Le Message du Mikado/p2/ch04

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Éditions Jules Tallandier (p. 278-295).


CHAPITRE IV

Emmie converse avec les houris


Tous écoutaient, entraînés par l’étrangeté de la scène. Tout à coup, une exclamation d’Emmie ponctua le discours de Ramsès.

— Quelle lumière ! Je vois… Je vois !

— Quoi ? Que voyez-vous ? s’exclamèrent les assistants, tirés violemment de l’emprise des rites hospitaliers.

— Mon cerveau a compris ; oui, il a compris le miracle, dont le sens se dérobait jusqu’ici à mon esprit.

Tibérade, le général, les fausses ladies eurent pour la fillette un regard empreint d’inquiétude. Certainement ils avaient peur d’une imagination nouvelle se faisant jour dans la cervelle fantasque de la fillette, et qui peut-être pouvait donner l’éveil au cheik nomade.

Mais Ramsès, lui, n’avait point de pensées défiantes. La gamine avait conquis sa confiance. Avec sa souplesse d’enfant de Paris, elle avait admis sans hésitation le caractère féerico-religieux des manifestations dont la route des nomades avait été semée. En dépit de leur mépris affecté pour les roumis (Européens), les Arabes se sentent infiniment flattés lorsque ceux-ci consentent à accepter leurs erreurs comme vérités. S’incliner devant le Coran, c’est conquérir l’Islam.

Emmie avait appris cela dans les livres ; mais, dans la pratique, elle l’appliquait merveilleusement.

Aussi, plus habile que ses compagnons de voyage, ne marqua-t-elle aucun étonnement quand le cheik la questionna avec une teinte de déférence :

— Apprends-moi ce que tu comprends, enfant agréable aux yeux autant que la fleur du jasmin ?

Prestement elle mit un genou en terre.

— Je vois que le vêtement rapporté par toi du désert…

— Eh bien ! achève…

— Appartient au Prophète.

Pour les Européens, l’affirmation saugrenue provoqua un ahurissement. Chez l’Arabe, elle causa une émotion profonde.

Mais les uns et l’autre redirent d’une seule voix, avec un ensemble où se perdirent, se confondirent les intonations inquiètes ou crédules :

— Au Prophète ?

Elle ne regarda que Ramsès.

— Oui ! au Prophète, à lui-même. Écoute, noble cheik, et cela t’apparaîtra clairement. Tu n’ignores pas que dans la sainte Mosquée de La Mecque, le cercueil de Mahomet, ce bras droit d’Allah, s’enlève chaque année jusqu’à la voûte, aux yeux des pèlerins assemblés[1]. Or, que disent les traditions ? Elles annoncent nettement que, si une année, le prodige ne s’accomplit pas, ce signe indiquera que le Prophète se manifestera d’autre façon, et qu’il répandra les bénédictions sur les peuples de l’Asie occidentale.

— Tu parles comme le Coran lui-même, balbutia le nomade, dont les regards brillants, l’attitude attentive décelaient l’intérêt profond.

— Je pense bien, se confiait Emmie à cet instant même, je pense bien que je parle comme le Coran. J’ai appris cela tout a l’heure de ces braves guerriers.

Et à haute voix, sans que rien en sa personne décelât cette pensée ironique :

— Cette année, le cercueil de Mahomet n’est point monté jusqu’aux voûtes polychromes de la mosquée sainte entre toutes.

— C’est vrai ! fit encore le cheik.

— Alors, conclus, noble seigneur. Ne t’apparaît-il pas évident qu’un vêtement qui, en général, est privé de mouvement, et que l’on rencontre isolé, reposant dans le désert, est la manifestation annoncée… Il faut que le Prophète l’ait apporté, car il n’a pu venir par ses propres moyens.

Les compagnons d’Emmie frissonnèrent. L’Arabe ne croirait pas à la véracité de se conte funambulesque.

Ah ! ils ne connaissaient pas la crédulité des superstitieux nomades. Et puis, l’amour-propre plaidait en faveur de l’hypothèse de la gamine. Quelle gloire d’être celui auquel Mahomet consentait à se révéler. Aussi l’organe du cheik tremblait en prononçant :

— Quoi… ce serait ?…

— Un pantalon de Mahomet ! La preuve de son origine divine n’est-elle pas dans la présence du billet divin, rédigé dans le dialecte mystérieux des houris.

— Cela est-il certain ? murmura Ramsès, résistant pour la forme.

— Le savant Uko, amené par Allah à l’heure et à l’endroit où sa présence était nécessaire, va nous l’apprendre, si tu veux bien lui confier le billet.

