Le Messianisme chez les Juifs/Deuxième partie/Chapitre 1/I

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I. — GENRE LITTÉRAIRE DES APOCALYPSES.


Le genre littéraire des apocalypses a un lien étroit avec les doctrines qu’elles mettent en œuvre ; il faut cependant l’étudier à part ; c’est le bien propre des voyants, tandis que leurs doctrines sont très souvent le fait de tout le monde. Omettre cette distinction, c’est introduire dès le début une confusion irrémédiable dans une matière déjà si enchevêtrée.

Avant tout l’apocalypse regarde l’avenir, et surtout l’avenir des derniers jours. C’est en cela qu’elle se rattache à la prophétie et qu’elle s’en distingue. L’antique prophétie, compagne des destinées d’Israël, n’était pas demeurée toujours la même. Elle avait atteint avec Isaïe le moment décisif où les énergies de l’action avaient pris corps dans une admirable création littéraire. Isaïe flagelle les ivrognes d’Ephraïm[1], accable de ses sarcasmes Sobna, le maître de chambre[2], oppose au doute d’Achaz la solidité des promesses de Dieu[3]. On le voit circuler dans Jérusalem, annonçant par son costume le destin de l’Égypte menacée par le Tartan de Sargon[4] ; il menace, il détourne, il persuade ; et cependant cet orateur énergique, orateur presque dans le sens d’homme politique, comme on l’était à Athènes, de Périclès à Démosthène, est encore ce que nous nommons un Prophète, car il a toujours devant les yeux l’avenir, tel que Dieu le réalisera certainement à son heure. Pour tous les prophètes d’action, le salut, promis par Dieu, entrevu par eux et annoncé au peuple, était toujours dans la perspective des événements auxquels ils prenaient part.

Après le retour de la captivité, après Aggée et Zacharie, les lointains de l’avenir apparurent de plus en plus comme cachés dans les secrets de Dieu. Les Assyriens et les Chaldéens avaient servi de fléaux de Dieu et d’instruments de sa justice ; Cyrus avait été, de la même manière, un Sauveur élu par Dieu. Mais après cela on ne voit plus les ennemis occuper sous leur nom propre les premiers plans de l’horizon prophétique. Les espérances se rattachent vaguement à la fin des temps, ou, plus vaguement encore, à ce temps-là, à ce jour-là, au jour choisi par Dieu, au jour de Dieu…

Et, peu à peu, le rôle actif du prophète diminue. Les faux prophètes avaient fatigué la nation par leurs assurances précises d’événements qui ne se réalisaient jamais. Le prophétisme avait rempli ses destinées. On ne vit plus paraître de prophètes. On savait bien que Dieu se réservait d’en envoyer encore. On attendait un prophète qui fût reconnu et authentique[5], mais personne n’osait plus en revêtir le manteau.

On peut lire dans Zacharie à quel traitement se serait exposé celui qui aurait osé assumer le rôle des Isaïe et des Jérémie[6].

Pendant le gouvernement des Perses, et durant la première période de l’hellénisme, sous le joug assez léger des Ptolémées, la prophétie demeura muette. Durant la persécution d’Antiochus Épiphane, elle n’était plus là pour soutenir la lutte contre les influences étrangères, quelquefois secondées par le sacerdoce ; et cependant les nécessités du temps étaient pressantes ; il fallait réveiller les âmes, les secouer par la crainte du jugement, les animer par une grande espérance. Or cet espoir était celui de l’ancien Israël, annoncé par les prophètes. Emprunter les traits d’un de ces hommes de Dieu qui avaient laissé un souvenir impérissable, qu’on se représentait volontiers comme admis de leur vivant, ou après leur mort, à la connaissance des mystères divins, assurait un double avantage : l’autorité de leur nom d’abord, et la garantie qu’offrirait pour l’avenir la réalisation déjà accomplie des prophéties qu’on leur prêtait.

