Le Message du Mikado/p2/ch05

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Éditions Jules Tallandier (p. 296-313).


CHAPITRE V

La Route de Bassorah


Uko et Tibérade, après avoir quitté le camp de Ramsès, obéirent tout d’abord à la seule pensée de mettre une distance respectable entre leurs personnages et leurs ex-hôtes, les Arabes ; cependant, après quelques kilomètres parcourus dans la nuit, ils s’avouèrent que ce serait folie de leur part de poursuivre leur route dans la direction du désert.

Si peu géographe que l’on soit, on comprend que plusieurs jours de marche sont nécessaires pour se rendre d’El Gargarah à Bassorah. Or, les paroles mêmes de Ramsès avaient appris aux deux cavaliers qu’un désert stérile, dépourvu d’eau sauf en quelques rares endroits, dressait un obstacle infranchissable, sauf pour les nomades, entre eux et le but de leur voyage.

S’engager dans la solitude, sans connaître la direction à suivre, eût été le fait de gens dépourvus du plus élémentaire bon sens. De plus, une fausse manœuvre aurait pour répercussion de retarder le moment où ils pourraient défendre Sika. Arriver auprès de la captive plus tard serait peut-être arriver trop tard.

Ils se consultaient donc, fort embarrassés sur la décision à prendre, quand, à l’aube, ils atteignirent le campement nocturne d’une troupe nombreuses.

C’étaient des marchands, retour de Damas, formant une caravane comptant une centaine de mules et de chameaux pesamment chargés de marchandises.

Les négociants accueillirent les deux hommes avec la bonne grâce habituelle en ce pays, où l’hospitalité est considérée comme un devoir ; et, les voyageurs, s’étant enquis des moyens de gagner Bassorah, leurs hôtes répliquèrent sans hésiter :

— Vous ne sauriez vous y rendre par le désert.

— Il est donc bien difficile ?

— Extrêmement. Seuls, les Arabes, qui le parcourent sans cesse, peuvent s’y aventurer sans danger. Il n’existe aucune voie, nous ne dirons pas tracée mais seulement jalonnée. Les points d’eau, très rares, sont séparés par de longs intervalles desséchés. Aucun arbre n’anime ces solitudes. Et dix à douze jours au moins sont nécessaires pour la traversée à ceux-là même qui ont la pratique de ce pays désolé. En tout état de cause, il faudrait équiper une caravane. Deux hommes isolés seraient perdus. Ils iraient sûrement à la mort.

— Que faire, alors ? murmura Tibérade, démonté par ce tableau si peu encourageant.

— Retourner à Beyrouth, user de la voie ferrée jusqu’à Alep. De là, gagner l’Euphrate et vous embarquer pour Bassorah…

Le père de Sika et son compagnon firent la grimace.

— Bien long ce trajet !…

— Non. Pas plus que la voie désertique, et elle a l’avantage appréciable de ne présenter aucun obstacle sérieux.

Cette dernière remarque décida les cavaliers lancés à la poursuite du ravisseur de la blonde et charmante Japonaise.

Le jour venu, ils se joignirent à la caravane qui cheminait bien lentement au gré de leur impatience justifiée ; car ce fut seulement le surlendemain au soir qu’ils atteignirent la ville de Beyrouth. Là, il leur fallut perdre encore toute la nuit, et attendre rageusement au matin du troisième jour pour avoir la satisfaction de prendre place dans un train a destination d’Alep.

Ils rencontrèrent à la gare une surprise qui les y attendait. Quelques minutes avant le départ, un drogman du consulat de France se présenta à la portière de leur compartiment, à claire-voie, comme tout le matériel employé dans cette chaude région. Il leur adressa deux ou trois questions d’identité, s’épanouit à l’addition de leurs réponses, et finalement s’écria :

— Seigneurs, vous êtes bien ceux dont je guettais le passage.

Et tendant une lettre à Tibérade interloqué d’être attendu là où il ignorait devoir se rendre.

— Ceci vous expliquera cela.

La missive, de la main d’Emmie, Marcel le reconnut au premier coup d’œil, disait en substance :

« Obligée de continuer sur Bassorah sans m’arrêter. Expliquerai plus tard, vous donnerai des nouvelles en cours de route. Midoulet et Pierre, en femme de chambre, probablement un acolyte de l’agent, sont restés au campement de l’Arabe Ramsès avec un retard suffisant pour ne pas me rattraper. Gagnez Alep, puis l’Euphrate. Ne vous attardez pas en route, de peur que le malheureux espion ne vous atteigne et ne recule l’instant où notre chère Sika se trouvera sous votre protection.
xxx « En ce moment, unissons nos efforts pour sauver celle qui est en péril. Ensuite, tu seras, s’il te plaît, l’allié du sieur Midoulet, puisque l’intérêt de la France et de l’Europe veut qu’il en soit ainsi. »

Suivait la signature ponctuant la missive grave d’un éclair de gaieté : « Emmie Petite Souris. »

En ayant l’air de penser à tout, la gamine demeurait mystérieuse.