En vérité, la rusée avait bien auguré de la superstition naïve du cheik Ramsès.

Celui-ci prit sur une table un coffret aux incrustations de cuivre, l’ouvrit et en sortit le papier dont le contenu intéressait si vivement les voyageurs.

Il le porta à ses lèvres, l’appliqua sur son cœur, puis le tendit à la fillette, avec une vénération si comique qu’en des circonstances moins troublantes, les assistants n’eussent pu se tenir de rire.

Mais à cette minute, un sourire même eût risqué de compromettre le but, vers lequel les avait conduits la fantaisie de la jeune Parisienne.

Imperturbable, celle-ci se prosterna pour recevoir la feuille, couverte, comme l’avait supposé l’aimable fillette, de signes japonais.

Puis s’adressant à Uko dont les joues tremblaient d’angoisse :

— Sage parmi les sages, mets le front dans la poussière pour que je te remette la missive des houris, avec le respect auquel a droit une lettre émanant de si hautes et puissantes dames.

L’Arabe approuva du geste. Ah ! si tous les gens d’Europe savaient, comme cette enfant, vénérer l’Islam, les Arabes les traiteraient en frères !

Le général, lui aussi, sur un coup d’œil éloquent de la petite, obtempéra à sa requête bizarre, dont le sens lui échappait ; la fillette, de son côté, se prosterna de telle sorte que sa tête inclinée fut voisine de l’oreille du Japonais. Ainsi elle put murmurer de façon à n’être entendue que de lui :

— Lisez pour vous seul… Vous nous direz le contenu de la lettre quand nous serons dans notre tente. Puis, à voix haute, vous feindrez de lire ce que je vais vous souffler… Et pensez qu’ainsi nous arracherons à ces braves gens le… document diplomatique que vous souhaitez récupérer.

Une minute, elle chuchota, le visage du Japonais exprima une indicible stupéfaction. Toutefois, il jugea vraisemblablement qu’il convenait de se conformer aux instructions de la gentille cousine de Tibérade. Sa face se figea dans une expression extatique, tandis que, toujours agenouillé, il parcourait des yeux le billet de Sika.

Tracé au crayon, l’irrégularité des caractères dénotant qu’ils avaient été jetés en hâte, déformés par les cahots de l’automobile roulant en vitesse sur le sol raboteux, le père lisait l’appel au secours de sa fille bien-aimée, et pourtant il lui fallait continuer la comédie imaginée par Emmie.

Il se redressa lentement ; d’un accent inspiré, il clama :

— Le Prophète savait que nous nous trouverions sur ta route, vaillant Ramsès, ou plus exactement que cette enfant serait mise en ta présence.

Il désignait Emmie, laquelle appelait sur son visage l’expression du plus profond étonnement.

— Le Prophète sait tout, acquiesça sentencieusement le cheik, ne doutant pas de la réalité du miracle. Il sait tout, parce qu’il se tient à la dextre d’Allah, et qu’il lui est loisible de feuilleter le livre du Destin.

Puis avec une curiosité mêlée de timidité, comme s’il eût craint d’offenser le ciel coranique :

— Mais toi-même, grand savant, sage parmi les kodjas et les muezzins, comment sais-tu ces choses célestes que tu affirmais à l’instant ?

Se plongeant de plus en plus dans la comédie dirigée par la « petite souris », le général répondit sans hésiter :

— Je les lis sur ce papier sacré.

— Et tu pourrais m’enseigner le sens de ces figures ignorées de moi ?

— Aisément. Écoute et sois satisfait.

D’une voix pieuse, tel le fidèle élevant vers l’infini une implorante oraison, il prononça les syllabes, les égrenant avec une lenteur sacerdotale :

« L’enfant, qui a compris le signe abandonné dans le désert, est chère entre toutes à Allah et à son Prophète ! C’est à elle que sera confié le soin des symboles, d’où naîtront les fleurs heureuses pour mes fidèles. Qu’elle veille sur le vêtement qui toucha mon Être, qu’elle veille toute une nuit en disant les prières qui lui seront inspirées par mon Esprit. Avant l’aube, avant que reparaisse le soleil, une des houris, mes servantes, lui apportera mes ordres. Que tous l’aident à les accomplir. »

Conquis par la puissance de la scène, l’Arabe tendit vers Emmie des mains suppliantes :

— Accepte, jeune fille, accepte ce que propose le Prophète.

La fillette se tourna vers lui, et avec une modestie admirablement jouée, elle murmura d’un accent ému :

— Puisque Mahomet daigne ordonner à son humble servante, elle obéira.