Le premier caractère extérieur de la littérature nouvelle est donc la pseudonymie. Celui qui est censé parler est un ancien, Noé, Hénoch, Abraham, Moïse, Baruch, Esdras, voire une de ces femmes que les Grecs regardaient comme inspirées, la Sibylle. Hénoch était le type de ces apôtres de l’au-delà. A la veille du déluge, ce grand jugement qui avait frappé l’humanité primitive, il avait été enlevé pour continuer à vivre auprès de Dieu. Il était naturel de mettre dans sa bouche les plus graves avertissements et d’attendre de lui la révélation des mystères célestes. Aussi toute une littérature s’est réclamée de son nom. C’est probablement par lui qu’on commença, sauf à remonter ensuite jusqu’à Adam et à descendre jusqu’à Esdras ; il est le héraut du jugement et de Dieu.

Quel que soit le confident de Dieu, il reçoit une révélation ; c’est le nom même d’apocalypse qui caractérise ce genre. Et cela encore est une transformation de l’ancien prophétisme. Les visions ne lui étaient pas étrangères. Isaïe avait vu Dieu entouré de Séraphins[7] ; Amos, Jérémie, Zacharie avaient assisté à des spectacles surnaturels qui étaient des symboles. Un objet apparaissait au prophète ; il lui était montré par Dieu, en même temps que le sens de l’apparition lui était révélé. Manifesté d’une façon surnaturelle, cet objet appartenait cependant à la nature : c’était une branche d’amandier[8], une chaudière[9], un cordeau de maçon[10], des chevaux de diverses couleurs[11]. Tout cela est fort simple et de la vie quotidienne ; c’est dans le Temple qu’Isaïe a vu Dieu.

La nouvelle école s’élève plus haut ; elle ne demande pas à Dieu de descendre et préfère monter chez lui pour voir de près ses mystères.

Or comment pénétrer jusqu’au ciel et en sonder les secrets sans une révélation très particulière ? Et comme les choses du ciel doivent être éblouissantes et bien plus belles que celles d’ici-bas, il faut donc, pour les décrire, recourir à des comparaisons, à des images fort imparfaites, qui obligent sans cesse l’auteur à protester de leur insuffisance : c’est comme un homme, comme un feu, comme de la neige, etc.[12].

On s’explique assez l’impuissance du voyant, accablé par la sublimité de ce qu’il contemple. Ce qui est moins naturel, et cependant très logique, c’est que la même condition, révélation et symbolisme, s’imposait pour le passé.

Hénoch, qui racontait toute l’histoire des Israélites, était censé l’avoir connue par révélation. D’autre part, il ne pouvait cependant réciter les faits comme ils étaient dans les histoires. La disproportion eût été trop grande entre les deux parties de son horizon prophétique, celle qui était déjà passée au temps de l’auteur réel, et celle qui était encore cachée dans l’avenir. Le symbolisme qui était le langage approprié pour le thème futur et céleste, s’imposait donc aussi pour le passé, et même pour le présent. C’était comme la condition du genre ; ainsi tout s’harmonisait et l’avenir semblait sortir des données du passé. L’esprit du lecteur qui s’ingéniait à reconnaître des histoires connues dans les subtiles images dont il suivait le développement croyait en deviner la suite sans trop de peine ; le point de suture — le présent — contenait en germe les solutions prédestinées. Ainsi les allégories des divers animaux ou des semaines dans Hénoch, de l’aigle dans Esdras, de l’arbre dans Baruch.

Comme il ne s’agissait plus d’une vision rapide, suggérant un sens précis, mais de tout l’enchaînement des faits, le symbolisme succombait à la tâche. La même comparaison est obligée de se plier à des circonstances diverses, de se transformer pour exprimer des sens nouveaux ; cela ne se peut sans violence et sans bizarrerie. D’autres fois les images se succèdent, toujours plus étranges, pour exprimer l’inexprimable ; et, pour graduer l’horreur croissante des catastrophes, on aboutit à des exagérations qui ne font plus aucune impression, tant elles sortent de la réalité.

