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Le Messianisme chez les Juifs/Troisième partie/Chapitre 1

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TROISIÈME PARTIE

LE MESSIANISME D’APRÈS LE PHARISAÏSME RABBINIQUE


CHAPITRE PREMIER

LE RABBINISME. — LA TRADITION. — SON CARACTÈRE.


Ceux qui ont écrit les apocalypses étaient juifs et des Juifs attachés à la Loi, respectueux des Écritures. Il serait, croyons-nous, malaisé de prouver qu’ils ont subi, plus que le commun de la nation, des influences étrangères ; le plus grand nombre a appartenu au parti des Pharisiens et quelques-uns avaient peut-être de leur vivant réputation de docteurs. Mais ils n’ont point formé un groupe, ils ne s’appuyaient point sur une tradition. En recourant à des révélations pour obtenir plus d’autorité, ils avaient chance d’entraîner des âmes laïques, mais cela même dut les rendre suspects à ceux qui avaient déjà pris la direction spirituelle de la nation, et dont tout le crédit se fondait sur des Écritures déjà connues, canoniques et sacrées, les scribes[1]. Tandis que la sève apocalyptique s’épuisait peu à peu, la domination des scribes devenait plus absolue. Il n’est pas téméraire de conjecturer que ceci a tué cela.

L’influence des scribes date d’Esdras, qui est demeuré le modèle le plus admiré de ce type, le scribe rapide[2].

Le mot désigne à l’origine l’écrivain au sens matériel, celui qui écrit le livre[3]. Mais cette étymologie pouvait en hébreu se développer autour du livre. Le sopher est celui qui l’écrit, celui qui le connaît, celui qui l’explique ; aussi les scribes du Nouveau Testament sont-ils en même temps des docteurs de la Loi[4]. Du jour où le judaïsme concentra dans la Loi sa foi religieuse, sa vie domestique et sociale, toutes les règles et toutes les aspirations, le docteur de la Loi, celui qui seul la connaissait assez bien pour en déterminer l’application à des cas particuliers, acquit une importance sociale et religieuse de premier rang. Cette connaissance de la Loi eût dû être avant tout l’office du prêtre, et il est vraisemblable que les prêtres furent assidus à l’étude de leurs obligations techniques et sociales. Mais sous les Séleucides le sacerdoce se montra fort tiède. Séduits par l’hellénisme, engagés dans des compétitions personnelles, indifférents à la cause de Dieu et du peuple, les grands prêtres s’aliénèrent les âmes fidèles. Quand le sacerdoce se releva avec les Asmonéens, il s’était déjà formé un parti de zélateurs, bien décidés à surveiller désormais leurs agissements. Parmi eux figuraient naturellement les docteurs de la Loi les plus compétents et les plus attachés à son observance. C’est ainsi que les scribes se trouvèrent englobés dans le parti des Pharisiens dont ils étaient l’âme. La doctrine des docteurs de la Loi et celle des Pharisiens ne font qu’un système de stricte adhésion à la loi de Moïse.

Le judaïsme orthodoxe qui prévaut au temps de Jésus est donc le pharisaïsme ; pharisaïsme ou théologie pharisaïque conviendrait mieux ici que rabbinisme, si l’on n’avait à parler que de la théologie du premier siècle de notre ère.

Mais les Pharisiens, parti d’opposition, — et c’est pour cela qu’on les nomma les séparés, — disparurent comme tous les partis d’opposition quand ils triomphent trop. Ils n’eurent plus d’adversaires, les Sadducéens ayant été emportés avec la ruine du Temple, et désormais leur nom ne fut plus la marque distinctive d’une certaine orthodoxie ; il n’y en eut plus d’autre que la leur.

L’opposition n’existera plus dès lors qu’entre les scribes ou docteurs, et le peuple. Les premiers, déjà chefs spirituels des consciences, sont aussi maintenant les seuls organes de la Loi et constituent un véritable sacerdoce dont l’esprit se transmet par une sorte d’ordination. Ce sont vraiment les maîtres, les autres sont des disciples.

Dès le début, les scribes avaient eu une haute idée de leur mérite, tournant presque au mépris du populaire :

L’étude du scribe augmente sa science,
Et celui qui donne peu à ses affaires devient instruit.

Comment pourrait s’instruire celui qui tient l’aiguillon,
Et met toute sa gloire à brandir la lance,
Qui conduit les bœufs et excite ses bêtes,
Et n’a de conversation qu’avec les veaux[5] ?