Du coup, Ramsès, abdiquant ses allures flegmatiques, commençait à se répandre en éloges dithyrambiques de la fillette ; mais celle-ci l’interrompit dès les premiers mots.

— J’obéirai, certes, avec la joie la plus intense ; seulement, pour entendre la voix de l’envoyée de l’élu, il faut posséder la force des miliciens ailés d’Allah…

— Eh bien ?

— Je ne saurais espérer atteindre à la céleste vigueur ; mais je puis au moins assurer mes faibles forces terrestres. Voilà pourquoi, avant de commencer la veillée ordonnée, à l’idée de quoi mon âme frissonne et mon corps tremble, je souhaite prendre un repas substantiel avec mes compagnons de voyage.

L’enthousiasme du cheik ne connut plus de bornes, en présence de cet aveu d’appétit formulé, il faut le reconnaître, dans le mode mystique.

— Jeune fille, s’écria-t-il, le Prophète montre qu’il sait en qui il place sa confiance ; ta tête brune a la sagesse que l’on ne trouve pas toujours sous les chevelures d’argent. Va, va, mes serviteurs apporteront, sous la tente de mes hôtes, tout ce que nos caisses de vivres contiennent de meilleur.

C’était là, la permission de se retirer, Emmie s’empressa d’en profiter. Suivie de ses amis, elle quitta la tente du crédule Ramsès, et alla d’un pas rapide, avec l’impatience aiguë de connaître la véritable teneur du billet de Sika, se réfugier sous le réduit de toile dressé à son intention.

Elle pressa le service des domestiques chargés de disposer le repas sur des tapis étendus à même le sol : des galettes, de la viande séchée au soleil, des gelées de fruits, et cœtera, formaient le menu, vraiment très délicat chez des nomades. Et les gêneurs disparus, la gamine attaqua les victuailles à belles dents, s’abandonnant, sans en perdre un coup de dents, à une interminable hilarité.

Tous l’interrogeant à la fois, elle daigna dominer sa gaieté pour demander à ses amis :

— Eh bien, comprenez-vous l’affaire ?

Tous quatre s’entre-regardèrent d’un air ébahi. Ils secouèrent négativement la tête, ce qui provoqua chez leur interlocutrice une recrudescence de crise hilare. Il fallut cinq bonnes minutes pour que, entre deux fusées de rire, elle réussit à formuler :

— Je vous expliquerai mon idée tout à l’heure. Auparavant, je prierai notre ami, le général, de vouloir bien nous dire ce que contient en réalité la lettre de Mlle  Sika.

— Comme vous le pressentiez, elle nous appelle à son secours, répliqua le général.

— En quels termes et dans quelle direction ?

— Voilà. Les mots se sont gravés dans mon esprit. « Une auto, écrit-elle, m’emporta vers l’est. »

— Vers l’est… C’est-à-dire vers l’intérieur, loin de la côte.

Le Japonais approuva du geste, et continua, les yeux clos, comme s’il lisait des phrases gravées en lui :

« Quelques paroles de mon ravisseur, un certain prince Ahmed, prononcées alors qu’il me croyait endormie, me font supposer que nous nous embarquerons sur le fleuve Euphrate pour gagner en bateau la ville de Bassorah, où ledit prince possède un palais. Bassorah, je pense, est le port établi au fond du golfe Persique. Venez à mon secours… J’ai le sentiment qu’un danger pire que l’incendie me menace. Lequel ? je l’ignore. Mais j’ai peur, peur à mourir… »

« Signé : Sika. »

Tous demeuraient silencieux, bouleversés par le cri de détresse venu du fond du désert jusqu’à eux. Ce fut encore la petite Parisienne qui, la première, recouvra le sang-froid.

— Allons, fit-elle, voilà qui est assez précis.

— En effet, Bassorah, le prince Ahmed… Cet homme était l’interlocuteur de Yousouf sur le Parthénon.

L’observation de Marcel fut coupée par le père de Sika :

— Précis ? Oui, la lettre est précise, trop précise même ; Sika est en danger, et je suis rivé ici, dans ce campement…

— À cause du pantalon « le Mikado », s’exclama la cousine de Marcel, la figure épanouie. Ah ! général, je vous demandais tout à l’heure si vous compreniez. Sachez donc que Mahomet donnera cette nuit même, à l’aimable jeune fille que je suis, l’ordre d’emporter ce diable de vêtement diplomatique. Donc, inutile de vous croire retenu ici. Vous pouvez à l’instant partir à la recherche de votre chère fille. Mon cousin vous accompagnera.

— Mais toi ? murmura Tibérade, encore que tout son être fût appelé sur la trace de la blonde Japonaise.