Le passé et l’avenir envisagés sous une même perspective, dessinés par les mêmes symboles, sous l’aspect de choses révélées d’une façon surnaturelle, ce n’est plus l’enchaînement des faits naturels ou volontaires, c’est le spectacle des œuvres de Dieu. Ce n’est pas que la causalité divine soit plus intime et plus profonde dans l’Apocalypse que dans la Prophétie ; elle y est pour ainsi dire étalée, exprimée par des ressorts extérieurs plutôt que pénétrée dans son énergie secrète. Le roi d’Assyrie n’était, pour Isaïe, qu’un instrument mis en branle par Dieu : telle une hache ou une scie dans la main de l’ouvrier[13]. On ne pouvait exprimer plus fortement l’intensité de l’action divine. Mais enfin c’était lui, le roi, qui prenait les villes. D’après Baruch, ce sont les anges qui ont détruit Jérusalem et non les Chaldéens[14]. Les hommes ne sont donc plus que des marionnettes ; le public peut s’y tromper ; le voyant aperçoit les fils qui font mouvoir les personnages et parfois même ceux qui les tiennent.

C’est ce qu’on a nommé le déterminisme de l’apocalyptique. A vrai dire, il n’est jamais absolu au point de nier la liberté humaine, car nos voyants sont très soucieux au contraire de marquer les responsabilités. Il suffit cependant pour donner à l’histoire, — cette histoire qui n’est plus qu’une vision de l’avenir, — l’aspect d’une machinerie qui se déroulerait suivant un plan convenu. De là aussi les tournures passives qui sont un des traits de ce style. Les choses sont faites, plutôt qu’elles ne se font, par des agents invisibles et presque impersonnels ; malgré sa claire vue, l’auteur ne peut pas toujours démêler tous les ressorts de la mécanique divine ; il ne peut que constater son fonctionnement sans distinguer toujours ceux qui la mettent en branle. « Les livres furent ouverts »,… « son nom fut nommé »,… « des cordes furent données » [15]… Aussi le voyant a-t-il constamment besoin d’être assisté pour comprendre la raison des choses. Les images sont équivoques, les acteurs ne parlent pas ; il faut qu’un ange se trouve là à point nommé pour donner un sens à cette représentation muette. Les anges sont à la fois acteurs et exégètes, exégètes des causes surnaturelles, même lorsqu’ils expliquent le cours des astres[16]. Tout se succède dans ce cinématographe, sauf la nature toute pure, qui n’apparaît jamais.

C’est décidément, répétons-le, un spectacle. Or il est d’un sage impresario de préparer d’avance tous les décors, et d’avoir tous les figurants sous la main. Faut-il s’étonner que les principaux acteurs et les principales pièces du drame eschatologique soient déjà censés existants au temps du voyant, cachés derrière la scène, dans les conseils de Dieu ? Ils sont donc préexistants par rapport au moment où ils joueront leur rôle, mais le voyant n’est-il pas censé voir se dérouler dans l’avenir des événements déjà passés ? Qu’importe le passé, le présent et l’avenir pour celui qui contemple tout dans la détermination divine ? Le Messie et la Jérusalem nouvelle sont présents à la pensée de Dieu, il peut les montrer à ses fidèles. Quand ils les auront vus, leur foi sera plus ferme, ou plutôt ne sera plus une foi, mais une claire vue. Il n’est pas besoin de supposer ici une influence des Idées de Platon. Les Idées ont une existence idéale plus stable et plus réelle en elle-même que leur existence phénoménale, mais cette existence garde dans Platon quelque chose d’abstrait ; ce sont bien des Idées. Au contraire les objets préexistants des Apocalypses, du moins avant que ce concept ait été généralisé et peut-être spiritualisé, la Jérusalem nouvelle et le Messie, sont entrevus sous des contours très concrets. Ils sont encore noyés dans un vague que l’auteur ne peut éclaircir, mais son intention est de les présenter comme tout le reste, comme des images vues. Lorsque le passé n’est plus qu’un tableau symbolique, l’avenir peut bien être représenté comme présent. Ni le passé n’est tout à fait l’histoire, ni l’avenir n’est tout à fait inexistant. Tandis que dans l’évolution naturelle, toutes choses vont du germe au plein épanouissement, puis à la mort, ici tout vit en même temps, le passé est encore à venir, et l’avenir existe déjà.