Pourquoi n’attendait-elle pas son cousin ? Elle se bornait à indiquer : « Je vous expliquerai cela plus tard, ».

Oh ! évidemment, elle avait une bonne raison : seulement pourquoi ne pas la faire connaître de suite ? Bah ! Marcel avait vu à présent sa petite cousine a l’œuvre. Il se sentait plein de confiance en son ingéniosité. Elle affirmait s’être débarrassée de l’obsédant Midoulet, qu’elle avait démasqué, alors qu’eux-mêmes n’éprouvaient aucune défiance de la fausse mistress Robinson. Donc, l’on était, grâce à la jeune fille, assuré de parcourir avec calme la dernière partie du voyage.

Le train les emporta loin de Beyrouth. À Alep, des mulets commandés à leur intention, deux jours plus tôt, par une jeune fille qu’à son signalement ils reconnurent sans peine pour Emmie, les attendaient. Les patientes bêtes les portèrent sans accident à Bilissia, petit port fluvial sur la rive droite de l’Euphrate. À leur apparition sur le quai, un marinier interpella les voyageurs, leur offrant un bon kellek pour naviguer sur le fleuve, aussi longtemps qu’ils le souhaiteraient.

Et comme ils témoignaient franchement combien la proposition les intéressait, l’affréteur parut se décider. Il murmura, questionneur et familier :

— Les seigneurs viennent de Beyrouth sans doute… Jolie ville, trop de Druses dans le voisinage, par exemple.

— Vous êtes curieux, l’ami, commençait Marcel, un peu agacé par l’indiscrétion de l’homme.

Mais son interlocuteur reprit très vite :

— Pas curieux, non. Yalmidar ignore la curiosité bonne tout au plus pour les femmes ; mais il doit transmettre un message à des voyageurs en provenance de Beyrouth, et pour les reconnaître…

— Il questionne. C’est différent. Et je réponds oui, nous arrivons de cette ville.

— Bien… Êtes-vous les amis d’une jeune fille qui s’est embarquée avant-hier ?

— Peut-être.

— Elle m’a confié un écrit pour un seigneur… seigneur ?…

Il paraissait attendre que ses interlocuteurs prononçassent un nom.

— Le seigneur Tibérade, s’écria Marcel en riant.

L’homme eut un geste joyeux.

— C’est cela même ! Voici le papier.

La lettre émanait bien d’Emmie ; mais pas plus que la précédente, elle ne contenait l’explication de la conduite bizarre de la jeune Parisienne. Elle invitait seulement son cousin et le général Uko à faire diligence, pour la rejoindre à Bassorah dans le plus bref délai possible.

Tranquillisés en obtenant ainsi l’assurance que la fillette se portait bien et continuait son voyage sans accidents, les poursuivants du geôlier de Sika pressèrent les mariniers, afin de ne pas séjourner à Bilissia.

Les bonnes paroles, quelques pièces de monnaie, donnèrent à ces braves gens une énergie inaccoutumée, si bien que, deux heures plus tard, le kellek paré, chargé de ses provisions de route soigneusement arrimées, se balançait au long de la rive, prêt au départ.

Les bateliers à leurs postes brandissaient les longues perches, qui sont le seul moteur usité sur l’Euphrate. Les passagers embarquèrent ; le radeau déborda et glissa silencieusement sur les eaux paresseuses, au mouvement berceur, qui coulent sans remous vers le golfe Persique.