L’opinion flatteuse que les scribes avaient d’eux-mômes était partagée par la foule, qui prit l’habitude de les interpeller : rabbi, « mon maître ». Cette formule de politesse eût pu signifier seulement Monsieur. Appliquée couramment aux docteurs, elle devint synonyme de maître dans le sens de magister[6].

Puis, décidément spécialisée, on la plaça devant les noms propres des docteurs, toujours comme quand nous disons Monsieur un tel, et il ne fut plus admis de nommer un docteur de la Loi sans dire Rabbi un tel. Hillel et Chammaï ne portent jamais ce titre ; il prévalut donc après eux, vers le temps de Jésus. On dit aussi Rab, et Rabban[7] ; et Rabbi tout court désigna Rabbi Juda le Saint, le rédacteur de la Michna. De là ce nom vulgaire de rabbin, pour désigner le nouveau clergé du judaïsme, et par suite de rabbinisme pour marquer la doctrine qui constitue sa théologie orthodoxe.

Cette théologie ne consistait pas seulement à expliquer la Loi. Tout commentaire développe, surtout lorsqu’il s’agit de lois vivantes. Les tribunaux qui jugent très exactement d’après la loi créent, malgré qu’ils en aient, une jurisprudence ; peu à peu, elle se placera à côté de la loi, non seulement pour l’interpréter, mais encore pour la compléter.

Telle fut la situation des docteurs de la Loi ; leur influence était d’autant plus étendue qu’il n’existait point de législateur autorisé qui pût répondre aux besoins nouveaux en complétant ou en modifiant la législation.

Les circonstances changeaient avec le temps, et les idées religieuses elles-mêmes se développaient. Pourtant il ne pouvait plus être question d’apporter le moindre changement à une loi donnée par Dieu et solennellement promulguée, ni d’accepter des concepts nouveaux qui ne fussent en quelque manière contenus dans une écriture déjà fixée et reconnue comme divine.

Cette situation tout à fait particulière ne peut être bien comprise que par contraste. Ce serait une erreur que de comparer la tradition des Juifs à la tradition de l’Église catholique. L’Église, fondée par Jésus-Christ, a été établie par les Apôtres qui prêchaient dans les chrétientés naissantes le salut en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Cet enseignement était antérieur à l’Écriture inspirée du Nouveau Testament et avait son autorité propre ; il était conservé comme un précieux dépôt par les pasteurs de chaque église. En cas de doute les Églises apostoliques se consultaient, et recouraient au Siège de Rome. L’Écriture sainte du Nouveau Testament contenait très peu de lois. Certaines règles avaient été posées par les Apôtres, mais, si celles-là étaient inviolables, l’Église crut toujours posséder un pouvoir législatif qui lui permît de modifier sa discipline selon les circonstances, dans l’intérêt de sa divine mission. Elle n’est donc pas enchaînée à l’Écriture comme à la seule règle de sa vie. D’ailleurs elle ne prétendit jamais régenter, avec les âmes, tous les intérêts publics et privés.

Le judaïsme, lui, ne se rattachait à la Révélation que par l’Écriture. Il n’avait jamais été constitué en Église[8]. Il n’avait qu’un dogme : l’existence du Dieu unique, si une proposition aussi primaire peut s’appeler un dogme. Ou plutôt il avait un second dogme : c’est que toute son existence religieuse, civile, familiale et domestique, était régie par une loi divine, dont on ne pouvait pas s’écarter et qu’on ne pouvait songer à réformer, du moins ouvertement. Il ne possédait donc ni tradition dogmatique, ni autorité disciplinaire. A un certain moment les rabbis constatèrent autour d’eux la foi à la résurrection des morts. Ils ne pouvaient songer à l’établir sur la tradition seule ; il fallait, à tout prix, en trouver la preuve dans l’Écriture. Et lorsque les circonstances paraissaient exiger une réforme, on ne pouvait l’imposer qu’en s’appuyant encore sur l’Écriture.