Il est cependant un trait de l’apocalypse qu’on pourrait être tenté d’expliquer par une influence étrangère. Les stoïciens avaient imaginé de longues périodes après lesquelles le monde, développé à l’extérieur, puis replié sur lui-même et consumé par le feu, recommencerait selon les mêmes voies le cours de ses destinées. Est-ce de là que vient un des principes premiers de l’apocalypse : la fin comme le commencement[17] ? On admettait en effet une sorte de symétrie entre la création du monde et son renouvellement. La grande crise messianique devait être une naissance nouvelle ou palingénésie ; tout devait se reproduire dans le même ordre ou dans un ordre inverse, mais avec une exacte correspondance. Est-ce le thème stoïcien transposé ? Cela est peu vraisemblable. L’inspiration des apocalypses a une autre source. La nature ne les intéresse que comme une dépendance de l’ordre moral. Si les animaux doivent cesser de nuire, si la paix doit régner dans la nature, au temps du Messie comme au temps d’Adam, c’est parce que l’innocence des temps messianiques l’emportera sur l’innocence primitive. Et ce tableau avait été déjà tracé par l’ancienne prophétie[18]. L’apocalyptique ajoutera des traits nouveaux, ramenés au thème moral et religieux, avec son affectation spéciale de mettre en relief le grand acteur. Dès lors le dénouement est comme une péripétie suprême ; il manifeste la sagesse et la puissance de celui qui a tout ordonné : le drame qui a eu pour premier théâtre l’Éden doit se terminer sous des cieux nouveaux et sur la terre nouvelle.

A considérer ainsi le passé et l’avenir comme présents dans une image qui se déroule, l’auteur s’interdisait d’insister sur le présent, court moment qui n’était qu’un point du tableau, il n’y pouvait faire que des allusions voilées, pour ne pas trop se découvrir. Toute incursion dans le domaine des faits réels, toute invective trop caractérisée, toute allusion trop claire, l’auraient obligé à poser son masque. On ne peut pas être à la fois entre ciel et terre et jouer un rôle actif parmi les siens. L’inspiration divine et leur génie ont bien servi Daniel et saint Jean. Le caractère pratique et le but religieux immédiat de ces admirables apocalypses éclatent en dépit du genre et leur donnent une valeur de vie. Aussi peut-on assez facilement reconnaître dans quelles circonstances ont vécu leurs auteurs. Il en sera ainsi d’Esdras, la plus belle apocalypse après ces deux chefs-d’œuvre, et en partie ainsi de Baruch, conçu sur le même thème[19]. Dans les autres cas, il est extrêmement difficile, quelquefois impossible de savoir quand les auteurs ont vécu, et quels événements ils visent. Le mystère qu’ils s’étaient imposé les couvre encore.

Le dernier terme de toutes ces cachotteries devait être une théorie formelle de l’apocalypse apocryphe. La façon dont Esdras l’expose est bien connue[20]. Mais comment des livres, composés depuis des siècles, étaient-ils parvenus aux mains de celui qui les produirait en public ? Les anges veilleraient sur eux et sauraient, au moment opportun, les révéler à un dépositaire sûr — l’auteur lui-même ! — chargé de les montrer à « des hommes fidèles, et qui me sont agréables, et qui ne prononcent pas mon nom en vain, dit le Seigneur[21] ». Le livre du voyant, fût-il antédiluvien, était donc communiqué, en grand mystère, à un cénacle d’hommes choisis, faisant partie du même groupe et partageant les mêmes espérances, crédule ou complice ; il s’adressait à des initiés.

