Le Message du Mikado/p1/ch12

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Éditions Jules Tallandier (p. 203-222).


CHAPITRE XII

Il est plus difficile d’être Véronique que Pierre


Le Parthénon, joli vapeur de mille deux cents tonneaux, appartenant, comme on l’a vu, à la Compagnie hellénique Tricolpis-Echelles, avait quitté Port-Saïd, à destination de Beyrouth, Smyrne, Chypre, Côtes d’Asie Mineure sur les mers intérieures de l’Archipel, Marmara et Noire.

Le pilote, ayant guidé le steamer au large, avait réintégré son embarcation suivant à la voile, et avait remis le cap sur Port-Saïd.

Maintenant, le capitaine du Parthénon se retrouvait avoir la charge de conduire son navire, charge momentanément abandonnée au pilote. De nouveau le bâtiment obéissait à son habituel « maître après Dieu ».

La terre d’Égypte disparaissait à l’horizon. À peine une bande grise décelait encore la terre des Pharaons. De minute en minute, elle devenait plus imprécise, car le crépuscule enveloppait déjà toutes choses de son écharpe grise.

Le général Uko, Tibérade et Sika causaient sur le pont, surveillés, sans qu’ils s’en doutassent, par la fausse Véronique, laquelle, sous couleur d’être aux ordres de ses maîtres réels, quand le service de sa maîtresse temporaire lui en laissait la possibilité, s’était accoudée au bastingage, assez loin pour n’être pas taxée d’indiscrétion, assez près pour ne pas perdre un mot de l’entretien.

Car tout s’était passé selon les prévisions de la jolie Lydia.

Celle-ci, la nouvelle toilette féminine de Pierre achevée, s’était transportée sur le Parthénon et dûment enfermée dans l’une des cabines louées par téléphone.

Pierre, en tenue de Véronique, avait couru au quai d’amarrage du canal n° 2, s’était fait reconnaître de Sika, du général, leur avait servi le récit fantaisiste imaginé par Lydia.

En psychologue distinguée, la jeune femme avait deviné que les Japonais et Tibérade, pressés de rejoindre Emmie à Beyrouth, accepteraient le passage sur le Parthénon pour ne pas attendre un départ plus éloigné.

À bord, les voyageurs avaient souhaité présenter leurs devoirs à la généreuse étrangère, qui leur permettait de ne pas séjourner longuement sur la terre égyptienne. Mais Véronique, déléguée à cet effet auprès de la pseudo-mistress Robinson, avait rapporté la réponse prévue :

— Mistress, très souffrante, regrette de ne pas voir ceux qu’elle a obligés avec grand plaisir. Elle se rend à Beyrouth elle-même ; aussi l’excusera-t-on de remettre la présentation après le débarquement. La mer ne lui réussit pas ; elle préfère les conversations sur la terre ferme.

Force fut au général et à ses compagnons de patienter. Après tout, la chose en elle-même n’avait aucune gravité.

Donc, ils causaient sur le pont, repris par leurs préoccupations accoutumées.

Pour la centième fois, depuis leur embarquement, Marcel murmura :

— Je me demande ce qui a pu décider Emmie à se diriger sur Beyrouth, car c’est vers ce port, établi à la base du Liban sourcilleux…

— Elle a voulu donner une fois au moins la direction du voyage, plaisanta Sika dans un sourire.

Tibérade secoua la tête, et avec une nuance de reproche :

— Vous riez, mademoiselle ; moi, je reste inquiet. Quelque chose l’a contrainte à nous quitter.

— N’aurait-elle pas entraîné M. Midoulet sur une fausse piste ? murmura le général.

— Elle ? 

— Sans doute ! À peine avons-nous reçu son billet, que l’insupportable agent a disparu.

— C’est vrai, s’exclama Sika ; je n’y avais pas fait attention.

Tibérade secouait la tête d’un air dubitatif. Sika questionna avec un peu d’impatience. Évidemment, la blonde Japonaise souffrait de ne pouvoir diminuer l’anxiété de son compagnon de voyage.

— Vous n’acceptez pas cette explication ? Alors, que supposez-vous ?

— Je ne suppose rien… Est-ce que les circonstances permettent une supposition ?

— En ce cas, souhaitons la fin de la traversée. À Beyrouth, nous saurons…

— Nous saurons l’aventure de Mlle  Emmie, s’écria le général dans une grimace ; mais cela ne nous renseignera pas sur la mystérieuse disparition du pantalon du mikado.

— Peut-être, souffla malicieusement Sika, ce qui fit sursauter Tibérade, ce qui incita Véronique à se départir de son attitude indifférente.