Ce fut le travail des rabbins, travail ardu et qui paraissait condamné à un échec. Comment trouver dans une lettre morte tous les développements d’une vie en marche ? Et si les solutions nouvelles n’étaient pas dans l’Écriture, comment les faire prévaloir ? Que pouvait l’avis d’un scribe contre la majesté formidable de la Loi ? A la longue cependant la tradition se forma. Elle avait pour elle de répondre aux nécessités de chaque jour ; elle se fortifiait avec le temps, quand des suffrages nouveaux s’ajoutaient aux anciens, et le moment vint où elle eut assez de crédit pour faire figure à côté de la Loi et pour être écrite comme une répétition, un développement de la Loi. Il y a désormais la Loi, et la tradition, mais, — c’est le postulat nécessaire de toute cette évolution, — la tradition se colore d’exégèse. Tous les termes employés pour désigner la tradition se réfèrent à la Loi. Le nom de michna signifie répétition de la Loi ; celui de talmud vient de l’enseignement du Livre ; celui de agada fait allusion à ce que l’Écriture suggère ; midrach signifie la recherche exégétique elle-même[9]. Cette exégèse n’est pas, on l’entend assez, l’explication littérale du texte. De cette exégèse, qui est celle de notre temps, les anciens rabbins ne nous ont laissé aucun monument. Elle a commencé dans le judaïsme au moyen âge. L’exégèse du midrach trouve dans l’Écriture ce qu’elle y cherche.

Et c’est là à la fois son fort et son faible. Si les décisions juridiques ou halakôth, si les développements pieux, les légendes, les commentaires de toute sorte qui constituent l’agada, n’avaient d’autre origine que les textes bibliques auxquels on les réfère, il faudrait conclure à une sorte d’aberration inexplicable du sens exégétique. Et on doit reconnaître que c’est assez souvent le cas. Mais très souvent aussi ils se sont produits par le travail de la réflexion ou par le mouvement spontané de l’imagination ; les décisions sont humaines, sages et sensées ; les agadoth n’ont pas l’intérêt des créations plus brillantes d’autres peuples mieux doués, mais elles sont néanmoins le tableau fidèle des aspirations, de l’état d’esprit, de la valeur morale et religieuse des Juifs. Envisagé à ce point de vue, le Talmud et les Midrachim ne sont point complètement artificiels. Ce qui pâtit, c’est l’exégèse. On peut poser en canon que jamais passage obscur n’a été la source véritable d’une doctrine courante. Mais, quand une doctrine était courante, il fallait la trouver dans l’Écriture, et ce ne pouvait être que dans les passages obscurs, et au prix de quelles tortures infligées au texte ! Cette préoccupation qui s’imposait d’avance au docteur de la Loi n’était pas sans donner un pli particulier à ses raisonnements et, malgré tout, l’ensemble en reçoit un caractère contraint, subtil, arbitraire et artificiel. C’est une grave injure qu’on a faite au droit romain, cette raison écrite, de le comparer au Talmud. On reconnaît les arbres à leurs fruits. Quelle législation moderne ne

doit quelque chose au droit romain, et quelle législation moderne s’est inspirée du Talmud ?

Le droit romain classique mérite cependant un grave reproche : il fait une trop grande part à la fiction. Pour ne sacrifier ni les textes, ni la justice, on réglait les cas comme si on était dans l’hypothèse prévue par la rigueur des vieilles formules. Peu à peu cependant on se décida à légiférer, et le christianisme fit décidément tomber en désuétude un formalisme suranné. Le rabbinisme, lui, poussa la fiction jusqu’aux dernières limites de l’invraisemblable. Lorsque la tradition eut acquis force de loi à côté de la loi écrite[10], on lui créa un titre égal, en supposant qu’elle avait été, elle aussi, enseignée par Dieu au Sinaï. Elle faisait, en effet, partie intégrante de la Thora, désormais composée de loi écrite et de tradition orale. C’est ainsi qu’on explique la célèbre phrase qui ouvre le traité des Décisions des Pères : « Moïse a reçu la Thora du Sinaï, et l’a transmise à Josué, et Josué aux anciens, et les anciens aux prophètes, et les prophètes l’ont transmise aux hommes de la grande synagogue[11] ».

Les hommes de la grande synagogue n’ont jamais existé que dans l’imagination des rabbins, mais ce terme explique tant bien que mal les origines de leur caste. C’est l’anneau qui les rattache à Moïse et à Dieu, par les prophètes, les anciens et Josué. Leurs explications avaient donc la même autorité que la parole de Dieu. Il pouvait paraître étrange que Dieu eût révélé en même temps sa Loi, et l’exégèse de son texte. Mais on ne reculait pas devant cette suprême fiction : R. Josué ben Levi concluait de certaines particularités du texte[12] « que la Bible, la Michna, le Talmud[13] et l’Exégèse, même ce que l’élève perspicace (εὔτικος) enseignera un jour en présence du maître, tout cela a déjà été dit à Moïse sur le mont Sinaï »[14].