Cette navigation monotone devait durer de longs jours. Tantôt l’esquif longeait des falaises abruptes, formées de roches rougeâtres. Alors l’eau, courant sur un fond de même nature, prenait une teinte sanglante. Tantôt au contraire, le lit du fleuve, large de un à deux kilomètres, se contournait en méandres serpentins, au milieu de vastes plaines imprimant au paysage une monotonie attristante. De rares bouquets de palmiers, des ruines géantes, où s’unissaient les tons rouges de la brique et la teinte noire du basalte, bossuaient seuls ces plateaux désertiques. Ici encore, l’incurie de l’administration turque a fait la solitude, là, où jadis, florissaient de puissants empires. Le sol, qui nourrissait des peuples nombreux, est devenu stérile. Les journées se consumaient, lentes, interminables, dans le bourdonnement peu récréatif de nuées de moustiques altérés de sang ; le soleil ardent grillait littéralement les voyageurs ; puis, quand l’astre qualifié de radieux par les poètes s’était enfoncé sous l’horizon, les navigateurs avaient à se garantir de la fraîcheur des nuits, propagatrice de fièvres pernicieuses, moins dangereuses que celles d’Afrique ou du Sud américain, mais assez violentes pour interrompre un voyage durant des semaines.

Le général s’énervait de la lenteur du déplacement. Il rappelait, avec une impatience douloureuse, les moyens de locomotion ultra-rapides des pays civilisés : automobiles, aéroplanes, trains accélérés. Et Marcel comprenant, aux battements de son propre cœur, l’angoisse qui étreignait le père de Sika, s’efforçait de paraître gai pour apaiser la douleur de son compagnon.

— Eh bien, général, disait-il, le kellek nous impose des grandes manœuvres auxquelles nous ne nous attendions pas !

— Certes ! Mais ce que l’on ne fait pas en manœuvres, je le fais ici. Je peste contre une journée de repos.

— De repos ? J’espère bien qu’il n’en est pas question.

— Erreur. Nos mariniers m’ont averti que nous séjournerions vingt-quatre heures au bourg d’Hillah !

— Et pour quelle cause cet arrêt intempestif ?

— Des réparations nécessaires à notre kellek. Ces radeaux sont lents comme escargots, mais en revanche, ils se détraquent aisément.

— Bon ! reprenait Marcel cherchant à rompre les chiens, si je ne m’abuse, le bourg d’Hillah occupe le centre de l’emplacement couvert, aux âges passés, par les palais fastueux de l’antique Babylone… Nous serons archéologues malgré nous et emploierons, si vous y consentez, l’arrêt forcé pour visiter ce qui reste de la puissante civilisation disparue.

La navigation continua parmi les horizons mélancoliques de champs incultes, abandonnés, sillonnés de canaux d’irrigation obstrués par le lent travail des siècles, que l’incurie des Osmanlis ne contrarie jamais. De rares affluents déversaient dans le fleuve leur parcimonieux tribut liquide. De loin en loin, une ville moderne, presque aussi ruinée que les cités d’autrefois, trahissait la vie par les éclairs que piquait le soleil sur les ors des minarets et des coupoles. Enfin, le kellek glissa entre les berges basses d’une immense plaine couverte de dattiers. La vue de ces arbres, de leur feuillage vert, après les étendues grisâtres des terres en friche parmi lesquelles le fleuve les avait emportés si longtemps, fut pour les voyageurs comme un apaisement.

On arrivait à Hillah. Marcel se félicita de l’escale en ce point, car au débarcadère même, établi sur pilotis à demi pourris et que la première crue semblait devoir emporter, un nouveau billet d’Emmie l’attendait. Le porteur, un grand gaillard à l’air somnolent, affecté à l’important service de l’amarrage des câbles de retenue des radeaux à des anneaux, rongés par la rouille, fixés tant bien que mal sur le plancher du débarcadère, s’acquitta de la remise du message sans paraître se réveiller.

La gamine affirmait sa belle santé et pressait son cousin de se hâter vers Bassorah.

Se hâter !… Ironie involontaire formulée à l’instant même où, de par la volonté des bateliers, les passagers étaient tenus de perdre vingt-quatre heures à Hillah.

Pour échapper à la mauvaise humeur, Marcel entraîna Uko à la visite de la cité.

Hillah n’est qu’une bourgade ; mais autour de la petite agglomération, sur une étendue de plusieurs kilomètres carrés, égale au moins à la superficie de Paris, cachés sous des bouquets d’arbres, des marais, des tumuli amoncelés par la poussière des siècles, dorment les prestiges de la puissante Babylone. De-ci de-là, jaillissent du sol des ruines massives, des débris de temples, de palais, de murailles… Mais parmi ces formes colossales de granit, on chercherait vainement la trace des jardins suspendus dont s’émerveilla l’antiquité. De la cité, géante, dominatrice, quelques décombres, s’effritant un peu plus chaque jour, sont tout ce qui reste. Tibérade réédita le mot du voyageur Lincoln, si navrant dans sa concision :

« Ci-gît une civilisation qui ne renaîtra pas ! »

Le lendemain, les passagers du kellek, maintenant réparé, ressentirent un réel plaisir à se rembarquer, à s’éloigner de ce tombeau d’un empire. Il y a une tristesse à fouler ce qui fut grand et n’est plus que poussière.