— Moi, je suis sûre, affirma-t-elle, que Mademoiselle a raison. Elle a bien voulu me raconter l’aventure. Sans aucun doute, le mousse et Mlle  Emmie m’ont paru de suite deux alliés, peut-être même une seule personne en deux habits… Mlle  Emmie a retiré le pantalon de la consigne pour l’arracher au vilain policier. Vous le retrouverez à Beyrouth avec elle.

Sika eut un imperceptible sourire, et, se tournant vers la fille de chambre, elle repartit, sa voix vibrant d’une ironie si légère que nul ne la remarqua :

— Vous parlez comme si vous aviez l’expérience de ces choses, Véronique ; et je suis contente que vous partagiez mon opinion.

D’un geste machinal d’apparence, elle arrangeait les plis de sa robe, sous laquelle elle sentait, la gênant fort, le vêtement que ses compagnons jugeaient bien plus éloigné d’eux.

— Eh ! reprit le général, si je ne me berçais d’un espoir identique, je vous affirme que je ne serais plus vivant.

— Que dis-tu, père ? balbutia sa fille, frissonnant à cette déclaration.

— Je dis que quiconque échoue dans une mission confiée par son prince doit, sans attendre l’ordre de se punir, sortir de la vie dont il est devenu indigne.

Mais, refusant de s’étendre sur ce sujet, il regarda Sika bien en face, et la voix assourdie :

— Sur quoi bases-tu ton opinion, toi, mon enfant ?

Elle rougit légèrement en répondant :

— Sur ce que Mlle  Emmie avait promis, qu’une fois à Port-Saïd, elle mettrait l’agent à même d’examiner le pantalon en cause. Or, pour tenir sa promesse, il est indispensable qu’elle soit en sa présence. En s’éloignant avec le vêtement, elle est dans l’impossibilité de réaliser son engagement ; et cependant notre ennemi ne saurait l’accuser d’y avoir manqué.

Elle eût pu ajouter qu’elle ne regrettait pas d’avoir aidé la fillette dans sa supercherie. Seulement, elle ne jugea pas opportun de faire cette confidence à ses compagnons, auxquels la réserve d’une jeune fille bien élevée l’eût contrainte de cacher les motifs de son acte. Et puis, pourquoi abattre son jeu sur table, alors que l’on n’y est pas forcé ! Elle détourna la conversation, en se forçant à un rire qui sonna faux :

— Notre confiance, en tout cas, nous entraîne à un détour imprévu, à la suite de ma jeune amie.

— Un détour, hélas ! soupira le Japonais. L’incident nous conduit à remonter vers le Nord.

À Port-Saïd, cher père, tu devais recevoir des ordres nouveaux. Affirmerais-tu que la volonté de l’empereur n’est pas dans tout ceci ?

La question, triomphe de diplomatie féminine, troubla le général. Et comme rien ne froisse un papa comme de rester court devant sa fille, il rompit les chiens à son tour, consulta sa montre par contenance, et déclara :

— On a piqué sept heures. Allons dîner.

Personne ne fit d’objection. Tous gagnèrent la salle à manger.

Uko, Sika et Tibérade s’installèrent ensemble à l’extrémité de la table, tandis que celle qu’ils appelaient Véronique regagnait la cabine de Lydia, de cette mistress Robinson, jaillie de par la volonté de ruse de la jolie Anglaise. La fille de chambre supposée allait mettre son… associée au courant des conjectures échangées par les voyageurs, qu’ils suivaient en filature.

Cependant, Tibérade et le Japonais mangeaient du bout des dents, si absorbés par leurs pensées qu’ils ne s’aperçurent pas de l’appétit de la blonde et charmante Sika.

Évidemment, la jeune fille ne partageait pas leur anxiété, car son bon cœur ne faisait pas doute. Mais sa prudence naturelle fit que ses amis ne s’aperçurent de rien. Même avant que fussent servis les desserts, Uko s’était levé de table, sa fille l’imita aussitôt. Il voulut la faire rester :

— Je rentre dans ma cabine, expliqua-t-il.

— Moi aussi, fit-elle en écho.

— Une légère migraine.

— Moi aussi…

Peut-être le général allait-il s’étonner de cette concordance de névralgies. Mais une plainte de Tibérade aiguilla sa pensée dans une autre direction.

— Vous retirer aussitôt, murmura le jeune homme, très ennuyé de ce que la Japonaise, si agréable à contempler, fût sur le point de disparaître, le laissant seul pour la longue soirée.

Uko haussa les épaules.

— Qui dort oublie l’impatience. Une fois à  Beyrouth, je m’engage à veiller toute une nuit, si cela vous peut agréer.

Et persuasif :

— Voyez-vous, cher monsieur Tibérade, chercher le sommeil est la sagesse même. Vous devriez dormir comme nous, ou tout au moins essayer.

— Non ! non ! je me connais ; je ne réussirais pas.

Il soulignait l’aveu d’un regard expressif à l’adresse de Sika.