On en arrivait même à préférér les traditions orales, et cela en s’appuyant sur un texte[15] ! Cependant, à proprement parler, on ne pouvait concevoir un conflit. Si l’on dit qu’il est plus grave de contredire les paroles des Scribes que celles de la Thora, c’est qu’on suppose qu’une atteinte à la Thora est sans portée[16], tandis que les scribes entendent se faire respecter. En réalité, on vient de le voir, Écriture et Tradition ne sont qu’une même autorité ; la Tradition, en dépit de ses prétentions à posséder une autorité égale, ayant toujours soin de s’appuyer le plus possible sur l’Écriture.

Ainsi le scribe fait dire à la lettre ce qu’il veut, mais il ne peut rien avancer sans elle ; il en abuse à sa fantaisie, et il en est l’esclave : disposition d’esprit aussi incompatible avec une exégèse littérale soignée, qu’avec une exégèse religieuse un peu libre, telle que celle des Apôtres et des premiers Pères qui allaient à l’enseignement religieux sans trop s’arrêter aux images qu’ils prenaient résolument pour des symboles. Dans cette voie, qui offre la solution du problème messianique, le rabbinisme pharisaïque s’est montré de plus en plus récalcitrant ; il a fini par se cantonner dans le sens littéral. D’où cette boutade pénétrante d’un allégoriste exagéré, que Pharisien ou coupé voulait dire ceux qui ont séparé et rejeté le sens spirituel des prophètes, ne gardant que le sens historique matériel[17]. Si l’étymologie allégorique n’est qu’amusante, il est très vrai de dire que le sens historique des prophètes était comme animé par le sens spirituel ou religieux. L’acharnement des rabbins à exiger l’accomplissement de tous les détails descriptifs de la période messianique est précisément ce qui distingue le plus leur méthode de celle des Apôtres.

Encore est-il que la fiction dont nous venons de parler est une fiction légale, imputable au système plutôt qu’aux personnes.

On a fait aux maîtres un reproche plus grave : celui d’une dissimulation délibérée, et on l’appuie sur une de leurs locutions assez courantes : « pour le bien de la paix[18] ». On lit par exemple dans la Michna : « Pour la même raison de bonne entente, on n’empêchera pas les pauvres païens de prendre part au glanage ou de ramasser des épis oubliés, ou de cueillir ceux de l’angle des champs[19] ». Cette bienveillance est assez équivoque.

Est-ce donc simplement par crainte de représailles on de mauvais traitements qu’on édicte un principe si élémentaire de charité ? Le motif n’est pas clair. Cependant, lorsqu’il s’agit de règles de droit, le bien de la paix, les bons rapports sociaux sont une raison suffisante et qu’on peut alléguer sans être accusé de fourberie. La loi n’exige pas les dispositions intérieures ; mais elle ne les exclut pas non plus[20].

Il n’y a donc pas là une raison de révoquer en doute la sincérité des rabbins. Mais ce qu’aucune apologie ne peut voiler, c’est le nationalisme ardent d’Israël. Un de ses défenseurs, M. Perles, a cru l’atténuer, ou plutôt le rehausser, en le rattachant à la gloire de Dieu même. D’après ce savant, les Juifs croyaient avoir dans leurs mains l’honneur de Dieu. Du jour où la nation ne fut plus officiellement qu’une communauté religieuse, tout crime reproché à un Juif retombait sur la communauté et passait pour un fruit de la religion[21].