Enfin, le vingt-septième jour de navigation, l’immense oasis de dattiers, dont Bassorah occupe le centre, se montra à leurs yeux.

Puis, les habitations, les palais bordèrent le fleuve.

Pour la première fois depuis leur entrée en Turquie d’Asie, les voyageurs avaient l’impression d’une ville florissante. C’est qu’en effet Bassorah est le grand entrepôt du golfe Persique. Elle en occupe l’extrémité septentrionale. Là, affluent les produits d’Arabie, de Perse, de Bagdad, etc.

Les quais sont à peu près entretenus, les débarcadères presque en bon état.

Mais l’admiration de Tibérade et de son compagnon fut brusquement remplacée par le sentiment de la réalité qui les poussait en avant, du fait de l’apparition du propriétaire du Caravansérail Euphratikos, dressant le désordre de ses constructions sur la rive du fleuve.

Cet homme appelait d’un accent suraigu :

— Uko, général pacha ! Tibérade-bey !

— Nous répondons à ces noms, s’exclamèrent aussitôt les voyageurs.

— Alors, reprit le braillard, la jeune fille vous adresse ceci.

Une lettre passa de ses doigts dans ceux du cousin d’Emmie, et le Français lut à haute voix :

« Sika, captive au palais du prince Ahmed. Y suis comme jardinier. Venez vite. Je vous ferai entrer par une petite porte s’ouvrant dans la muraille de briques, sur la ruelle des Médressés. Soyez armés ; il importe d’être prêts à tout. Ta petite Emmie qui va pouvoir enfin te permettre de la rejoindre. »

Comme dans un opéra bien fait, les deux hommes saisirent leurs armes et clamèrent en chœur :

— Courons !

Mais jamais la figuration d’une Académie de musique quelconque ne s’ébranla à une allure aussi précipitée, que ces deux hommes éperonnés par l’appel pressant de la fillette.

Tout entiers à l’idée de se porter au secours de la captive du prince Ahmed, ils ne remarquèrent pas un groupe de personnes qui, à l’abri d’un chariot, arrêté a quelques pas, les examinait curieusement.

Et pourtant il eût été intéressant pour eux d’identifier ces observateurs.

Ceux-ci étaient au nombre de trois : deux hommes, une femme, que Marcel et son compagnon eussent catalogués, sans l’ombre d’une hésitation, sous les noms inquiétants de Midoulet, de Véronique-Pierre et de mistress Lydia Honeymoon.

Les voyageurs éloignés, les espions échangèrent quelques brèves paroles. En suite de quoi, Célestin Midoulet se lança à la poursuite des amis de Sika, tandis que la jolie Anglaise et son féal Pierre Cruisacq s’en allaient tranquillement de leur côté.

Par quel concours de circonstances, les adversaires de la politique du Mikado se trouvaient-ils réunis, semblant avoir abdiqué leur rivalité antérieure ?

Quand Emmie avait quitté le campement d’Ali-ben-Ramsès, Midoulet et Pierre dormaient profondément sous la tente qui les abritait.

Aucun pressentiment ne troublait leur sommeil. Ils reposaient avec la double quiétude des gens qui ont accompli tout leur devoir et qui ne redoutent aucun mauvais tour de l’adversité.

Ils avaient tort, on le sait, car la petite Parisienne se mettait hors de leur portée et, détail plus grave, entraînait bien loin d’eux le message de drap gris fer de l’empereur du Soleil-Levant.

Le soleil, emblème du pays des chrysanthèmes, se croyait sans doute astreint à protéger les desseins du souverain japonais, car l’aube se manifesta dans un ciel chargé de nuages, laissant parcimonieusement filtrer vers la terre une lumière grise, terne, indécise.

Sous la tente, il continua de faire nuit.

Tant et si bien que neuf heures sonnaient aux horloges des cités lointaines, quand messire Phœbus, ayant enfin réussi à percer de ses flèches d’or l’écran des nuées, les dormeurs eurent conscience de la clarté revenue. Ils s’agitèrent sur leurs nattes, bâillèrent, s’étirèrent, et finalement ouvrirent les yeux.

— Toujours seuls, fit d’une voix pâteuse l’agent, après un regard autour de lui.

— Toujours, affirma Pierre qui saisit avec joie d’être du même avis que son compagnon, auquel il eût si volontiers faussé compagnie.