Celle-ci baissa la tête, attristée de comprendre le désarroi moral du Français. Son père, d’ailleurs, prenant les mots à la lettre, grommelait :

— Veillez donc. Moi, je vous souhaite le bonsoir. Que demain arrive vite pour nous tous et nous rende votre fugace petite cousine !

Il serra la main du jeune homme, qui absorbait son dessert avec la rage du désespoir, donnant l’impression d’un convive sortant d’un jeûne de quinze jours, et il sortit, suivi de Sika, qui trouva le moyen de se retourner pour lancer un sourire consolateur à l’abandonné.

Privé de la compagnie qui lui paraissait la plus enviable du monde, Marcel se rendit au salon ; pour éviter la conversation oiseuse des autres passagers, il feignit de s’enfoncer dans la lecture d’un journal arabe, ce qui était, certes, d’autant plus méritoire, que le jeune homme ignorait même l’alphabet de cet idiome. C’est dire qu’il se plongea dans ses réflexions.

Durant une heure, il envisagea à tous les points de vue les événements qui avaient marqué son séjour à Port-Saïd.

Le sommeil général autant qu’inexplicable à l’arrivée. La disparition du vêtement diplomatique, compliquée de celle d’Emmie ; celle-ci se déclarant entraînée vers Beyrouth.

Mais à épiloguer en monologue sur ce sujet, il réussit seulement à se donner une véritable courbature cérébrale, sans parvenir à asseoir une opinion acceptable.

Si bien que, de guerre lasse, le cousin de la petite souris quitta le salon, gagna le pont, et se jetant sur un rocking-chair abandonné dans l’ombre de la passerelle, il se renfonça dans ses réflexions, qui se pouvaient résumer en cette unique phrase :

— Qu’a-t-il bien pu arriver à cette pauvre Emmie ?

Il tressaillit, tout à coup. Sur les voix intérieures qu’il écoutait des voix extérieures avaient jeté leur timbre.

Oh ! les organes s’exerçaient prudemment. C’étaient des répliques chuchotées dans la nuit mais elles avaient mis son rêve en fuite.

Quoi qu’il en soit, une curiosité instinctive, irraisonnée, l’invita à chercher à voir les causeurs dissimulés à ses yeux par la passerelle elle-même.

Sans réfléchir à l’enfantillage de son acte, il se leva, fit quelques pas sur la pointe des pieds, atteignit l’angle derrière lequel les sons se faisaient plus perceptibles. Et se penchant tout doucement pour ne pas trahir sa présence, il distingua deux silhouettes d’hommes, deux passagers évidemment, leur costume ne permettant pas de les confondre avec les matelots. Ces silhouettes causaient avec la tranquillité confiante de silhouettes certaines de n’être pas troublées par un importun. De fait à cette heure, tous les passagers se trouvaient réunis au salon.

Peut-être Tibérade se fût-il éloigné, étant discret de nature, si des paroles, et surtout le ton dont elles furent prononcées, ne lui avaient paru étranges.

— Cher Ahmed, disait l’un des causeurs, tes veines ne charrient pas ainsi que les miennes le sang des Druses du Liban ; la Perse est ta douce patrie ; mais je sais pouvoir compter sur toi, sur ton dévouement, si absolu que je le considère comme celui d’un frère.

— Mon cher Yousouf, tu juges vrai ; mon affection pour toi est fraternelle… Merci de n’en pas douter.

— J’en doute si peu que je veux t’expliquer pourquoi nous avons quitté Port-Saïd aussi brusquement, et pourquoi nous voguons à cette minute vers Beyrouth.

— Nos étranges mouvements m’avaient intrigué ; mais un ami véritable n’interroge pas son ami.

— L’interrogation est inutile à qui brûle de confier son secret… Ahmed, tu le sais, le Maître de la Montagne, le chef suprême des Druses du Liban…

— Mohamed, acheva l’interlocuteur du Druse. Il est mort, je crois, et l’on doit procéder prochainement à l’incendie de sa demeure, ce qui, selon la coutume des montagnards, est censé honorer sa mémoire.

— Tel est l’usage druse, tu l’as dit. Eh bien, Ahmed, c’est cet incendie qui motive notre voyage.

Le Persan eut un geste surpris :

— Tu veux y assister, je le conçois, bien que…

— Tu erres, ami. Je veux qu’une jeune fille, qui a mon cœur, n’y assiste pas.

Et comme son interlocuteur répondait par une sourde exclamation, Yousouf reprit d’un ton sombre :

— Il y a six mois environ, Mohamed, le vieillard, eut la fantaisie d’unir son hiver au plus radieux des printemps. Ce barbon songea à épouser Alissa, la perle du bourg de Téfilelt. La douce créature aux yeux de velours, noirs autant que la nuit, sous la chevelure blonde, tissée de rayons de soleil, Alissa Périkiadès, refusa…

Le Persan hocha soucieusement la tête.

