Le Messianisme chez les Juifs/Avant-propos

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AVANT-PROPOS


Jésus-Christ est toujours « un signe de contradiction[1] ». Pendant que toute l’Église catholique et un très grand nombre d’autres chrétiens l’adorent comme Dieu, ceux qui n’ont jamais reconnu sa divinité et ceux qui ne veulent plus y croire essayent de le classer parmi ceux qui ont laissé leur empreinte sur l’humanité. Ce fut un sage, disent les uns ; un prophète, disent les autres. Quelques savants juifs s’obstinent à ne voir en lui qu’un Rabbi, plus précisément « un esprit pharisien dans un tempérament de Galiléen[2] ». D’autres, de jour en jour plus nombreux, trouvent dans les vues apocalyptiques sur les fins dernières, ou, comme on dit, dans l’eschatologie, la clef de toutes les énigmes de sa pensée. On sait en France avec quel éclat cette théorie a été proposée par A. Loisy. Il est sans cesse revenu sur ce thème fondamental. Après l’avoir exposé dans l’Évangile et l’Église, et dans Autour d’un petit livre, il a entendu le maintenir contre toutes les contradictions : « Je ne vois rien à changer au résumé de l’Évangile qui se trouve dans Autour d’un petit livre (lettre IV, p. 113) : « Jésus avait prèché la pénitence en vue du royaume des cieux, c’est-à-dire en vue d’un jugement de Dieu qui était près de s’exercer sur les hommes, et d’un nouvel ordre de choses, ère de pur bonheur dans la parfaite justice, que ce jugement devait inaugurer[3] ».

C’est dire que Jésus, ayant pour idéal un messianisme de justice absolue, ne pouvait avoir en vue la fondation de l’Église. D’autre part, c’est lui refuser l’idée d’une félicité transcendante résidant avant tout dans l’âme, puisque M. Loisy à soin d’exclure cette hypothèse, en précisant : « La prédication de Jésus se rattache historiquement à la tradition prophétique et apocalyptique, non aux doctrines de la Sagesse[4] ». Si « les doctrines de la Sagesse » signifient quelque chose, elles sont tout entières dans la récompense que Dieu donne aux justes après leur mort. Jésus n’en aurait rien dit, se rattachant à la tradition prophétique, par où on entend la félicité terrestre, et à l’apocalyptique qui en est le merveilleux embellissement.

Ce qui ne laisse aucun doute sur la pensée intime de Jésus, d’après le même exégète, c’est que tout en « épurant la croyance commune des Juifs », il en a retenu « l’idée générale » ; « sans quoi l’on devrait dire que son enseignement a porté sur une équivoque, et la loi de ses premiers adhérents sur une méprise[5] ».

Ainsi dans cette perspective tout est clair. Jésus, tont en s’élevant beaucoup au-dessus de son temps, par la valeur morale et religieuse de son âme, ne prétendait prêcher qu’une morale provisoire, en attendant la fin prochaine. Il partageait la croyance commune des Juifs. Il en retenait l’idée générale, sinon il les aurait trompés.

Si nous avons insisté sur cette manière de voir, c’est à cause de sa vogue croissante. Il est inutile, pensons-nous, de s’arrêter à prouver que Jésus n’a pas été pharisien… à moins qu’on ne le présente conne un pharisien apocalyptique……

On peut dire sans exgération que l’avènement de l’eschatologie est le grand événement de l’exégèse du N. T. et même de toute l’histoire des origines chrétiennes. Ce qui fait la force de ce système, c’est que très réellement Jésus à rempli une mission qu’on peut dire eschatologique —— dans l’ordre de l’histoire, — et que toute sa prédication visait à l’eschatologie — c’est-à dire au salut des âmes auprès de Dieu.

Mais cette mission et cet enseignement ne sont nullement identiques à l’illusion qu’un lui prête, empruntée à une erreur qu’on dit courante. C’est évidemment ce qu’il faut démontrer contre les critiques que l’on nommera si l’on veut eschatologistes, et cette démonstration ne peut se faire que les Évangiles en main.

Toutefois il est une question préalable qui s’impose absolument.

Est-il donc vrai qu’il régnait en Palestine au temps de Jésus « une croyance commune » de l’ordre eschatologique ?

Est-il vrai que cette croyance n’avait rien de commun avec les doctrines de la Sagesse ?

En d’autres termes, les Juifs étaient-ils d’accord pour ne rêver que d’une « ère de pur bonheur dans la justice parfaite », sans distinguer entre la rétribution des justes et des pécheurs après leur mort, et la félicité messianique temporelle ? Sont-ce là des distinctions qu’on n’avait pas encore faites ? ou bien s’était-on arrêté à la même solution ?

Doit-on admettre si facilement que certaines chimères apocalyptiques avaient pénétré dans les écoles des scribes ? et peut-on nommer commune une erreur qu’ils n’auraient pas partagée ? Toutes ces questions touchent plus ou moins au thème assez vague du messianisme, en y comprenant les fins dernières qu’on ne peut en séparer.

Autant de problèmes qui ne sont pas abordés dans l’opinion très simpliste qui à séduit tant de personnes, apparemment par sa simplicité même.

Il est cependant nécessaire du moins de les entrevoir, avant de trancher si témérairement les questions évangéliques, et cette préoccupation explique, et justifie peut-être le but poursuivi dans les pages qui suivent. On serait tenté d’abord de les qualifier : recueil de solutions fausses sur les grands problèmes de l’avenir. Quand elles ne seraient que cela, elles auraient encore une utilité considérable en permettant d’opposer à ces tâtonnements le coup vainqueur du christianisme.