— Moi, tandis que vous irez à Bassorah, j’irai vous attendre à Beyrouth, d’où nous poursuivrons, à notre retour, notre voyage vers le but que nous ignorons. Quant à M. Midoulet et à son ami Pierre…

Elle ne put aller plus loin.

Un quadruple cri avait salué ce membre de phrase.

— Midoulet !… À quoi bon parler des absents ? plaisanta Marcel.

— Ah ! il est heureusement bien loin, ce gêneur, ricana le général en écho.

— Bien loin, vous le croyez vraiment ?

Emmie s’était levée. D’un geste si rapide que son adversaire ne le put esquiver, elle se cramponna au chapeau de mistress Robinson. Le couvre-chef céda et roula sur le sol, entraînant la perruque et les lunettes de la fausse Anglaise, mettant à nu le faciès trop connu de l’agent au service des Renseignements.

Un tour sur elle-même, et la gamine débarrassait également, des postiches qui le déguisaient, Pierre Cruisacq abasourdi.

Des exclamations stupéfaites se croisèrent :

— Midoulet ici !

— La femme de chambre est un garçon !

Ces cris émanèrent du général et de Tibérade.

— Cette petite est un démon, rugirent les espions.

Pour Emmie, aussi paisible que s’il ne s’était rien passé d’anormal, elle continuait :

— Bon, j’ai percé les déguisements ; à quoi bon continuer a nous gêner. Mon général et mon cousin s’en vont ; vous resterez avec moi.

— Avec vous !… gronda Célestin, exaspéré.

Elle se pencha vers lui et lui glissa à l’oreille :

— Et avec le pantalon, monsieur Midoulet, que vous ne serez pas fâché de tenir, quand je l’aurai subtilisé aux Arabes.

Il y avait chez elle une telle assurance que tout fut réglé ainsi qu’elle l’avait décidé.

Une demi-heure plus tard, Tibérade et le père de Sika, montés sur d’excellents chevaux, quittaient le campement des Arabes, non sans avoir échangé des adieux reconnaissants avec le digne cheik Ali-ben-Ramsès.

Emmie les accompagna à quelque distance. Au moment de les quitter, le général, qui chevauchait pensif, ayant murmuré :

— Ce satané Midoulet me tracasse. Il voudra à toute force que vous lui livriez le pantalon ; et alors… alors…

— Alors, général, soyez tranquille, il ne l’aura pas, parce que je ne veux pas le lui remettre.

Et l’interlocuteur de la fillette, esquissant un geste dubitatif, elle reprit :

— Je vous dis que je ne le veux pas. Faut-il ajouter que, cette nuit même, le vêtement mikadonal et son porteur, moi dans l’espèce, serons à une distance bien supérieure à la longueur du bras du seigneur Midoulet.

— Quoi, vous espérez le laisser ici ?…

— Je n’espère pas, monsieur le général, je suis sûre ; car il faut tout vous dire, à vous, j’ai trouvé le moyen de le laisser engagé au bon cheik Ramsès.

— Mais il vous rejoindra aisément à Beyrouth !

Cette fois, la fillette pouffa, de rire, sans souci de l’irrespect de cette manifestation. Enfin, elle répliqua :

— Cela m’étonnerait fortement s’il me joignait à Beyrouth, car j’ai, moi, l’intention de vous rattraper sur la route de Bassorah !

Les deux hommes la considéreront avec admiration ; à chaque instant, la gamine les stupéfiait par sa présence d’esprit jamais en défaut.

Voici que maintenant elle avait songé à donner des indications fausses en présence de Midoulet. 

Et l’espion égaré sur une piste qu’il suivrait fatalement, Emmie s’était réservée toute facilité pour fausser compagnie à l’importun personnage.

D’un mouvement irréfléchi, Tibérade enleva la mignonne jusqu’à ses lèvres, et, dans un baiser fraternel, avec une sorte d’orgueil dans la voix :

— Ah ! petite souris, fit-il, tu es bien décidément la mignonne fée parisienne.

Elle le regarda, une larme perlant au bord de ses cils.

— Tu pleures, reprit-il avec le regret de l’avoir affligée, sans comprendre pourquoi il lui avait fait du chagrin.

Elle lui sourit gentiment :

— Oui, je pleure de joie, puisque mon papa Marcel, est content de sa petite adoptée.

Légère comme une elfe, elle sauta à terre et s’enfonça dans la nuit, courant vers les feux du campement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Kalfar-y-Alfar, chargé de la garde de l’étendard-vêtement, désormais dénommé par tous les Arabes, de par la volonté d’une petite Parisienne, le Pantalon du Prophète, était un guerrier renommé de la secte des Snouss. On l’avait désigné entre tous, à cause de la noblesse de son origine, pour veiller, en compagnie d’Emmie sur la précieuse manifestation de Mahomet le Grand, épée et flambeau d’Allah !