— Voilà un refus motivé, mais dangereux… Repousser le chef suprême des Druses ! Elle est audacieuse, cette jeune Alissa.

— La tendresse lui donna le courage…

— Ah ! ah ! son cœur…

— S’est donné à moi ; à moi, qui lui appartiens tout entier, mon cher Ahmed.

— Eh bien, fit légèrement le Persan, la solution est simple. Mariez-vous.

Mais la main de son interlocuteur se posa rudement sur son bras :

— Ne plaisante pas, Ahmed ; je viens de vivre une agonie. Tu le sais, tout ce qui a appartenu au maître, femmes, armes, chevaux, chiens, doit être brûlé avec son palais, pour le suivre dans les territoires divins de l’au-delà. Or, le Conseil des Anciens, ce conseil tout-puissant parmi les Druses, a décidé qu’Alissa Périkiadès, ayant appartenu au regard du défunt[1], doit périr dans les flammes.

— Cela est monstrueux, inique, stupide… s’il suffit de regarder pour être réputé propriétaire… Voilà un axiome de voleurs !

— Tu es de mon avis, ami. Seulement, la mignonne habite Beyrouth. Sa chevelure blonde la rend reconnaissable entre toutes les femmes de la région, dont les tresses, brunes ou noires, ne rappellent en rien cette auréole de fils d’or. On la surveille, on l’épie… J’avais réuni ma fortune en Égypte ; elle devait me rejoindre. Je désespérais en voyant qu’elle ne réussirait pas à tromper la surveillance des espions druses.

— Pauvre ami !

Tibérade écoutait, pris de pitié pour ce drame de tendresse qu’il surprenait, sous les étoiles scintillant au manteau noir de la nuit tiède. Pour un peu, il aurait offert son concours au jeune Druse. Mais, celui-ci, ignorant d’avoir deux auditeurs au lieu d’un, reprenait d’une voix ardente :

— Ne me plains plus… Le Maître du Ciel Bleu, plus puissant que les Maîtres de la Montagne, m’a rendu l’espérance…

— L’espérance de…

— D’arracher Alissa au trépas.

— Mais tu seras voué à l’exécration de toute ta race si tu te fais prendre, sans compter les supplices que l’on ne te marchandera pas.

— Non. Ils ne se douteront pas de la substitution.

— Tu prétends substituer une victime à ta fiancée. Idée de désespéré ; idée odieuse !

— Non. Ahmed, car la… substituée sera une Européenne.

Tout le mépris des Asiates pour les Occidentaux sonnait dans cette réplique. Sans doute, le Persan partageait cet état d’esprit, car il inclina la tête en un mouvement d’approbation.

Tibérade, lui, sentit diminuer sa pitié pour le fiancé rêvant de procédés aussi blâmables. Il écouta avec plus de soin encore, mordu au cœur par le désir de sauver la victime inconnue.

Cependant, Yousouf développait son plan, d’un ton paisible, disant l’inconscience de l’horrible projet :

— La victime est conduite là-bas, voilée du litham, la grande pièce d’étoffe qui cache le visage et le corps… Seuls les cheveux apparaissent. Il nous suffit donc de montrer des cheveux blonds dorés, et nul ne devinera la supercherie.

— Où en trouveras-tu dans ce pays des brunes ?

— J’en ai trouvé :

— Où donc ?

— La question m’étonne. Tu ne t’es pas demandé pourquoi nous avions quitté l’Égypte, pourquoi nous allions à Beyrouth ?

— Ils y sont donc, tes cheveux d’or ?

— Ils y seront à l’heure marquée par le destin, qui veut qu’Alissa soit sauvée pour devenir mon épouse.

Sans que Marcel pût s’expliquer pourquoi, son cœur se serra à ces paroles.

Mais après un silence qui augmenta le trouble du jeune homme, désolé maintenant d’être le confident d’un secret de sang, Yousouf conclut :

— Et j’ai compté sur toi, frère. Tandis que je conduirai Alissa libre sur un yacht, qui l’attend dans le port de Beyrouth, tu entraîneras l’autre au ravin d’El-Gargarah, au fond duquel se dresse le palais du défunt. Me suis-je trompé en espérant ton concours ?

Le Persan marqua une légère hésitation, puis avec un roulis des épaules :

— Le blâme qui arrête l’action indique une amitié tiède. Je ne blâmerai donc pas et je ferai ce que tu désires.

Tibérade n’en entendit pas davantage : les causeurs s’éloignèrent. Alors, frémissant, il sortit de l’ombre qui l’avait dissimulé jusque-là. Il maugréait sourdement :

— Partis ? Trop tôt ! J’aurais voulu connaître la victime désignée… Les blondes m’intéressent particulièrement… Et, par égard pour Sika, je me ferais volontiers le chevalier de celle que Yousouf condamne si cavalièrement. Ils vont bien, les Druses ; ils parlent de rôtir les jeunes files comme de simples mauviettes.