Elles sont cependant quelque chose de plus. Tablant sur la religion révélée, ni l’apocalyptique, ni le rabbinisme ne pouvaient en abandonner les principes fondamentaux. Il y avait là un élément sain que Jésus n’a pas rejeté non plus. Mais le problème n’en était pas moins assez difficile à résoudre pour que le spectacle de l’impuissance des hommes mît dans tout son jour la simplicité divine de la révélation faite par Jésus.

On obtiendrait en partie ce contraste en faisant de larges extraits de nos textes pour commenter l’Évangile. Mais on a toujours estimé à l’école de Jérusalem que la méthode comparative ne donne tous ses résultats — qu’il s’agisse d’emprunts ou de contrastes — que lorsque chaque mouvement d’idées est étudié en lui-même.

À dire vrai, il eût même fallu entreprendre une étude beaucoup plus approfondie, et ce travail ne paraîtra aux personnes doctes qu’une cote mal taillée, Aussi bien n’est-ce point à elles qu’il est destiné. Il vise uniquement l’utilité des débutants de bonne volonté. C’est dans leur intérêt, non pour faire étalage d’une érudition par trop facile, qui n’exige que de copier, qu’on à mis in extenso un certain nombre de citations. L’étudiant qui prendra soin de les retraduire se sentira encouragé à aborder lui-même les textes.

Il reste à dire un mot de la méthode.

Les enseignements fournis par l’Écriture sainte sont exclus en principes : elle doit être étudiée à part.

On aurait pu dépouiller les autres sources au point de vue messianique et présenter dans l’ordre chronologique tous ces renseignements, pour les distribuer ensuite selon l’ordre des matières. C’est la combinaison qu’a choisie M. Schürer[6], et c’est celle qui permettrait de pénétrer le plus à fond dans le sujet. Mais ce qui était possible dans une revue rapide obligerait, dans une exposition plus complète, à d’intolérables répétitions.

M. Volz, dans son « Eschatologie juive, de Daniel à Aqiba »[7], s’est contenté d’une rapide indication des sources dont tous les renseignements ont été rangés ensuite dans une classificafion très complète. Une raison de ne pas faire ce travail de la même façon, c’est précisément qu’il a été très bien exécuté par M. Volz.

Dans les pages qui suivent, on a essayé d’attacher plus d’importance soit au caractère propre des sources, soit à l’évolution des idées, soit à leur mise en œuvre par l’action. Aussi a-t-on distingué quatre parties, réservées, la première à Josèphe et à Philon, — qui représentent les écrivains hellénistiques, — la seconde aux apocalypses apocryphes, complétées par quelques passages empruntés à d’autres ouvrages plus ou moins teintés de messianisme, la troisième au rabbinisme, la quatrième à l’action.

Dans l’ensemble cette division représente une suite historique. Quelques apocalypses sont antérieures à Josèphe et même à Philon, mais Josèphe remonte aussi haut par ses sources, et le caractère historique de son œuvre le rend très propre à servir d’introduction, puisque les ouvrages apocryphes ne peuvent souvent être datés que par leurs allusions à l’histoire. Et, quoique le rabbinisme ait ses racines très anciennes, ses monuments écrits sont cependant plus récents que les autres ouvrages utilisés. La dernière partie se sonde au point où Josèphe a laissé l’histoire.

Le cadre historique, inauguré par les victoires des Macchabées, ne se prolonge guère au delà de la rédaction de la Michna, vers l'an 200[8]. Il a paru cependant utile de descendre beaucoup plus bas à propos de l’Arabie, où le messianisme juif a déposé des germes dont le résultat fut inattendu et douloureux pour les Juifs eux-mêmes.

Sur un sol si souvent remué, je ne pouvais me dispenser de profiter des travaux existants. Je l’ai fait dans une très large mesure[9], sans autre scrupule que de le dire. Je dois beaucoup en particulier à M. Schürer pour l'histoire, à M. Bacher pour le rabbinisme[10].

Jérusalem, 4 août 1908.


Fr. M. J. Lagrange.
  1. Lc. ii, 34.
  2. Revue des études juives, t. LII (1906), p. 9 ; L’esprit du christianisme et du judaïsme, par M. L. Le jugement sur Jésus est attribué à Geiger, Vorlesungen über das Judenthum, 9 (dans Jüdische Zeitschrift, III, 38).
  3. Revue d’histoire et de litt. relig., 1906, p. 82.
  4. Eod. loc., p. 77.
  5. Eod. loc., p. 82
  6. Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi…, II4 : Geschichtlicher Ueberblick, p. 590-608 ; Systematische Darstellung, p. 609-651.
  7. Jüdische Eschatoogie, von Daniel bis Aqiba, dargestellt von Paul Volz ; Tübingen, 1903, in-8 de xvi-412 pp.
  8. C'est pourquoi les Targums n'ont point été étudiés à part comme œuvres complètes.
  9. Beaucoup moins d'ailleurs que je n'aurais désiré, à cause de notre extrême pénurie de livres à Jérusalem.
  10. Quelques articles de la Revue biblique sont comme des travaux préparatoiries auxquels je me suis permis de renvoyer; celui sur le Règne de Dieu a été reproduit presque textuellement ('RB.', 1908, p. 350-366).