! Entends-tu, ma sœur ? L’abbesse Leubovère à ta place !

Elle avait presque crié cela de sa voix claire, aux éclats de buccin d’argent.

La recluse ne répondit pas. Elle dormait peut-être. Non. Sa prière se poursuivait, plus basse, plus profonde, comme aux entrailles de la terre.

Harog s’éblouit du grand lis qui s’épanouissait pour lui, cette merveilleuse nuit de printemps. Il répliqua, pressant les souples poignets de la jeune fille.

— Nous donnerions la volée à toutes les colombes du colombier de Radegunde. J’en fais serment et que la Sainte-Croix nous pardonne, mais je te garderais pour ma cage, si tu avais, un soir, le désir de roucouler la chanson d’amour. Il y a bien des années que j’attends ! Je ne suis plus le petit berger. Je suis Harog, le tueur de loup…

— Et moi, je suis toujours Basine, fille de Chilpéric, roi régnant ! interrompit-elle irritée. Est-ce que tu l’oublies, petit coureur de forêts ! À tes chiens ! À tes chiens ! N’as-tu pas honte ?

Elle frappait de nouveau sur le mur, saisie d’une soudaine colère d’enfant. Ce n’était pas la princesse outragée, mais bien mieux, une esclave se révoltant parce qu’elle a enfin découvert son maître en faute.

— Tu ne te donnerais pas au serviteur qui saurait défendre ton secret, méchante créature de Dieu ! balbutia le jeune homme dont les moustaches brunes se hérissaient d’une terreur superstitieuse.

C’était la seconde fois qu’elle le renvoyait à Ses chiens, dédaigneuse du don fidèle de sa personne.

— Je ne me donnerais même pas à un fils de roi[2], je hais tous les hommes, je ne veux pas faire l’amour, je veux faire la guerre, gronda la jolie bête fauve, incrustant ses ongles dans les bras du chasseur.

On entendit une espèce de bourdonnement d’insecte. La recluse se réveillait, renouait la chaîne des litanies.

— Tais-toi ! Tu vas attirer l’abbesse, souffla-t-il, les dents serrées. Tiens-tu à me faire jeter du haut de ces murailles dans les ravins de Poitiers ? Pourquoi Ragnacaire, le gardeur de porcs, a-t-il été chargé d’un message ? Oublies-tu qu’un jour Ragna coupant des orties sous le chemin de ronde a trouvé un parchemin lié d’un galon d’or ? Il ne peut pas plus lire le latin que moi, Ragna, mais il sait bien qu’il n’y a qu’une fille de chef ici. Chrodielde, nous ne la connaissons pas. Notre évêque, le seigneur Marovée, prétend qu’elle est ta cousine, c’est possible. Nous ne connaissons que toi et nous ne servirons que toi. À qui veux-tu donc faire la guerre ? (Il ajouta plus bas, dans un rauque sanglot.) La guerre ? Les soldats ? Te souviens-tu des soldats de ton père, Basine ? De celui-là même que tu as marqué d’une morsure au cou ? Ah ! Si tu veux des gens d’armes et des chevaux pour l’aller tuer… ce n’est pas la peine, j’y suffirai bien !

La jeune fille regardait fixement la lune. Miracle ! Les tueurs de loups pouvaient pleurer. Elle éclata d’un rire strident car, elle, ne pouvait plus que rire.

— La guerre… c’est l’amour, Harog ! Je voudrais voir couler du sang le long des murs, des ruisseaux de sang. Et tous les deux nous serions sur de beaux chevaux blancs dont les poitrails et les croupes se couvriraient de grandes lunes rouges. Du sang… des flammes, de belles flammes avec des enfants au milieu qui se tordent en appelant leur mère. (Elle sourit, plus doucement moqueuse.) L’amour c’est la guerre, petit berger ! J’ai rêvé de toi une nuit de printemps toute pareille, Harog. Tu m’enveloppais de la peau du loup féroce que tu as égorgé le jour de Noël, et tout mon corps blanc devenait écarlate. J’ai rêvé de toi…

Harog l’entoura de ses bras, frémissant d’horreur.