Pouvait-on, par ce procédé, enseigner des choses bien nouvelles ? Il fallait, en tout cas, les corroborer d’une doctrine reçue et même d’une imagerie traditionnelle.

C’est une erreur très répandue, mais une erreur quand même, de se représenter l’apocalyptique comme l’explosion d’un système nouveau. En effet, même lorsqu’ils se mêlent de science, nos auteurs sont aux antipodes de la nature et de l’observation. Le livre d’Hénoch contient toute une partie destinée à expliquer le système du monde[22]. Il faut être très indulgent pour y voir avec M. Martin « un précieux témoin des premiers essais de construction scientifique[23] ». Rien de plus touchant que ces premières tentatives, balbutiement de la science si l’on veut, pourvu qu’elles contiennent un germe de progrès par une analyse attentive, ou même par le simple enregistrement consciencieux des faits. Mais le livre astronomique d’Hénoch est tout autre chose, et plutôt, comme M. Martin lui-même l’a très bien vu, le résidu des traditions hétérogènes de l’Orient ancien, un amalgame de traditions populaires mises au service du calendrier lunaire orthodoxe. Et c’est l’époque où déjà Ératosthène avait fondé la géographie scientifique, et où Hipparque découvrait la précession des équinoxes et mesurait presque exactement la distance de la terre à la lune[24]. On n’en demandait pas tant à un Juif ; mais ici encore il faut constater combien l’apocalyptique est loin des réalités et de la vie.

Volontiers on imagine ces voyants comme emportés par leur fantaisie, cédant sans doute trop facilement à ses élans déréglés, mais, à cause de cela même, originaux et neufs. Rien de plus faux, et c’est à peine si quelques combinaisons sont leur œuvre. Quand ils sortent de la tradition, ils sont rarement heureux. S’ils s’éloignent de la nature, ce n’est pas pour s’abandonner à l’inspiration d’un rêve créateur, c’est pour consulter les livres. Ces visionnaires sont les plus livresques des hommes. Il nous est facile de reconnaître, en comparant, par exemple, Hénoch à la Bible, à quel point ils sont dépourvus d’invention, jusque dans le choix des expressions[25]. Il nous est bien permis de supposer qu’ils ont consulté d’autres livres, aujourd’hui perdus, qui auraient poursuivi le développement des idées cosmogoniques de la Bible.

Le style devait être en harmonie avec ces conditions du genre. On ne peut guère le comparer qu’au style révolutionnaire, singulier mélange d’enthousiasme pour les temps nouveaux et de citations pédantes, passionné, convulsif, enivré, dirait Platon, du vin pur de la liberté, et hérissé d’allusions classiques à l’histoire des Grecs et des Romains. Encore le monde nouveau des sans-culottes était-il déjà commencé ; celui des apocalypses devait descendre du ciel. Le voyant veut être sublime, puisque son sujet l’exige, et il n’est souvent qu’emphatique ou érudit. Il y a de tout dans ce style, sauf le naturel et la simplicité. Il n’est tout à fait sincère que lorsque l’homme se découvre sous le voyant, ému de sentiments vrais : la haine, souvent atroce, de ses ennemis, une ardente sympathie pour ses compatriotes malheureux, l’anxiété d’une foi qui veut demeurer inébranlable ; parfois même, mais seulement dans l’apocalypse d’Esdras, il atteint à une vraie beauté, lorsque, au lieu de décrire froidement les choses du ciel, il s’arrête, frémissant d’angoisse, devant le mystère insondable du mal. En lisant les apostrophes enflammées du Coran, on croit entendre l’écho de certains apocryphes : rien n’est plus éloigné de la simplicité touchante des Évangiles.