— Eh bien ! un brin de toilette, et rejoignons cette enragée fillette qui a dû passer la nuit en faction auprès du vêtement insaisissable.

Par réflexion, Midoulet ajouta :

— Car je suis curieux de savoir si elle a réussi à se le faire donner par ces idiots arabes.

Des jarres d’eau se trouvaient dans la tente. Les deux hommes procédèrent à leurs ablutions, rajustèrent leurs perruques, leurs chapeaux féminins ; car dans la hâte de l’expédition au ravin d’El Gargarah, ils n’avaient pu emporter de costumes de rechange, et, bon gré, mal gré, il leur fallait continuer à jouer les rôles de mistress Robinson et de Véronique Hardy.

En tenue correcte, ils sortirent enfin du logis de toile. Quatre guerriers armés de moukhalas (fusils) incrustés d’argent, encadraient la tente. Ils saluèrent les pseudo-voyageuses d’un salut amical. Au fond, ces braves Bédouins étaient enchantés de ce que, le soleil étant déjà haut sur l’horizon, leur consigne, relative seulement à la période nocturne, ne les obligeait pas à barrer le passage aux promeneurs.

Dans ces heureuses dispositions, ils répondirent volontiers aux questions de Midoulet.

— La jeune fille qui nous accompagne est encore auprès du « talisman de Mahomet » ?

L’Arabe interpellé secoua gravement la tête :

— Non, non, noble dame.

— Alors où se tient-elle ?

— Cela, je l’ignore. Seuls les génies ailés, sillonnant l’air durant l’obscurité, peuvent le savoir.

Et l’agent, marquant sa surprise de la réponse inintelligible pour lui, le guerrier s’empressa d’expliquer :

— Pour vous faire honneur, le cheik nous a placés en faction autour de votre repos, vers minuit.

— Eh bien ?

— À ce moment même, celle dont vous parlez a quitté le camp…

— Quitté le camp ! rugit l’agent avec un bond exprimant son désappointement.

— Oui, noble dame. Ordre du Prophète.

— Le Prophète… à présent !… Comment a-t-il donné cet ordre ?

L’Arabe se tourna vers le sud-est, direction de la cité sainte de La Mecque, et avec l’assurance du croyant qui énonce une vérité incontestable :

— Par l’intermédiaire d’une houri, il a commandé que la sainte jeune fille prenne le « talisman », qu’elle parte à cheval, et qu’elle enterre dans le sable l’objet sacré, là où l’ombre du Prophète lui apparaîtrait.

— Et le cheik l’a laissée s’éloigner ?

— On ne désobéit pas aux commandements du grand Prophète de l’Islam !

— Imbéciles !

L’Injure crépita sur les lèvres de Midoulet. Par bonheur, le sens du mot français échappa au guerrier, lequel continua, de sourire, semblant ravi d’avoir entretenu si longtemps les hôtes de son chef.

Quoi qu’il en eût, l’agent comprit qu’il devait se calmer. Emmie avait neuf à dix heures d’avance sur ceux qu’elle avait si lestement abandonnés. Pour la rejoindre, il fallait deviner vers quel point elle s’était vraisemblablement dirigée.

L’examen d’une carte fixa rapidement Célestin, lequel, il convient de le reconnaître, était un « sujet », ainsi que l’on exprime en style administratif, ayant la valeur de quiconque est apte à commander.

À Beyrouth seulement, Emmie pouvait trouver les moyens de gagner Bassorah, but certain de la jeune péripatéticienne. Donc, lui-même se rendrait à Beyrouth.

Il fit partager sa conviction à Pierre. Celui-ci d’ailleurs restait insouciant à tout, depuis qu’il était séparé de mistress Lydia. Toute autre chose lui devenait indifférente, et la seule réplique qui montât à ses lèvres, encore qu’il l’arrêtât par prudence, était :

— Cela m’est tout à fait égal.

Sans discussion, les deux hommes, l’un exalté, l’autre très froid, présentèrent leurs remerciements et adieux au cheik Ramsès. Ce dernier leur souhaita un voyage exempt d’ennuis, avec l’œil bienveillant d’Allah sur eux. Il leur fit rendre leurs chevaux, parfaitement reposés à présent, et les accompagna jusqu’aux limites du camp.

Tout le jour, les cavaliers trottèrent sous un soleil de plomb. Le retour cependant était plus facile que le voyage en sens inverse. Ils n’avaient plus la crainte de s’égarer. En marchant vers l’ouest, ils étaient certains d’atteindre Beyrouth.