De même les vertus des Juifs faisaient une bonne réputation au Dieu d’Israël, et, pour employer l’expression technique, sanctifiaient son nom[22]. « Cette pensée, dit M. Perles, domine toute la doctrine juive et a toujours été la force impulsive la plus agissante sur sa vie morale ; par rapport à celle-là, les autres fondements eudémonistiques de la moralité, les promesses de récompense dans ce monde ou dans l’autre n’entrent pas en comparaison » [23]. Et il n’est pas, en effet, de ressort plus noble. Mais ce mobile n’est-il même pas trop relevé pour des âmes ordinaires ? M. Perles a-t-il réfléchi que, pour que les tares d’Israël ne fussent pas imputées à Dieu — ni même à ses fidèles, — il suffisait qu’elles ne fussent point connues, et que, pour la plus grande gloire de Dieu, on était naturellement conduit à glorifier le judaïsme ? De là, s’il faut, en effet, lui supposer une intention si parfaite, — et c’est peut-être une concession peu justifiée, — cette apologie passionnée de la race qui est la marque distinctive de ses écrivains. On a souvent entendu Israël confesser bruyamment ses fautes devant Dieu ; il répugne beaucoup plus à se donner tort devant les hommes. Un chrétien n’hésitera pas à reconnaître les fautes de son clergé ; les rabbins ont toujours été irréprochables aux yeux des Juifs fidèles. Or, comme ils ne peuvent avoir été si constamment au-dessus de l’humaine nature, ils ont donc pris un masque.

Il n’est point ici question de leur faire leur procès, mais de constater que l’habitude de la dissimulation, jointe à la flatterie, si naturelle à des vaincus qui entendaient demeurer des privilégiés, expliquera parfaitement leur attitude dans leurs rapports avec l’empire et avec le christianisme, deux points si importants pour juger de leurs convictions messianiques.

Cela posé, aucun catholique ne contestera que leur religion et leur morale, établies dans les grandes lignes sur L’Ancien Testament, ne soient fort au-dessus du scepticisme et de la morale incertaine des philosophes grecs. Les docteurs avaient d’ailleurs pleine conscience de la supériorité que leur donnait la Thora dans l’ordre religieux, même lorsqu’ils n’étaient pas tout à fait aveuglés sur les dons merveilleux de l’esprit grec[24].

On devra donc lire avec la même édification que les savants juifs tout ce que leurs livres contiennent d’élevé sur Dieu, de charitable sur le prochain[25]. Il demeure que Dieu était de plus en plus inaccessible, tellement haut qu’on était peu tenté de l’aborder avec la familiarité respectueuse des anciens, tellement sublime, qu’on avait d’abord cessé de lui donner le nom de Iahvé, puis celui de Dieu, pour se contenter d’équivalents vagues : le ciel, le nom, le saint, béni soit-il.

Quant au prochain, c’était Israël. Il est difficile d’aimer ceux qu’on méprise, et les Juifs avaient pour les Gentils un profond mépris. Tout païen était censé malhonnête homme[26]. C’était une présomption de principe dont il avait à se purger.

Au sein même du judaïsme, le rabbin méprisait le peuple de la terre, celui qui conversait avec les veaux ! Malgré tout ce qu’on peut dire pour excuser ce sentiment, il faut y reconnaître l’orgueil d’intellectuels qui se sentaient plus doctes et se croyaient plus moraux parce qu’ils connaissaient mieux la Loi.

D’ailleurs on n’entend pas contester que la morale juive ait eu une portée universelle. Le Dieu des Juifs étant le Dieu du monde et le Créateur de tous les hommes, ses lois devaient s’imposer à tous. Il est pourtant étrange que le judaïsme, une fois en possession de cette idée maîtresse, n’en ait pas tiré plus de conséquences. On voudrait savoir surtout si en présence du problème de l’au-delà, ou plutôt en présence de la solution que la foi donnait à ce problème, le rabbinisme a su mettre en relief le prix de l’âme et de ses destinées ultimes. Les apocalypses ont eu de très beaux accents pour déplorer la perte éternelle des pécheurs, et Baruch en particulier a sur le prix de l’âme une phrase qui ressemble à l’Évangile[27].

M. Perles[28] a cherché quelque chose de semblable dans le rabbinisme, et il a cité cette belle maxime : « Chacun peut dire : le monde a été créé pour moi »[29]. Mais il s’agit, dans tout le contexte, de l’importance de la vie humaine. C’est dans le même sens, assurément très relevé, de la dignité de la personne, que R. Néhémie, disciple d’Aqiba, a dit : « Un seul homme juste balance toute la création »[30]. Et enfin M. Perles reconnaît que le rabbinisme ne parle jamais du prix de l’âme par rapport aux fins dernières.

Cela soit dit pour maintenir l’originalité de l’Évangile sur ce point, car le judaïsme était trop éclairé par la révélation pour ne pas apprécier la valeur suprême de la vie future.