Tout en regagnant sa cabine, il continuait à soliloquer :

— Une jeune fille blonde… Elle sera à Beyrouth… Donc, elle n’y est pas en ce moment… Alors, où est-elle ? Je connais bien une charmante blonde qui se trouve sur ce navire… Mais Sika n’a rien à voir dans cette aventure… brûlante. Je vais me mettre à la recherche de mes deux conspirateurs, et quand je les aurai identifiés, je les surveillerai. Au fond, je serais ravi qu’aucune blonde ne fût grillée. Nous disons donc : Ahmed, Yousouf ; un Persan, un Druse.

Au surplus, le récit surpris valut à Marcel une nuit agitée de cauchemars, se développant dans des rougeoiements d’incendie.

Il se réveilla de bonne heure, les muscles meurtris par une courbature douloureuse. Son premier soin fut de consulter le livre de bord, où sont inscrits les passagers avec la désignation des cabines qu’ils occupent. Sans peine, il trouva les deux personnages dénommés Yousouf et Ahmed.

Ces passagers étaient l’objet de ces mentions très claires :

« Yousouf Argar, couchette inférieure, cabine 7. Destination : Beyrouth.

« Prince Ahmed Stidiri, couchette supérieure, même cabine et même destination. »

Pourquoi ces amis avaient-ils jugé bon d’échanger leurs résolutions sur le pont ? Peut-être s’étaient-ils méfiés des minces cloisons séparatives des cabines, si propices aux opérations fâcheuses des écouteurs indiscrets. En tout cas, ils avaient à présent un confident sur lequel ils n’avaient pas compté, et ils durent s’étonner de la persistance que mit Tibérade à les examiner durant le repas du matin, qui réunit tous les passagers dans la salle à manger.

Le jeune homme se les était fait indiquer par un serveur, un steward comme l’on dit habituellement à l’instar des Anglais ; et à présent, il les identifiait de façon à les reconnaître, en quelque endroit qu’il les rencontrât

— Que faire ? murmura-t-il en remontant sur le pont. Le paquebot touchera à Beyrouth avant une heure. Bah ! je veux assister au débarquement de ces deux gaillards. Peut-être leur victime sera-t-elle là… Si je vois une blonde, je la préviendrai à tout hasard ; et si besoin en est, je la défendrai !

On dit qu’une bonne action est toujours récompensée. Cela est souvent vrai, peut-être ; mais toujours constitue sûrement une allégation hasardée.

Dans l’espèce notamment, alors que Marcel prenait sa chevaleresque résolution de protéger une inconnue, un personnage trop connu, dont il espérait être enfin débarrassé, allait se manifester de nouveau, et cela, dans des conditions bien plus dangereuses que par le passé.

La fausse Véronique s’approcha du jeune homme ; avec la politesse cauteleuse des domestiques, elle lui demanda :

— Pardonnez, monsieur : mais il parait que nous allons atteindre Beyrouth dans une petite heure.

— Oui, il paraît. 

— Bien. M. le général Uko, ni Mlle  Sika n’ont encore paru ce matin.

— Je le constate comme vous, Véronique.

— Et je voudrais vous prier de les avertir du prochain débarquement Ainsi ils sortiront de leurs cabines, et je pourrai rapporter leur réponse à ma patronne actuelle, mistress Robinson.

Tibérade leva les sourcils en accents circonflexes, ce qui, nul ne l’ignore, constitue la mimique de l’interrogation mélangée de surprise.

La camériste sourit d’un air gêné, puis avec un effort que les paroles ne justifiaient point :

— Oui, mistress Robinson, au moment de descendre à terre, où vraisemblablement elle perdra de vue ses… obligés, ne veut pas leur infliger le déplaisir de ne pas accepter leurs remerciements. Elle m’a envoyée pour leur demander s’ils jugeaient le moment propice à la présentation.

— Ah bon ! je comprends, s’exclama Marcel sans prêter attention au trouble évident de son interlocutrice. Vous n’osez déranger mes amis, et vous pensez que j’aurais moins de timidité.

— C’est tout à fait cela ; j’en demande pardon à Monsieur.

— Je me rends à leurs cabines, assuré de leur être agréable en leur annonçant qu’ils pourront exprimer leur gratitude à l’excellente personne qui leur a permis de ne pas séjourner à Port-Saïd. Attendez-moi ici.

Avec un geste bienveillant il se dirigea vers l’escalier des cabines où il disparut.

Véronique n’avait pas bougé. Marcel éloigné, elle murmura :

— Le diable me larde de sa fourche, ma destinée est saugrenue ! Je passe mon temps à trahir tout le monde. Si encore j’y trouvais plaisir ; mais cela me désole, et il m’est interdit d’agir autrement.