Donc, tandis que Tibérade et le général se lançaient au galop à la poursuite du ou des ravisseurs de Sika, que Midoulet et Pierre, démasqués par la petite Parisienne, s’étendaient sur leurs nattes, avec la volonté de goûter, sous la tente, les douceurs du repos, la fillette vint prendre son poste de faction. Elle était digne, austère d’allure, sans avoir cependant rien de particulièrement martial.

Néanmoins, tout aussitôt, Kalfar, tranquille jusque-là, ressentit un trouble inexplicable. Inexplicable, car on ne craint pas le voisinage des esprits, amis du ciel. Or, il le savait, la petite accomplissait une mission sainte en partageant sa veillée, une mission ordonnée par le Prophète lui-même. La teneur supposée de la lettre en « écriture des houris » avait été propagée par tout le campement. Ali-ben-Ramsès n’eût pas voulu, pour un empire, garder le silence sur un « courrier » si honorable pour sa personne.

Et Emmie, réputée chère à Allah, à son prophète, jouissait certes d’une considération qui incitait Kalfar à soupçonner quelque chose de miraculeux dans ses gestes les plus innocents ; mais, au demeurant, rien ne la signalait à la défiance d’un bon musulman.

Il est vrai que la Parisienne se livrait à des évolutions compliquées qui, si elles se prolongeaient tout la nuit, rendraient sa faction horriblement fatigante.

Elle se prosternait en marmonnant des paroles incompréhensibles, que son compagnon n’hésita pas à qualifier d’incantations. Rien que ce mot cabalistique fait frémir.

Et bien plus, entre chaque agenouillement, la fillette effectuait deux ou trois pas rythmés. Évidemment ceci représentait le dernier cri de la chorégraphie des magiciennes.

Pas une minute, il ne songea que la jeune Parisienne dissimulait ainsi sa volonté de se rapprocher du « talisman », ainsi qu’il désignait le vêtement gris fer.

Elle y parvint cependant, et Kalfar n’eut aucun soupçon.

Elle toucha la lance servant de hampe au bizarre étendard.

Ses mains marquèrent des hésitations, où le guerrier pouvait diagnostiquer l’émotion sacrée au contact d’une relique ; ses paumes caressèrent doucement l’étoffe grise.

La lune versait du zénith sa lueur opaline sur la vallée, ajoutant au fantastique de la scène mimée par la petite cousine de Tibérade.

Soudain, elle eut un cri strident et se rejeta vivement en arrière.

Au bruit, Kalfar, le guerrier valeureux, que ni les ennemis, ni les fauves n’avaient fait trembler jusque-là, connut la peur blême et frissonnante. Il bondit, lui aussi, en arrière, imitant le mouvement de recul d’Emmie, d’Instinct, sans en comprendre la cause. Bien plus, ce saut accompli, la cause ne lui apparut pas davantage. Ne voyant rien de suspect, le factionnaire se rassura.

La fillette, le front dans la poussière, en adoration, semblait-il, devant l’ajustement divin, ne bougeait plus.

Par effet réflexe, le sabre recourbé, qui frémissait dans la main de l’Arabe, cessa de trahir les vibrations si particulières de l’effroi.

Las ! La tranquillité du pauvre homme fut de courte durée. Le trouble l’envahit de nouveau sous une autre forme. Une idée traversa son cerveau. Il se souvint qu’on lui avait affirmé une chose merveilleuse. Une locataire des célestes séjours, une houri transmettrait, durant la nuit, les ordres du Prophète. Quels ordres ? Comment se traduiraient-ils ? Faudrait-il que lui, Kalfar, affrontât la présence d’un Djinn de l’Ombre, d’un de ces génies légendaires, dont les exploits se racontent à mi-voix dans les haltes nocturnes, dont le front se bosselle en cornes, et qui, par leurs bouches aux dents acérées, par leurs narines sanglantes, par leurs yeux perçants, lancent flammes, fumée, pire encore, des projectiles diaboliques, des traits de feu rougeoyant ainsi que le fer incandescent sur l’enclume du forgeron ?

Quelle bravoure résisterait à de semblables préoccupations ! Soumis à ce traitement cérébral, le bouillant Achille, Ajax le valeureux, le sage Ulysse lui-même, dont les exploits font vibrer les pages de l’Iliade comme tables d’airain, connaîtraient la panique. Sur nos champs de bataille modernes, ce ne serait plus la poudre A, ni la poudre B, qui parleraient : ce serait uniquement la poudre d’escampette.