— Que je sois maudit, Basine, pour t’avoir fait te souvenir ! L’amour ce n’est pas la guerre et ceux qui égorgent les loups savent respecter les chevrettes folles. Ordonne à ta guise ! Je t’obéirai, mais ne parle pas ainsi. Tu n’es qu’une femme !

Ils se turent, demeurant les yeux dans les yeux.

— Tu reviendras malgré la hauteur des murs ? demanda Basine.

— Toutes les nuits, si tu le veux.

— Et tu nous trouveras des compagnons d’armes ?

— J’ignore ton dessein. Je connais des hommes qui ne sont ni des soldats ni des esclaves… des hommes très courageux pour leur plaisir.

— Il faudrait des chevaux.

— J’en aurai.

À ce moment, comme la bouche du garçon rejoignait celle de la fille — ils se parlaient de si près — la recluse psalmodia du fond de la pierre :

— Délivrez son esprit du lieu de la souffrance. Faites-lui contempler les premières joies de la vie éternelle.

— Ah ! par ma chienne Méréra, s’écria le chasseur hors de lui, qu’on fasse taire cette nonne ! Ce bruit d’oraisons me rend fou ! N’entends tu pas qu’elle nous récite la prière des agonisants ? Avons-nous donc envie de mourir ?

Basine fit gravement :

— Nous sommes dans la maison de Dieu. Nous ne songeons qu’à notre salut, nous, les filles de Dieu. Mais voici que le coq chante l’aurore et bientôt ce sera l’office. Il faut partir, petit berger, toi qui ne penses qu’à l’amour.

— Encore un moment, Basine, supplia le pauvre Harog rempli d’une soudaine amertume. Mon cœur bat trop vite. J’étouffe et je crains de me rompre les os en sautant le mur.

Il ajouta, s’accrochant à sa robe :

— Donne-moi un gage, un morceau de ton voile, le lien de ta sandale. Je vais être bien seul sur la terre, où tu ne seras pas, maintenant.

— Tu as ma lettre.

— Reprends-la. Elle me brûle ! Oh ! ces nonnes qui parlent de mort quand la nuit est si douce ! Basine, que veux-tu faire de mon corps puisque tu m’as ôté le cœur de la poitrine ? Comment irai-je dans les sentiers des bois, mes yeux a jamais crevés par la lumière méchante de tes yeux ? Basine, aimes-tu les fleurs, aimes-tu le miel ? Veux-tu des ramiers pour égayer ta cellule ? Il y a des fraises écarlates près des sources ? Quelle chose pourrai-je t’offrir, moi, le misérable chasseur que tu dédaignes ? J’ai désiré tant d’années cette heure de joie et déjà elle passe ne me laissant que le goût du sel dans la bouche. N’auras-tu pas compassion de moi ? L’église enseigne la charité, Basine.

— Es-tu fils de roi ? railla la jeune fille.

— Était-il fils de roi, le soldat qui t’a prise ? s’exclama brutalement Harog, en bondissant sur elle.

Elle soutint son regard fulgurant, les yeux calmes. Ils s’aperçut cependant, à la lumière de l’aube naissante, qu’elle devenait rose, de la couleur des angelots d’images et qu’elle déchirait son parchemin à grands efforts de ses ongles.

— J’ai subi la loi du vainqueur. Je tâcherai de vaincre à mon tour, répliqua-t-elle fièrement. Tu es un mauvais chrétien, Harog. Le goût du péché souille ta langue.

— Et si je te traitais comme t’a traitée le soldat, toi, la pécheresse ? Es-tu vierge pour me parler de la sorte ?