Aussi gagnèrent-ils du temps et, le crépuscule commençant à peine, ils mirent pied à terre devant l’entrée de l’Ismaïl-Hôtel, qu’ils avaient quitté quarante-huit heures plus tôt.

Là, dès les premiers mots échangés avec le gérant, Midoulet acquit la preuve qu’il avait raisonné juste en ce qui regardait l’itinéraire probable adopté par Emmie.

L’industriel, loquace comme la plupart de ses confrères, exprima, à grand renfort de gestes et d’exclamations, la joie de revoir ses hôtes.

Il déclara n’avoir pas respiré d’inquiétude depuis deux journées. Sachant que ses clients se rendaient dans la montagne, en plein territoire druse, il s’était imaginé les pires aventures.

Et voilà qu’ils revenaient indemnes, alors qu’au milieu du jour, il avait déjà reçu la jeune fille qu’ils honoraient de leur compagnie.

Mlle Emmie, prononça l’agent, non sans un regard triomphant à l’adresse de Pierre.

— C’est ainsi qu’elle se fait appeler.

— Et elle se trouve à l’hôtel ?

— Non, non, je n’ai pas dit cela. Elle y a séjourné à peine le temps de me vendre un cheval superbe qu’elle m’a affirmé être un présent des Druses. On ne contredit pas une cliente, n’est-ce pas ? Des Druses !… faire un cadeau !… Cela est incroyable cependant, car, sans vouloir en médire, ils sont plus habiles à dérober qu’à donner. Mais la demoiselle semblait pressée de se défaire de sa monture ; j’ai consenti à la lui acheter pour lui rendre service, car je n’en avais nul besoin…

Le disert gérant n’avouait pas qu’il avait profité de la circonstance, pour payer environ quatre cents francs un cheval en valant trois mille.

Au surplus, son récit ne parut pas à Midoulet mériter une plus longue attention, cor il l’interrompit pour questionner :

— En se séparant de vous, où est-elle allée ?

L’hôtelier se frotta les mains.

— Cela, je puis le dire, car elle a consulté l’horaire des trains.

— Parfait, je cours à la gare.

— Oh ! inutile, elle est fermée maintenant.

— Fermée !

Ce mot ne fut pas un mot, mais un rugissement dénotant la déception furieuse de l’agent. Et comme Pierre souriait avec insouciance, Midoulet lui adressa un regard si menaçant que la gaieté intempestive du jeune homme s’évanouit comme par enchantement.

— Fermée, répéta Célestin d’un ton lugubre.

— Oui. Vous concevez qu’il n’est pas besoin de tenir les pauvres agents à l’attache quand il n’y a pas de trains.

Le service d’ailleurs est très commode. Deux trains par jour, le premier à sept heures du matin, le second a deux heures après-midi. Ils partent presque toujours à l’heure indiquée. Lorsqu’ils doivent être en retard, on l’affiche à la porte de la station. C’est très commode, je vous dis, et les habitants de Beyrouth sont bien heureux d’être aussi bien desservis.

Puis, changeant de ton, jugeant probablement qu’il avait suffisamment sacrifié à la politesse non commerciale, il reprit :

— Ces dames voudront sans doute dîner et passer la nuit dans mon établissement.

Les mains de l’agent se crispèrent. Évidemment, l’envie d’étrangler le bavard traversa l’esprit du voyageur. Mais il se contint. Après tout, la proposition insidieuse du négociant exprimait le seul parti à prendre dans l’occurrence.

La conversation d’ailleurs se traduisait par un premier succès. Il était certain à présent qu’Emmie avait passé à Beyrouth, qu’elle avait emprunté la voie ferrée jusqu’à Alep.

Comme on se mettrait à sa poursuite le lendemain et qu’une Européenne ne passe jamais inaperçue en Asie Mineure, il serait aisé de la suivre à la piste. Qu’importait de commencer la filature un peu plus tôt ou un peu plus tard !

Calmé par ces réflexions, Célestin déclara une demi-heure plus tard qu’il consentait à se sustenter. Et le gérant accueillant cette promesse par un salut qui le ploya en accent circonflexe, Midoulet passa son bras sous celui de Pierre.

— Venez, dit-il ; nous allons utiliser cette demi-heure à acquérir des vêtements de notre sexe. C’est plus pratique pour voyager, et puis, le travestissement est inutile, puisque nous sommes brûlés par ceux que nous filons.