Ce rapide aperçu suffit pour nous convaincre que si la théologie du rabbinisme avait une base plus assurée, des procédés plus précis, des conclusions plus fermes et plus homogènes que l’apocalyptique, elle avait les mêmes lacunes, les mêmes préjugés, et encore plus d’étroitesse de cœur.

C’est ce qu’on pourra vérifier aisément en parcourant les solutions des rabbins sur les fins du monde et sur le messianisme.

Dans cette revue, nous partons du règne de Dieu et de la vie future, intervertissant l’ordre suivi jusqu’ici. C’est que l’apocalypse, tournée toute entière vers l’avenir, se préoccupe surtout des révolutions attendues ; ce n’est qu’à la fin qu’elle a insisté sur le sort définitif des hommes. C’est par là qu’elle rejoint le rabbinisme. Les maîtres, moins attentifs aux circonstances de l’intervention divine, sont dominés par les idées absolues qui doivent être la règle de la vie.

Cette disposition dans l’ordre des matières est donc l’indice d’un changement très significatif dans l’orientation des pensées.

  1. Voir avant tout dans Schürer, Geschichte…, II4, la section sur les scribes, p. 372-447, et les ouvrages de M. Bacher : Die Agada der Tannaiten, vol. Ier, deuxième édition, 1903 ; vol. II, 1890 ; Die Agada der Palästinensischen Amoräer, vol. I, 1892 ; II, 1896 ; III, 1899 ; Die Agada der babylonischen Amoräer, 1878, et de plus : Die älteste Terminologie der Jüdischen Schriftauslegung, 1899, et Die Bibel- und traditionsexegetische Terminologie der Amoräer, 1905.
  2. Esd. vii, 6.
  3. סוֹפֵר « scribe », סֵפֶר « livre ».
  4. Γραμματεῖς et νομικοί ou encore νομοδιδάσκαλοι.
  5. Eccli. xxxviii, 24 s. Traduction de M. Israël Lévi d’après l’hébreu. Le dernier trait a été adouci par les Septante.
  6. Joa. i, 38 : Ῥαββεί (ὃ λέγεται μεθερμηνευόμενον Διδάσκαλε).
  7. רַבָּן ou רַבּוֹן. La tradition générale, rapportée par Lévy (Dict. sub v° רבן), est : גדול מרב רבי גדול מרבי רבן גדול מרבן שמו Rabbi est plus que Rab, Rabban est plus que Rabbi, le nom propre est plus que Rabban. On expliquait ainsi comment les anciens maîtres n’avaient porté aucun titre. Rabban appartient à la lignée de Hillel, jusqu’à Juda, Rabban Gamaliel I, Rabban Gamaliel II, Rabban Siméon ben Gamaliel II, Gamaliel III. On leur joignit Rabban Iokhanan ben Zakkaï. On donne le litre de Rab aux amoras de Babylone ; Rab tout court désigne le fondateur de l’école babylonienne de Sora.
  8. Voir le bel article de Mgr Batiffol : Le judaïsme de la dispersion tendait-il à devenir une Église ? (RB., 1906, p. 197-209).
  9. Ce point n’a été traité clairement, à ma connaissance, que par Bacher, dans l’appendice à la 2e édition du 1er volume de l’Agada des Tannaïtes, et en français dans la Rev. des études juives, t. XXXVIII, p. 211-219 : Les trois branches de la science de la vieille tradition juive, le Midrasch, les Halachot et les Haggadoth. Ce savant a bien dissipé la confusion qui est née nécessairement des sens successifs de certains mots.