Elle se remit à rire, d’un ton singulier. ― Tu aurais bien trop peur de me faire du mal ! Toi, tu n’es qu’un berger… tueur de loups ! Va-t’en. Si tu demeures ici pour tenter quelque violence, on me murera toute vive dans ma cellule. (Elle fit un pas en arrière, lui lança au visage le galon doré qui avait lié sa lettre.) Et tu ne me verras jamais plus, de tes yeux déjà crevés par la lumière de mes yeux !

— Qu’exiges-tu de moi ? Dis-le, au moins, fille de tous les enfers ? Est-ce à une religieuse occupée de son salut de passer la nuit en compagnie d’un homme, berger ou tueur de loups !

— Je te demande de nous procurer des gens d’armes et des chevaux.

— Tu m’as appelé pour cela seulement ?

— Seulement pour cela.

Il brandit le poing, puis ferma les yeux. Il sentait vraiment du sang couler de ses prunelles ardentes. Est-ce qu’elle lui avait lancé une flèche en même temps que ce galon doré ? L’air s’était-il embrasé tout à coup comme sous le fouet de l’orage et un éclair venait-il de l’aveugler ?

— Adieu, Basine, cria-t-il, ivre de colère, je m’en vais apprendre à livrer bataille. Tu es bien belle, mais je serai le plus fort et je te verrai pleurer. Par ma chienne Méréra, je te le jure !

Il courut au mur de la terrasse, s’enleva jusqu’au faîte d’un rapide élan de fauve traqué. Il tenait entre ses dents ce lien d’or qui le rattachait encore à elle. Il ne voulait pas perdre ce gage de leur nouvelle alliance, mais il ne deviendrait son complice que pour profiter plus sûrement du bénéfice de sa folie. Sacrilège, elle pleurerait comme lui tout le sang de son cœur et alors…

Alors, il pensa que le mur était haut.

— Je vais tomber, se dit-il, frissonnant au vent du matin. Si je tombe, l’abbesse Leubovère croira qu’une de ses nonnes a manqué d’honneur… Basine sera murée vivante dans les remparts. L’air de ses jardins m’a empoisonné. J’ai dû marcher sur le serpent ! Mes pieds sont lourds et ma tête tourne. Je ne reviendrai pas ici où l’on jette des sortilèges.

Il se pencha une dernière fois du côté du cloître. Basine s’éloignait, elle s’évanouissait le long des arceaux en vapeur légère, fondait comme le brouillard traînant derrière la lune.

— Murée vive ! se répéta-t-il en cachant le galon doré sous sa tunique. Ah ! Sainte Radegunde, ayez pitié, vous qui connaissez mieux que moi l’âme de vos servantes ! Celle-là n’est-elle pas plus pure que la clarté du matin ? C’est moi qui suis en faute dans votre maison, notre dame, et qui mérite pénitence.

Harog retrouva son agilité coutumière devant le danger naturel de la descente. À l’angoisse de plonger son regard dans les abîmes des yeux de Basine il préférait le vertige du haut des terrasses. Tous ses nerfs de chasseurs en éveil, il glissait, butait, se suspendait, au hasard des aspérités ou des touffes de ronces, palpant du pied les trois blessures de la muraille, cessant de respirer quand roulait un caillou. Il emportait une déclaration de guerre au lieu d’un serment d’amour, mais il sauvait la fille de Chilpéric des sévérités de l’abbesse. Avait-il songé sérieusement à la violenter ? Non. Il avait eu peur d’y songer et cela le faisait fuir comme il aurait fui en présence de Satan lui-même. Un sentiment nouveau venait d’éclore dans une âme jusque-là très obscure. À cette aurore de printemps pointaient peut-être les premières lueurs d’un idéal qui devait, plus tard, illuminer de grâces folles et de puériles superstitions toute l’aristocratie d’un peuple.