Bref, un frisson courut sur l’échine de Kalfar. Qu’a-t-il entendu ? Au vrai, il n’en sait rien. Il a eu l’impression vague, oh ! très vague, qu’un soupir sifflait dans l’obscurité, autour de lui, tout près de lui.

Naturellement il regarde, pivotant sur lui-même ainsi qu’une toupie hollandaise, en dépit de sa qualité de Bédouin.

Rien ! Personne !

Il est seul avec Emmie, étendue sur le sol à quelques pas et immobilisée par le sommeil ou par une pieuse méditation.

Il se secoue. Il a rêvé, l’ignorant guerrier ne connaît pas l’existence de Venise la Belle et du Pont des Soupirs. Sans cela, il ferait certainement un rapprochement et ne se morigénerait pas d’avoir cru possible que la nuit soupirât.

Il vient de se déclarer que cela ne saurait être, et vlan, comme pour lui infliger un démenti, le souffle inexpliqué passe de nouveau dans l’air.

Et puis, un nouveau sujet d’inquiétude se révèle au guerrier qu’halluciné la présence du talisman.

Ne lui semble-t-il pas que le vêtement du Prophète est agité de frémissements légers ?

Il se gourmande. Est-ce qu’en faction, un vaillant doit voir double ? Il se leurre évidemment ; pourquoi cette oriflamme de drap frémirait-elle en l’absence de toute brise ?

À peine s’est-il adressé cette question, très sage pourtant, que le mouvement s’accentue. Les jambes de drap gris s’agitent furieusement en une sorte de gigue inédite.

Kalfar fait appel à toute sa bravoure. Il s’approche prudemment de l’objet vénéré. Il grelotte d’épouvante, mais il contraint sa terreur à se plier au devoir du guerrier.

La gigue cesse. Les jambes d’étoffe se figent dans une immobilité complète. Parfait ! le guerrier s’éloigne rassuré ; tout aussitôt le vêtement se remet en danse.

Ah çà ! le talisman se moque de lui. Le brave Kalfar, sur le front duquel ruisselle une sueur froide, ouvre la bouche ; il va appeler sa jeune compagne de faction. Ce n’est qu’une fillette, mais enfin il n’aura plus le malaise d’être seul. Et puis cette enfant, chère au Prophète, expliquera probablement l’incroyable gymnastique du pantalon sacré. Cependant l’Arabe referme les lèvres, sans proférer aucun son. Il hésite.

Emmie dort. Sera-t-elle satisfaite d’être réveillée ? S’il était observateur, le brave guerrier se fût rendu compte que la fillette était plus agitée qu’elle n’en donnait l’impression à premier examen. En effet, ses mains, allongées sur le sol, se livraient à de petits soubresauts qui, constatation bizarre, semblaient se rythmer sur les oscillations du vêtement-étendard.

À ce moment même, la cousine de Tibérade, qui entre ses cils baissés, observait le crédule guerrier, murmurait avec une intonation impossible à rendre :

— Oh ! oh ! je crois ce digne homme mûr pour la suprême épreuve. Allons-y du grand jeu ; il faut lui en donner pour son argent.

Et glissant entre ses lèvres un fragment de bois creux, dont elle s’était munie, elle se prit à parler, la voix contrefaite comme par la pratique des montreurs de marionnettes, tout en imprimant au vêtement du mikado des mouvements désordonnés.

— Enfant aimée d’Allah, approche et entends les ordres que moi, houri des Paradis, je fus chargée de t’apporter par le Prophète vénéré, fils, compagnon et lieutenant d’Allah !

À ce coup, Kalfar perd complètement la tête. Auprès du drap dansant avec ardeur s’élève la voix d’une houri ! Elle l’a dit en toutes lettres. Impossible de douter. C’en est trop pour la superstitieuse cervelle du nomade affolé, qui, sans en avoir conscience, se trémousse, s’agite, sautille en mesure avec l’étendard improvisé, lequel se livre à des contorsions échevelées.

— Enfant, écoute, reprend la voix mystérieuse.

Patatras ! Kalfar a épuisé des forces de résistance ; il lâche son sabre et s’abat la face contre terre, en psalmodiant affolé :

La la ill Allah, bismillah resoul Allah !

— Ali-ben-Ramsès, continuait l’organe inconnu, est un fidèle observateur du Coran ! Demande-lui de te confier un cheval. Tu dirigeras ta monture vers l’Orient, ta monture qui portera le pantalon divin de Mohamed l’Inspiré.