Une bouffée de mauvaise humeur passant sur son esprit au souvenir de la gamine qui l’avait joué, lui, l’un des meilleurs attachés au service des Renseignements, il se soulagea par cette appréciation :

— Cette moucheronne-là a le diable au corps !

Beyrouth, centre commercial important, contient des succursales de nombreuses maisons européennes. Les deux fausses ladies trouvèrent donc facilement un magasin de confections encore ouvert, où, pour un prix exorbitant, ils firent emplette de complets, chapeaux, linge et valises.

Dire que les vêtements se conformaient à la dernière mode de Paris serait aventuré, mais tels quels, ils assuraient à leurs possesseurs des mouvements beaucoup plus libres que les ajustements féminins dont ils étaient affublés précédemment.

Pierre notamment ne se sentait pas de joie à l’idée de reprendre son apparence réelle.

Ce fut donc avec une bonne humeur véritable qu’ils retournèrent à l’Ismaïl, où un dîner, médiocre mais abondant, assaisonné au reste par l’appétit de cavaliers qui ont passé tout le jour en selle, acheva de dissiper les derniers nuages amoncelés sur leurs fronts par la poursuite anxieuse de l’insaisissable Emmie.

Toutefois, l’appétit satisfait, les dîneurs sentirent la fatigue. Ils pensèrent qu’ils devaient se lever tôt pour courir au premier train sur Alep.

La raison leur conseillait donc de ne pas tarder à se coucher.

Tous deux en convinrent sans difficulté, et s’étant souhaité le bonsoir, ils s’enfermèrent chacun chez soi dans les chambres réservées à leur intention au premier étage de l’Ismaïl-Hôtel.

Mais souvent le cerveau propose et le cœur dispose.

Pierre eut l’Imprudence de s’asseoir dans un fauteuil. Content de n’avoir plus un compagnon agité troublant sa pensée, il se prit à rêver aux frisons blonds de la sémillante petite Anglaise, devenue pour lui la seule femme de l’univers digne d’attention.

Il perdit la conscience du temps. Dix heures, onze heures sonnèrent, sans que les carillons municipaux impressionnassent son tympan.

Il fallut des cris, des chocs bruyants d’objets lourds heurtant les planchers, pour le ramener des pays bleus où l’avait emporté sa fantaisie.

Le tapage montait du rez-de-chaussée. Une curiosité instinctive conduisit Pierre à sa fenêtre. Il regarda au dehors. Sous la clarté des globes électriques encadrant l’entrée de l’Ismaïl, plusieurs hamals se suivaient portant d’énormes malles.

Le jeune homme eut un cri :

— Les malles de Lydia.

Mais oui, il les reconnaissait, ces trunks achetés à Port-Saïd par la jolie Anglaise. Comment ces bagages, entraînés vers Smyrne par le vapeur Parthénon, revenaient-ils à Beyrouth ? Il n’en avait pas la moindre idée. Seulement, un espoir tourbillonna en cyclone dans sa tête :

— Avec ses colis, Lydia n’avait-elle pu revenir de Smyrne ?

Et dans une course machinale, non justifiée par un raisonnement quelconque, il bondit vers la porte de sa chambre, l’ouvrit violemment, parcourut le couloir en trombe, dégringola l’escalier ainsi qu’une avalanche.

Il aurait continué cette galopade affolée dans le vestibule si… si, debout devant la porte vitrée du « bureau », il n’avait distingué une délicieuse et chère silhouette, s’il n’avait entendu un organe exquis, prononcer avec un accent britannique léger, suave, gazouillis d’oiselet, caressant, enveloppant, divin :

Yes, je prie, la chambre de suite et une collation. Ah ! je rappelle. Théière et eau bouillante. J’ai mon thé avec moi et je fais l’infusion moi-même. Elle sortait de l’office. Son mouvement la plaçait juste en face de Pierre.

Deux cris se répondirent :

— Mistress Honeymoon !

— Master Pierre !

Dans le désarroi de la rencontre, Lydia oublia le cant anglo-saxon. Ses mains se tendirent, éteignirent celles du jeune homme, et sa voix força l’obstacle de ses lèvres roses pour lancer des mots émus, tremblotants, et si doux, si gentils, que celui qui en était l’objet sentit des larmes couler sur ses joues.

Une heure plus tard, Cruisacq réintégrait sa chambre. Il avait mis la blonde Lydia au courant des événements survenus depuis leur séparation. De nouveau, il était au service de mistress Honeymoon, avec licence de s’habiller en gentleman. Et sans consentir à s’expliquer, la mignonne lady avait ordonné au serviteur appelé par la sonnerie électrique :

— Marquez pour moi le réveil à cinq heures.