Que signifiaient ces paroles ? Ah ! elles résultaient d’un de ces coups de partie qui désarçonnent les plus robustes jouteurs.

La veille au soir, tandis que Marcel surprenait sur le pont l’entretien mystérieux du Druse Yousouf et du Persan Ahmed, Véronique, rendue à la liberté par la retraite hâtive des Japonais, était entrée durant quelques instants dans la cabine occupée par la gentille Lydia Honeymoon, figurant au registre des passagers sous le nom supposé de mistress Robinson…

Elle avait trouvé la petite Anglaise toute dolente, tout endormie.

La jeune femme avait écouté d’une oreille distraite le rapport détaillé des faits et gestes des Japonais, et elle avait mis fin à la conversation par ces mots :

— Monsieur Pierre, je demande votre pardon, mais ce soir le sommeil est complètement sur mes yeux. Je vous donne le bonsoir. Demain, nous atteindrons Beyrouth et nous conviendrons de nos mouvements.

La fausse soubrette avait pris la main de Lydia, l’avait portée à ses lèvres, avec une dévotion tendre ; après quoi, obéissant au désir implicitement enfermé dans les derniers mots de mistress Honeymoon, elle s’était retirée discrètement et s’était enfermée dans sa propre cabine, attenante à celle de la mignonne espionne britannique.

La porte dûment close d’un double tour de clef, la soubrette de fantaisie avait dépouillé sa perruque, ses vêtements féminins, s’était revêtue d’un pyjama, puis, ouvrant le hublot de la cabine, Pierre, devenu homme, avait offert son front à l’air salin pénétrant par l’ouverture.

Machinalement il avait posé son pied sur une malle appuyée à la cloison séparative de son gîte et de celui de mistress Honeymoon, alias Robinson.

Cette malle représentait une précaution de la jeune femme. Louer sept cabines et ne montrer que des bagages à main lui avait paru devoir éveiller l’attention ; pour éviter cette fâcheuse conjoncture, elle s’était empressée d’acquérir, avant le départ, plusieurs trunks dans un bazar de voyage de Port-Saïd.

Les malles remplies de vieux journaux, c’est-à-dire représentant un poids normal, furent transportées sur le Parthénon par les soins de l’hôtel, où la jeune femme et son compagnon avaient séjourné.

On en avait placé dans la cabine de Lydia, dans celle de Pierre. Deux autres occupaient les deux cabines, demeurées veuves de passagers, après que l’obligeante Anglaise en eut gracieusement offert trois au général Uko, à Sika et à Marcel Tibérade.

Donc, Pierre avait posé le pied sur la malle qui encombrait son réduit exigu, avec le dédain d’un touriste pour un bagage fictif.

Il regardait au dehors le ciel constellé d’étoiles. Soudain, il se retourna, retira vivement son pied, alluma l’électricité et considéra la malle avec une évidente surprise.

— Voilà qui est bizarre, fit-il entre haut et bas. Il m’a semblé que le couvercle de ce coffre tentait de se soulever !

Cependant la malle ne manifestait aucune velléité de se mouvoir. Pierre haussa les épaules, continuant son soliloque :

— Je suis stupide. Un coup de roulis probablement mon équilibre modifié m’a procuré la même sensation que si mon point d’appui bougeait. En, vérité, c’est cela même, et d’ailleurs, là féerie étant défunte, cela ne saurait être autre chose.

Rasséréné par la réflexion, il se remit au hublot décidé à poursuivre son rêve, en attendant que le sommeil se décidât à peser sur ses paupières et l’incitât à se mettre au lit.

Il se replongeait dans une rêverie très douce, où sa pensée brodait des variations sur ce thème favorable : mistress Lydia est la plus exquise des mistress passées, présentes et à venir, quand, pour la seconde fois, il fut rappelé au sentiment des réalités.

Une main s’appuyait lourdement sur son épaule.

Une main, dans une cabine où l’on se sait absolument seul, il y a de quoi étonner un personnage même flegmatique.

Pierre ne put réprimer une sourde exclamation. Tout d’une pièce, il pivota sur ses talons et resta pétrifié, anéanti, médusé.

Midoulet, en chair et en os, se tenait debout devant lui, la main gauche encore posée sur l’épaule du jeune homme, la main droite serrant la crosse d’un revolver, dont le canon de bronze se dirigeait menaçant vers la poitrine du passager.

— Monsieur Midoulet !… Vous… Vous !… bégaya Pierre d’une voix indistincte.

Son Interlocuteur ricana avec une bonne humeur indiscutable :

— Moi, parfaitement… je n’ai aucune raison de le nier.

— Vous êtes donc sorti de prison ?