— Un cheval, l’Orient, le pantalon, bégaya Kalfar. Je comprends, je comprends ce que dit la houri. Ah çà ! je parle donc le langage du Paradis ! Jamais je ne l’avais soupçonné jusqu’à présent.

— L’animal, poursuivait l’organe singulier, s’arrêtera de lui-même en un point où tu devras enfouir le vêtement dans la terre. Mon ombre sera devant toi. Va ! C’est de ta main que ce pays tiendra ainsi la richesse et le bonheur.

Un lourd silence. L’Arabe prêtait l’oreille, espérant encore entendre les propos de la céleste messagère.

Au lieu de cela, il perçut l’organe d’Emmie, qui, s’étant débarrassée de son fragment de bois creux, avait repris d’emblée sa voix naturelle.

— Ô Prophète, ta lumière guidera ta servante, ta volonté sera ma volonté.

Elle se leva, s’approcha de l’oriflamme improvisée par la superstition des Arabes, flatta l’étoffe de même qu’elle l’avait fait tout à l’heure. Puis elle porta ses mains à ses lèvres, en un geste de mystique admiration.

En réalité, elle glissait dans sa bouche le tube de bois creux, si bien que de nouveau la voix de la houri retentit aux oreilles du factionnaire.

Elle disait :

— Tu partiras sans suite, sans compagnon, car ma protection sera sur toi. Ma force te donnera la force.

La petite cache son visage dans ses mains pour se débarrasser de la « pratique » et, de son organe naturel :

— Mais les compagnons qui reposent à cette heure sous la tente mise à ma disposition par le généreux Ramsès ?

— Ceux-là doivent être retenus ici jusqu’au matin, par la violence au besoin.

Et Emmie se prosterna, la face contre terre, clamant :

— Messagère du Prophète, il sera fait ainsi que tu l’ordonnes.

Kalfar la regardait, éperdu d’assister à cette jonglerie, qui pour lui, prenait la valeur de quelque rite merveilleux. Et sous les yeux du guerrier, obturés par la foi superstitieuse, l’adroite Parisienne retirait du vêtement les épingles recourbées qu’elle y avait implantées au début de la comédie. Ces épingles reliées par un fil noir, invisible dans la nuit, aux doigts agiles d’Emmie, étaient l’unique cause des mouvements du vêtement diplomatique.

Comme on le voit, le miracle était un simple tour de passe-passe, rappelant le jouet que les camelots vendent sur les boulevards de Paris et dénommé les danseurs parisiens.

Le guerrier médusé, abasourdi, se préparait à gagner la tente de son chef, pour faire son rapport sur le spectacle magique dont il venait d’être témoin, quand la haute silhouette de Ramsès apparut sur le seuil de son logis de toile.

Réveillé par le bruit, il avait perçu la conversation de la fillette et de la houri. Tout comme le factionnaire, il avait été conquis par le merveilleux de l’aventure.

Pas une seconde, le cheik ignorant, dont toute la science se bornait à la lecture du Coran, n’avait soupçonné la supercherie. Pour lui, le miracle était patent. Une envoyée du Paradis venait de converser avec la jeune voyageuse.

Quel lustre pour son nom, pour sa tribu, lorsqu’il rapporterait au désert le récit de la distinction flatteuse dont son campement avait été l’objet.

De résister aux injonctions de Mahomet, il n’eut même pas l’idée, et la cousine de Tibérade dut se tenir à quatre pour ne pas trahir son intense satisfaction en l’entendant prononcer :

— Kalfar, je sais ce que tu voulais m’annoncer. À l’abri de ma tente, j’ai entendu les ordres du Prophète. Ils seront, en ce qui me concerne, exécutés sans restriction. Va seller mon meilleur cheval et amène-le ici.

Le guerrier s’éloigna aussitôt. Alors l’Arabe s’avança vers Emmie qui attendait modestement.

— Et toi, jeune fille, continua-t-il avec une déférence marquée, tu accompliras la mission que l’élu d’Allah t’a confiée ; quand tu rencontreras son ombre, ainsi qu’il te l’a promis, dis-lui bien qu’Ali-ben-Ramsès est un serviteur obéissant et fidèle.

— Oui, certes, je dirai cela… au… au… Prophète, oui, noble, seigneur ! balbutia Emmie d’une voix tremblante, non d’émotion, mais d’une envie de rire contenue à grand’peine devant la plénitude de son facile triomphe.

Du même coup, elle rentrait en possession du message du Mikado et elle laissait Midoulet et Pierre en arrière.