Parmi les grandiloquences du style apocalyptique, celle peut-être qui nous frappe le plus, qui nous transporte dans une sphère absolument merveilleuse et surnaturelle, parce que nous ne sommes pas habitués à ces figures, c’est l’emphase qui associe la nature inanimée aux événements de l’histoire. Et quand nous disons la nature inanimée, nous nous plaçons encore à notre propre point de vue, car l’origine première de ces métaphores remonte à un temps où on la croyait au contraire animée et susceptible des mêmes émotions que les hommes. C’est surtout le monde céleste, le ciel, le soleil, la lune et les étoiles, qui sont mis en branle dans des circonstances qui ne sont pas toujours le craquement dernier du monde et son renouvellement.

Ces manières de parler se trouvaient déjà dans la Bible. A propos de la prise de Babylone par les Mèdes, on lit dans Isaïe :

Voici le jour de Iahvé qui vient,
cruel avec colère et fureur ardente,
Pour changer la terre en désert,
pour y exterminer les pécheurs.
Les astres des cieux et leurs constellations
ne feront plus briller leur lumière ;
Le soleil s’obscurcira à son lever,
et la lune ne fera plus luire sa lumière[26].

Dans le jugement qui doit s’exercer sur Édom, le même recueil met en scène tous les peuples et toute la nature, comme si le châtiment d’Édom était en raccourci l’image du jugement universel :

Toute l’armée des cieux se désagrégera,
les cieux seront roulés comme un livre,
Et toute leur armée tombera,
comme tombent les feuilles de la vigne,
comme tombent celles du figuier.
Car mon glaive dans les cieux s’est enivré ;
voici qu’il descend sur Edom[27]

Même procédé dans Jérémie, à propos des malheurs qui menacent Juda et Jérusalem :

Je regarde la terre, et c’est le chaos primitif,
les cieux, et ils ne donnent plus de lumière ;
je regarde les montagnes, et elles sont ébranlées,
et toutes les collines sont culbutées[28].

Dans Ezéchiel, tout le ciel porte le deuil de la ruine de l’Egypte[29].

Dans Joël, et devant une invasion de sauterelles :

La terre tremble, le ciel s’agite, le soleil et la lune sont obscurcis, et les étoiles ont éteint leur éclat[30].

Le dernier exemple est peut-être le plus caractéristique. Après cela il est tout naturel que les collines bondissent comme des agneaux, quand le Seigneur viendra réaliser ses merveilles.

Ce serait évidemment un très lourd contresens que de prendre à la lettre ces fortes images. Ce serait méconnaître le style de la Bible, dont les apocalypses s’inspirent le plus souvent, et à laquelle elles empruntent le canevas de leurs descriptions. Ce serait même méconnaître les habitudes du monde ancien, car les Grecs eux-mêmes, en dépit de leurs tendances au rationalisme, ont associé la nature et spécialement le ciel, aux scènes qui se jouaient sur la terre, et cette tradition n’a jamais été tout à fait interrompue.

En voici quelques exemples qu’on a rencontrés tout à fait par hasard.

Lorsque le devin Théoclymène pressent la mort des prétendants à la main de Pénélope, il s’écrie :

L’antichambre et la salle sont pleines de fantômes, entraînés dans l’obscurité vers l’Erèbe ; le soleil au ciel périt, et d’affreuses ténèbres se précipitent[31].

Ce sont les nuées elles-mêmes qui expriment leur émotion dans Aristophane :

Ensuite lorsque vous avez pris pour général le corroyeur paphlagonien, ennemi des dieux, nous avons froncé les sourcils, et nous avons fait des signes terribles ; le tonnerre a crevé avec des éclairs ; la lune a quitté ses voies ; le soleil, retirant aussitôt à lui sa mèche de lampe, a déclaré qu’il ne brillerait pas pour vous, si Cléon était général[32].

Assurément ce ton léger contraste avec l’émotion intense des prophètes ou des voyants d’apocalypses, mais il n’en est que plus caractéristique.

La mort de César, comme l’antique festin de Thyeste, était un événement bien capable de contraindre le soleil à se détourner avec indignation, ainsi qu’Antoine l’affirme dans Josèphe[33].