La question saugrenue accrut encore la gaieté de l’agent :

— C’est vraisemblable, vous le reconnaîtrez.

— Vous vous êtes évadé ?

— Inutile… Voyez-vous, monsieur Pierre, votre jeune et blonde amie a commis une faute. Quand on veut être assuré qu’un adversaire sera enfermé dans un cachot on l’y conduit soi-même, au lieu de confier ce soin à des subalternes.

— Vous avez acheté ces drôles ?…

— Pas même. Je me suis simplement réclamé du consul de France. Vingt minutes après mon arrestation, je fus remis en liberté sur l’expresse demande de ce fonctionnaire.

— Soit ! je comprends la liberté ; mais comment avez-vous pu entrer dans ma malle, en pleine mer ?

Un rire grinçant fusa entre les lèvres minces de l’interpellé :

— Décidément, jeune homme, vous êtes naïf. Je conçois que votre conversation plaise à la chère mistress Honeymoon. Les gentilles ladies sont attirées par la naïveté.

— Ceci n’est pas répondre.

— Petit curieux, fit ironiquement Célestin, vous voulez tout savoir. Eh bien ! j’y consens. Aussi bien, le récit sera-t-il un exorde convenable à notre entretien.

Et prenant un temps :

— Donc j’étais libre. J’allai rôder sans me montrer autour de l’amarrage du canot n° 2, certain que je vous retrouverais de ce côté. Mon pressentiment ne me trompait pas. Vous y vîntes. Au retour, vous me guidiez, sans vous en douter, vers l’hôtel qui abritait mistress Honeymoon, sur le point de se transformer en mistress Robinson.

Pierre esquissa un geste de désespoir. Célestin poursuivit d’un ton bienveillant :

— Ne vous désolez pas. Vous ne pouviez éviter la chose. À l’hôtel. Je pris une chambre voisine de celles que vous occupiez.

— Comme au Mirific, à Paris ?

— Dame ! Pour opérer une même surveillance, on emploie forcément les mêmes moyens. De mon logis, je ne perdis rien de ce qui se passait dans le vôtre, J’assistai à l’arrivée des malles achetées par la chère mistress. Très ingénieux, ces bagages ! La dame aux sept cabines ne pouvait arriver avec un sac à main. Je vous vis emplir les caisses de journaux.

— Vous m’avez vu ?

— Par un petit trou percé dans la cloison.

Du coup, Pierre se prit les cheveux à pleines mains ; mais son interlocuteur plaisanta avec un intérêt ironique :

— N’arrachez pas, jeune Pierre. La calvitie même n’empêcherait pas votre compagne d’être partie pour s’embarquer sur le Parthénon ; vous, d’être sorti afin d’aller chercher mes ex-compagnons de navigation sur le canot n° 2, et moi d’être entré dans votre chambre, et de jeter sous le lit tous les papiers remplissant une malle, et, nanti de quelques sandwiches et d’un flacon de vin, de m’être enfermé à leur place.

— Oh ! murmura Pierre, abasourdi par cette affirmation. Alors, depuis le départ ?…

— Je suis là. Pas malheureux, en somme, car vos fonctions multiples vous retiennent beaucoup au dehors… Cela me permet de sortir de ma cachette, de me dérouiller les articulations et d’assister à vos entretiens avec mistress Honeymoon.

Il eut un ricanement qui fit tressaillir son interlocuteur et l’incita à dire :

— Elle va nous entendre, grâce au ciel.

Mais l’espoir formulé accrut encore l’hilarité railleuse de l’agent.

— Rassurez-vous, monsieur Pierre-Véronique… la jolie Anglaise ne percevrait pas le bruit du canon. Ceci me sert de transition pour vous apprendre ce que j’ai fait et ce que j’attends de vous.

— Oh ! si vous comptez sur moi pour vous aider…

— J’y compte !

— Vous pensez que les menaces vous ont réussi au Mirific-Hôtel, et vous espérez qu’elles auront conservé leurs propriétés…

— Non, monsieur Pierre. La situation a changé. Vous êtes protégé par l’Angleterre. Donc je ne m’illusionne pas ; je ne puis rien contre vous.

— En ce cas… rien ne m’empêche d’appeler, de faire arrêter l’homme qui s’est introduit en fraude dans ma cabine, un évadé des prisons égyptiennes.

Pour toute réponse, Midoulet se renversa sur la couchette de la cabine et se laissa aller à une franche hilarité.

Quand il eut donné libre cours à sa joie, inexplicable pour son compagnon, il reprit :

— Allons, allons, monsieur Pierre, vous êtes un enfant. Croire que moi, un vieux routier du service des Renseignements, je vous révélerais ma présence sans être certain que vous vous tairez, bien plus : que vous obéirez avec un dévouement sans bornes !

Pierre haussa violemment les épaules :

— Je suis curieux de voir cela.

— Soyez donc satisfait !