Cependant, le chef des Snouss se prosternait à diverses reprises. Après quoi, il alla au pantalon flottant au bout de sa hampe, le détacha de la lance et, le tendant à la fillette en un geste dévotieux :

— Prends, jeune étrangère, le précieux dépôt ! Agis ainsi qu’il en a été ordonné !

Elle crut bon de simuler une hésitation respectueuse :

— Prends-le, insista le cheik, prends-le sans crainte, puisque tu as le bonheur d’être celle que le Prophète a désignée.

À ce moment, Kalfar ramenait devant la tente un cheval à la crinière flottante, aux yeux pleins de feu.

— Avant de partir, noble seigneur, daigne entendre une prière de ta servante, murmura l’espiègle créature tout en se mettant en selle.

— Parle, ton vœu sera exaucé, quel qu’il soit. Ramsès sera heureux de te donner cette marque de vénération.

Elle salua très bas. De la vénération, cela apparaissait irrésistiblement bouffon à la gamine dotée de l’irrévérence atavique des originaires de Paris.

— Je ne sais en quel endroit je rencontrerai la grande ombre du Prophète, réussit-elle cependant à exprimer. Peut-être sera-ce tout près. Peut-être loin. Deux de mes compagnons restent tes hôtes. Avertis de mon départ, ils voudraient m’assurer la protection de leur escorte. Or, le Prophète a interdit cela.

— Je le sais, j’ai entendu aussi cette chose.

— Alors ?…

— Ils ne quitteront mon camp qu’au lever du jour.

Et regardant Kalfar :

— Que quatre de mes guerriers veillent jusque-là à ce que mes hôtes ne puissent sortir de leur tente.

Kalfar s’élança pour exécuter ce nouveau commandement, et la mutine fillette, enchantée mais dissimulant sa joie, croisa ses mains sur sa poitrine, baissa les yeux et d’un accent où vibrait la plus indiscutable componction, elle prononça :

— J’ai foi dans la bonté du Prophète. Il m’indiquera ma route et il répandra les dix mille Félicités sur son fidèle et valeureux Ali-ben-Ramsès.

Elle rendit la main, lança un adieu reconnaissant au cheik hospitalier ; et, au grand trot, sortit du camp. Il était temps ; le rire fusait entre ses lèvres contractées. Une minute de plus, elle eût succombé au fou rire.

Seulement, une fois dans les ténèbres, elle tourna délibérément le dos au désert, où d’accord avec le Mahomet de sa façon, elle eût dû s’enfoncer, et dirigea sa monture vers la sente raide que ses amis et elle-même avaient dévalée en arrivant de Beyrouth.

Ce changement d’itinéraire provenait de ce fait que, durant ses allées et venues à travers le campement, la fillette avait appris ceci : Pour se rendre à Bassorah, le chemin le plus rapide est le plus long. Cela arrive quelquefois. Dans l’espèce, il convenait de regagner Beyrouth, d’y emprunter le chemin de fer jusqu’à la cité d’Alep.

De cette ville, une simple étape la conduirait au fleuve majestueux, si célèbre dans l’histoire ancienne, qui a nom l’Euphrate, au cours duquel il lui suffirait alors de se confier.

Elle louerait à cet effet une embarcation du pays, un kellek, qui la conduirait en la ville de Bassorah chantée par les poètes des Mille et une Nuits.

Le kellek, elle l’avait appris également parmi les nomades, est une façon de radeau, seule embarcation susceptible d’être utilisée sur le grand fleuve, dont les eaux abondantes et profondes portaient naguère les flottes de Babylone. Ici, comme partout ailleurs, l’incurie turque s’est donné carrière. Elle a laissé la voie liquide s’ensabler, de telle sorte qu’il faut un tirant d’eau à peu près nul pour franchir les barrages sablonneux ou rocheux dont son lit est obstrué.

Pierre-Véronique et Midoulet-Robinson, rafraîchis par l’enlèvement de leurs perruques, inutiles depuis la reconnaissance d’Emmie, dormaient sur leurs deux oreilles, lis rêvaient que les Arabes déplantaient la pique au vêtement et leur en faisaient présent. Le premier se réjouissait de le porter à mistress Lydia Honeymoon, le second se félicitait d’en faire hommage à ses chefs du service des Renseignements.

Une fois de plus, ainsi que le déclare la sagesse des nations, le songe était mensonge.

  1. Tradition coranique. Les Snouss, ces irréductibles adversaires des conquérants européens, entretiennent soigneusement cette légende, avec l’intention probable de s’en servir pour provoquer tôt ou tard un soulèvement général du monde musulman. Nous croyons inutile d’ajouter d’ailleurs que « l’ascension annuelle du coffre funèbre de Mahomet » est un simple tour d’illusionnisme