On trouverait sans doute des exemples très nombreux de ce style chez les anciens. Ce qui est plus étonnant, c’est qu’il se soit perpétué dans les clichés des inscriptions funéraires :

Cette journée fut une calamité ; ce fut un jour de malheur et d’oppression, jour de ténèbres et d’obscurité, jour de nuage et de brouillard, jour où les cieux et leurs luminaires furent obscurcis, où ils se sont revêtus d’un cilice. Les étoiles ont pris le deuil ; les collines ont fléchi, tout Israël a été effrayé[34].

S’il ne s’agit pas ici du jugement dernier, n’est-ce pas du moins une allusion à la ruine de Jérusalem ? Point ; il s’agit de la mort du rabbin Isaac Alfasi, le 12 mai 1103, et l’épitaphe est en prose. Le décès de rabbi Yôna (26 juillet 1257) ne fut pas moins calamiteux :

Fils de Sion, devant cette stèle, pleurez le soleil enfoui sous la poussière de la terre ; le firmament s’est revêtu d’obscurité, les constellations sont honteuses ; la lune rougit, au jour où a été ensevelie la gloire de la loi, son diadème[35].

Les modernes, eux, ont trouvé du plaisir à se plaindre de l’insensibilité de la nature, témoin indifférent de nos joies et de nos douleurs : le Lac de Lamartine, la Tristesse d’Olympio de Victor Hugo, un Jour simple de M. Fernand Gregh. Ce n’est pas une raison pour méconnaître une manière bien différente, qui fut celle de l’antiquité, et spécialement des Sémites palestiniens. Et cette appréciation d’un genre littéraire disparu[36] est tout à fait nécessaire pour l’intelligence des apocalypses et même des passages apocalyptiques du Nouveau Testament.


II. — DOCTRINES GÉNÉRALES DE L’APOCALYPTIQUE.


Incontestablement l’apocalyptique est un genre littéraire distinct, dont on peut analyser les conditions et qui a son originalité propre. Peut-on aussi la considérer comme constituant un corps de doctrines originales et homogènes ? Est-ce l’œuvre d’une école de philosophie religieuse, ou un simple cadre, comme le dialogue philosophique qui se prête indifféremment à toutes les thèses ? On pourrait aussi concevoir une sorte de moyen terme. Il est tel genre littéraire qui impose à celui qui le choisit une tournure d’esprit particulière, ou plutôt, celui qui le choisit est déjà porté à voir les choses sous un certain angle. Telle la satire. On n’attend pas d’elle un jugement impartial sur le bien et le mal à une époque donnée, mais plutôt une charge vigoureuse contre les vices du temps. Chacun cependant poursuivra son propre idéal en les flagellant.

Il en est ainsi de l’apocalypse. Chaque auteur avait ses doctrines particulières, et, même dans sa conception de l’avenir, il subissait l’influence de son temps ; mais le choix qu’il faisait du genre apocalyptique indiquait à lui seul les préoccupations qui dominaient sa pensée. Il avait renoncé à l’action pratique pour chercher son refuge dans l’au-delà, un au-delà qui n’était pas toujours le même que celui d’un