Et, d’un ton de camaraderie, plus impressionnant que les pires menaces :

— Mistress Lydia avait grand sommeil, tout à l’heure…

— Oui, après ?

— Savez-vous pourquoi cette aimable femme sentait ses yeux se voiler ; pourquoi, à cette heure, elle dort si profondément que nulle puissance humaine ne lui pourrait rendre la conscience des choses ?

Incapable de prononcer une parole, Pierre secoua négativement la tête :

— Parce que je l’ai voulu ainsi, continua Célestin d’un air triomphant. Or, écoutez-moi bien… Le soporifique auquel elle a cédé est un produit gazeux que j’ai introduit dans sa cabine au moyen de ce conduit.

Il écartait un manteau de Pierre, accroché à la cloison et sous l’étoffe, il désignait une sorte d’entonnoir métallique hermétiquement clos, d’où sortait un tube de verre enfoncé dans la cloison.

— Le gaz en question amène la mort dans les douze heures qui suivent son usage. Donc, à l’arrivée en rade de Beyrouth, votre charmante amie sera défunte, si je ne lui administre pas l’antidote de la substance toxique.

Mais comme Pierre, s’appuyait au bordage, ses jambes flageolant sous lui, Midoulet reprit vivement :

— Non, non… pas de nervosité. Elle ne court aucun danger, si vous exécutez mes ordres, sans arrière-pensée. Donnez-moi votre parole d’honneur de m’obéir entièrement, et je vous remets l’antidote.

Il acheva, d’un ton détaché :

— Au surplus, l’Europe n’y perdra rien. Que ce soit un Français ou une Anglaise qui déjoue les desseins japonais. Le résultat mondial est le même. Seulement, j’ai un désir particulier d’assurer la victoire au service français. Eh bien ! Jurez-vous ?

Un lourd silence règne dans la cabine. Complètement démoralisé par la révélation du danger couru par la jeune femme, Pierre se passait machinalement la main sur le front, où perlaient des gouttelettes de sueur froide.

L’angoisse l’annihilait positivement. Il sursauta, en entendant Midoulet répéter sa question :

— Eh bien ! vous engagez-vous ?

Il lui fallut un effort violent pour desserrer ses mâchoires contractées, et il parvint à bégayer :

— Je vous donne ma parole d’honneur, mais sauvez-la !

La bouche de l’agent s’ouvrit en un rire silencieux et fugitif. Il fouilla dans sa poche, en retira une boule de substance blanche qui semblait avoir été taillée dans un bloc de craie, et la tendant à son interlocuteur :

— Allez placer ceci auprès de la dormeuse, ouvrez le hublot de sa cabine, et revenez. Je vous dirai ce que vous devez faire.

Jeter son manteau de voyage sur ses épaules, reprendre ainsi un aspect suffisamment féminin, la perruque de Véronique coiffée de nouveau, fut pour Pierre l’affaire d’un instant il s’élança dans le couloir.

Célestin prêta l’oreille. Il entendit s’ouvrir la porte de Lydia. À travers la cloison, le bruit des mouvements du jeune homme lui parvenait. Le claquement du hublot lui apprit que toutes les prescriptions étaient observées.

Alors, il se reprit à rire silencieusement, et se frottant les mains :

— Ce petit est un cornichon angélique, angelicus cucurbitaceus. Il a cru à ce gaz, digne des Borgia, dont j’ai régalé son entendement. Brave garçon, va. Ta mignonne compagne n’a jamais été en péril. Elle a simplement absorbé de la belladone dans son café. Elle se réveillera sans souffrance, dans une quinzaine d’heures. Seulement, à son réveil, le Parthénon aura quitté l’escale de Beyrouth, l’emportant vers Smyrne ; je resterai donc seul en face des Japonais.

Et d’un ton amical, il s’octroya des félicitations.

— Bien joué, Midoulet. Te voilà débarrassé de la concurrence anglaise ; tu vas te retrouver dans la société de tes adversaires, sous une forme qui te vaudra, non plus leur suspicion, mais leur reconnaissance.

Il se tut ; Pierre revenait.

Les traits du jeune homme exprimaient une joie débordante. À son avis, il venait de sauver la vie à Lydia ; rien au monde n’eût pu lui être plus agréable.

Le résultat de cet état d’esprit fut qu’il s’adressa presque cordialement à Célestin Midoulet :

— Me voici. Vous avez ma parole. Faites-moi connaître vos ordres.

C’est en suite de la longue conférence à voix basse qu’eurent les deux hommes, que, le lendemain matin, Pierre, redevenu Véronique, avait prié Marcel Tibérade de s’enquérir auprès du général Uko et de sa fille s’ils jugeaient bon de rencontrer mistress Robinson.

  1. Le plus récent massacre de Maronites fut provoqué par une décision semblable.