Si bien que Pierre s’étendit dans son lit, en répétant jusqu’à ce que le sommeil lui eût fermé hermétiquement la bouche en même temps que les yeux :

— Nous voyagerons ensemble. Le reste, comme elle dit, ce n’est point matière à attention.

Voici pourquoi Midoulet, entré à l’hôtel Ismaïl avec un seul compagnon, en sortit le lendemain matin avec deux, dont une compagne, ainsi qu’il l’exprima plaisamment.

Tous trois se rendirent à la gare, se munirent de tickets pour Alep et s’installèrent dans un wagon libre.

Le trajet fut charmant. Après une explication, où les deux concurrents s’avouèrent avoir employé l’un contre l’autre des artifices de bonne guerre, ils tombèrent d’accord que, durant le parcours d’Alep à Bassorah, ils agiraient en alliés. Toute manifestation de rivalité n’eût servi qu’à retarder leur marche et à augmenter les chances qu’avaient leurs adversaires de les distancer.

Le pacte, au moins dans sa seconde partie, montre qu’ils ignoraient à ce moment que leur groupe précédait Marcel Tibérade et Uko, lesquels ne devaient toucher Beyrouth que le soir de cette journée, et prendre le chemin d’Alep-Euphrate-Bassorah que le lendemain seulement.

L’enquête menée rapidement à Alep, dans le monde des âniers, loueurs de montures pour la course Alep-Euphrate, les convainquit que, précédés par Emmie, ils seraient suivis par le général et son fidèle Tibérade.

Tels sont les motifs qui les avaient amenés à proximité du débarcadère de Bassorah et leur donnaient la bonne fortune d’assister à l’arrivée des amis de Sika.

Donc, Midoulet se jeta dans les traces de ceux-ci. Lydia et Pierre tirèrent de leur côté. Toutefois, si chacun des agents avait pu entendre l’autre à ce moment, ils eussent compris la précarité de leur alliance.

Célestin Midoulet soliloquait :

— Je préfère ne pas perdre de vue l’escorte du « document japonais ». Cette fois, de gré ou de force, je mettrai la main dessus, et du diable si la petite Anglaise en a connaissance autrement que sur la permission de mes chefs du service des Renseignements !

Et Pierre, resté seul avec Lydia, ayant murmuré :

— Chère lady, ne jugez-vous pas imprudent de laisser l’agent Midoulet libre de ses mouvements ?

Le rire argentin de Lydia palpita dans l’air, comme le chant de l’alouette, dont le vol tournoyant monte vers le soleil matinal.

— De tout ce que nous savons, fit-elle enfin avec l’autorité d’un professeur en chaire, d’un professeur qui serait très joli, de tout cela résulte pour moi la conviction que ni les Japonais, ni leurs amis français, ne veulent que le document tombe aux mains de l’agent en question.

— Pas davantage dans les nôtres, mistress Lydia.

— Je vous l’accorde, ami cher. Je suis si totalement imbue de l’idée exprimée par votre affection…

Elle devint toute rose en prononçant ce vocable, puis elle reprit, les paupières abaissées, prise d’une crise de modestie que rien dans la conversation ne semblait motiver :

— Si imbue de l’idée, vous savez, que j’ai été la première à inciter notre rival à se lancer à la poursuite des braves gens qui vont assiéger le palais de master Ahmed.

— Je m’en suis aperçu, seulement permettez-moi de vous avouer…

Elle encouragea gracieusement son interlocuteur.

— J’entendrai avec un plaisir grand l’aveu que vous souhaitez.

— Eh bien, ma chère affectionnée mistress, je ne comprends pas l’avantage d’envoyer ce Midoulet au milieu des détenteurs du vêtement mikadonal, alors que nous nous tenons à l’écart.

Une fusée rieuse fut la réponse de Lydia. Pourtant, elle redevint sérieuse et murmura :

— Voyons, ami ; on se méfie de l’ennemi que l’on voit, et l’on est sans défiance de celui qui demeure invisible.

— C’est vrai encore ; mais…

— Surprend-on un adversaire d’autant mieux qu’il est moins sur ses gardes ?

— Ceci est un axiome.

— Eh bien ! voilà pourquoi tous mes efforts ont tendu à rester invisible ; ce qui ne veut pas dire que nos yeux ne seront pas ouverts sur ceux qui nous préoccupent.

Pierre voulait encore questionner. Elle lui appuya sa main fine sur les lèvres.