Ce sont les bergers qui découvrirent le monde formidable et charmant des étoiles. C’était un berger qui accomplirait le premier exploit chevaleresque en l’honneur d’une noble dame parce que les bergers furent toujours des poètes. Mais Harog ne comprenait rien à son aventure, sinon qu’il se découvrait à la fois malheureux et fier de son malheur. Une subite soif de luttes s’emparait de sa nature ordinairement prudente. Il voulait se battre. Contre qui et pourquoi ? Peu lui importait. Se battre pour le plaisir, pour le désir irrésistible qu’il avait d’étonner une femme. N’étant pas fils de roi, il lui fallait bien affirmer sa bravoure autrement que par des peaux de loups. Il irait chercher des gens d’armes, des chevaux, se formerait une petite armée sans routiers à sa solde, c’est-à-dire que ces gens d’armes à lui ne seraient point des soldats, ils serviraient une cause libre pour l’unique besoin que certains êtres ont d’entrechoquer des fers et de ; pousser des clameurs. Il savait où dormaient encore ces mécontents de toutes les races. Un pareil matin il irait les éveiller de leur long sommeil. Ne possédant aucune fortune, Harog saurait cependant prononcer les mots qui enjôlent et intéressent. Il leurrerait les hommes, entraînerait les chevaux avec des promesses de gloire, de vains bruits de lèvres. Il y a toujours un moment où les créatures de Dieu suivent quelqu’un qui leur siffle un air inconnu, et Harog avait déjà remarqué que le son aigu de certaines trompettes portait au courage inutile…

De tous les coins du monastère, les coqs chantaient la victoire du jour, sonnaient matines. Sur Poitiers, des brumes grises se dispersaient en plumes de colombes. De ses forêts montaient une âpre odeur d’arbres se secouant, tout mouillés des baisers de la nuit. De ses rivières, charriant des reflets vermeils, semblaient ruisseler des torrents de roses. À l’endroit où s’unissaient la Boivre et le Clain, pareils à deux beaux bras de fées se croisant sur leur ouvrage de magie, des gerbes d’étincelles sortaient en multiples fers de lance. Et le long des chemins tordus comme des lacets d’argent autour des rochers qui enserraient la ville des vaches rousses meuglaient.

Harog, descendu des terrasses de la forteresse romaine, se sentait absolument seul dans la campagne. L’aurore éclatait sur lui seul comme une menace, empourprant le ciel de grands rayons s’étendant à l’image des doigts d’une main sanglante. Le jeune homme regarda ses mains, qui étaient rouges, car il avait terriblement peiné entre les arêtes des pierres et les épines des ronces. La bataille commençait ; la guerre pour l’amour de la dame ! Une femme doublement sacrée, fille du Christ et fille de roi. Il se sentait bien seul, mais doué d’une puissance mystérieuse. Il régnait sur un royaume de chimères formé par ses anciennes contemplations de berger silencieux et ses nouveaux espoirs de chasseur. Il voyait briller son propre orgueil dans la pourpre du soleil. Il tuerait, serait tué, mais on l’aimerait pour sa vaillance.

Et le petit barbare, très pâle sous sa toison d’agneau — tel Jean le Précurseur — se mit à répondre joyeusement aux cris des coqs du monastère, dressant la tête, dardant des yeux de feu, face au levant, chantant plus clair et plus hardi que tous les coqs de Gaule.

  1. Dans la suite, elle se fit remonter dans son monastère avec des cordes par le même endroit d’où elle s’était précipitée et voulut que l’abbesse la renfermât dans une cellule secrète : « Comme j’ai beaucoup péché contre le Seigneur et contre ma dame Radegunde, je veux, dit-elle, me priver du commerce de toute la congrégation et faire pénitence de mes fautes ; car je sais que le Seigneur est miséricordieux et qu’il remet les péchés à ceux qui les confessent. » Et elle rentra dans sa cellule. — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, XI, xi.
  2. Chilpéric voulait envoyer en Espagne une autre fille qu’il avait eue d’Audovère et qu’il avait placée dans le monastère de Poitiers, mais celle-ci refusa, surtout par la résistance de la bienheureuse Radegunde qui disait : « Il ne convient pas qu’une jeune fille consacrée au Christ retourne aux voluptés du siècle. » — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, VI, xxxiv.