  1. Is. xxviii.
  2. Is. xxii, 15-25.
  3. Is. vii ss.
  4. Is. xx.
  5. I Mac. xiv, 41.
  6. Zach. xiii, 2 ss.
  7. Is. vi.
  8. Jér. i, 11.
  9. Jér. i, 13.
  10. Amos, vii, 7.
  11. Zach. i, 8 ss.
  12. On entend assez l’imperfection littéraire de ce procédé ; le vrai poète emploie des images, non des comparaisons, à moins que la comparaison ne soit un petit tableau en elle-même.
  13. Is. x, 15.
  14. Apoc. Baruch, vii, 1 : Et post haec audivi angelum dicentem angelis qui tenebant lampades : diruite ergo et subvertite muros eius usque ad fundamenta, ne glorientur hostes et dicant : nos subvertimus murum Sion, et incendimus locum Dei fortis.
  15. Hénoch éth. xlviii, 3 ; xlviii, 3 ; lxi, 1.
  16. Uriel montre à Hénoch ceux qui guident les étoiles (Hén. lxxx, 1).
  17. Épître de Barnabé, vi, 13 : Λέγει δὲ κύριος· Ἰδοὺ ποιῶ τὰ ἔσχατα ὡς τὰ πρῶτα. On ignore à quoi se réfère l’auteur. Ce qui ressemble le plus à ce dicton est le mot cité par Hésychius : τοῦτο πύθιον· τοῦτο πρῶτον καὶ ἔσχατον.
  18. Is. xi, 6-10.
  19. La prise de Jérusalem ayant eu lieu une première fois sous Nabuchodonosor, les auteurs pouvaient faire allusion à la ruine sous Titus sans renoncer à la pseudonymie.
  20. IV Esdras, xiv, 45 ss. Esdras réécrit tous les livres sous l’inspiration divine ; les premiers, connus de tous comme canoniques, sont livrés au public, les autres réservés : priora quae scripsisti in palam pone, et legant digni et indigni ; Novissimos autem LXX conservabis, ut tradas eos sapientibus de populo tuo : In his enim est vena intellectus et sapientiae fons et scientiae flumen. Les apocryphes sont donc supérieurs aux canoniques !
  21. Hénoch slave, texte A, xxxv, 3.
  22. lxxii-lxxxii.
  23. Le livre d’Hénoch, p. xxiv.
  24. Hipparque a fait ses observations de 161 à 120 av. J.-C. Le livre astronomique d’Hénoch est probablement antérieur à 135.
  25. C’est ce que M. Martin a très bien reconnu : « Le Livre d’Hénoch tout entier témoigne d’une profonde connaissance de l’Ancien Testament. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la table des textes qui termine ce volume, pour comprendre à quel point ses auteurs se sont inspirés de toutes ses parties, depuis les premiers chapitres de la Genèse jusqu’aux derniers prophètes et aux livres sapientiaux, et surtout d’Isaïe et de Daniel » (Le livre d’Hénoch, p. c. M. Auguste Sabatier n’a pas exagéré en écrivant que « l’apocalypse est à la prophétie ce que la Michna est à la Thora ». Il a dit aussi très justement:« C’est l’idée abstraite qui toujours crée l’image. Celle-ci n’est grotesque qu’au point de vue de l’art plastique. Jugée du point de vue rationnel où elle a été composée, elle est ingénieuse comme une allégorie soutenue. Vous vous croyiez emportés dans le domaine de la poésie féerique ; vous n’êtes que dans celui de l’abstraction historique. » (L’apocalypse juive et la philosophie de l’histoire, dans la Revue des ét. juives, t. XL, p. lxv-lxxxvi).
  26. Is. xiii, 9-10. Traduction Condamin.
  27. Is. xxxiv, 4-6. Traduction Condamin.
  28. Jér. v, 23, 24.
  29. Ez. xxxii, 7-8.
  30. Joël, ii, 10. Traduction van Hoonacker.
  31. Odyssée, xx, 355 ss.

    εἰδώλων δὲ πλέον πρόθυρον, πλείη δὲ καὶ αὐλὴ
    ἱεμένων Ἔρεϐόσδε ὑπὸ ζόϕον· ἠέλιος δὲ
    οὐρανοῦ ἐξαπόλωλε, κακὴ δʹ ἐπιδέδρομεν ἀχλύς.

  32. Nuées, 581 ss.
  33. Ant. XIV, xii, 3.
  34. Nouvelles archives des missions…, t. XIV, fasc. III. Rapport sur les inscriptions hébraïques de l’Espagne, par M. Moïse Schwab, p. 258.
  35. Même endroit, p. 300.
  36. On lit dans un roman de M. Éd. Rod, auteur dont les descriptions sont assez sobres et à propos d’un chagrin d’amour : « Valentin se mit à trembler de tous ses membres : le monde s’arrêtait, le soleil s’éteignit » (Revue des Deux-Mondes, août 1895, p. 490).