    Il ne sera pas sans utilité pour plusieurs lecteurs de rappeler ici le sens de certains termes techniques qui seront employés plus loin, en utilisant les explications de Bacher (Die Agada der Tannaiten, I, 2e éd. Anhang, p. 451-489). Il n’existe pas de mot propre pour signifier la Tradition en tant que distincte de l’Écriture. Quelquefois on emploie dans ce sens le mot michna, et alors elle comprend le talmud ou le midrach, les halakoth et les agadoth ; משנה vient de שנה, « répéter », comme מקרא de קרא, « lire ». Par exemple dans le texte de Josué b. Nekhemia, docteur palestinien du ive siècle : תורה משולשת תורה נביאים וכתובים משנה משולשת תלמוד הלכות והגדות. En fait, et dans un sens concret, la michna est le corps des décisions et sentences traditionnelles rédigé par Juda le Saint ou Rabbi, avant l’an 200, et dont le noyau remonte probablement à R. Méîr et plus haut à R. Aqiba. Les auteurs mis à contribution, nommés ou non, sont désignés comme tannaïtes ou tannas (תַּנָּא, pl. תַּנָּאֵי) ou répétants, le verbe תנא en araméen ayant le même sens que שנה en hébreu. Ce travail était loin d’être complet. On crut connaître beaucoup d’autres paroles des docteurs tannaïtes qui n’avaient pas été mentionnées dans la michna. Une sentence de ce genre se nommait une parole extérieure à la michna, laissée en dehors, baraïtha (בָּרַיְתָּא, sous-entendu מתניתא, « tradition ») de בר ou ברא, « dehors ». Ces baraïthôth furent rassemblées soit dans la Tosephta (תּוֹסֶפְתָּא), « addition », soit dans la Guémara (גְּמָרָה), complément », ajoutée à la Michna comme son commentaire, soit même dans d’autres traités plus récents. La Michna et la Guémara constituent le Talmud, dont le nom (תלמוד) signifiait primitivement l’enseignement tiré de l’Écriture. Et Bacher a bien montré que c’était aussi le sens premier du mot Agada (en hébreu הַגָּדָה, en araméen אגָּדָא), enseignement ou même renseignement fourni par l’Écriture. En fait on donne le nom de Agada à tout ce qui, dans les divers écrits rabbiniques, n’est point Halaka. Enfin Halaka (הֲלָכָה), « voie », signifie une loi qui règle la conduite, loi qui n’est pas contenue dans l’Écriture et qui, néanmoins, est censée parole de Dieu : אשר דבר ה׳ זו הלכה ביד משה זה תלמוד « Ce qu’a dit le Seigneur est halaka, par l’intermédiaire de Moïse, c’est Talmud » (b. Ker. 13b), où la halaka est opposée au Talmud dans le sens que nous disions d’enseignement tiré de l’Écriture ou de Moïse. On admettait la halaka à cause de ce caractère censé divin, car un simple raisonnement logique eût été sujet à réplique : אם הלכה נקבל אם לדין יש תשובה (b. Ker. 15b ; ces deux textes dans Lévy, Neuhebr. Wörterb. v. הלכה). Les halakôth eurent donc à la fin leur valeur propre sans s’appuyer sur l’Écriture sainte, mais on n’était pas fâché de les y rattacher. Le midrach (מִדְרָשׁ de דרשׁ, « recherche ») ou exégèse était lui aussi rangé dans la tradition. Le midrach part de l’Écriture pour en venir à la halaka et à l’agada ; le talmud part des halakôth pour remonter à l’Écriture, d’où le titre des Talmuds, le babylonien et le palestinien, et des midrachim, dont les plus anciens et les plus importants sont Mekilta, Sifrê et Sifrâ.

    Sous ne demanderons que le moins possible des renseignements aux docteurs qui ont succédé aux Tannaïtes, mais qui n’ont jamais joui d’une pareille autorité, les amoras (אֲמוֹרָא, pl. אֲמוֹרָאֵי), de אמר, « dire ». Donc : « un tel a dit », par opposition à « un tel a tansmis » par tradition.

    Les citations de la Michna sont indiquées par le nom du traité suivi des chiffres du chapitre et du paragraphe ; les Talmuds sont cités d’après les traités et la page ; b. indique le Talmud de Babylone, j. celui de Jérusalem. N’ayant pas habituellement sous la main le texte du Talmud de Jérusalem, je l’ai souvent cité d’après la traduction de M. Schwab : le Talmud de Jérusalem, XI vol., Paris, 1871 à 1889. Mekilta et Sifrâ sont cités d’après les éditions de J. Weiss qui passent pour les meilleures. La meilleure édition de Sifrê est celle de M. Friedmann, que je n’ai pu me procurer. La Tosefta, éditée par Zuckermandel.

  10. Nommée ordinairement מקרא.
  11. Pirqê Abôth, cité ordinairement Aboth : משה קבל תורה מקיני ומסרה ליהושע ויהושע לזקנים וזקנים לנביאים ונביאים מסרוה לאנשי כנסת הגדולה.
  12. Dt. ix, 10.
  13. Dans le sens d’enseignement des maîtres.
  14. Traité Péa. Trad. Schwab, t. II, p. 37.
  15. j. Meg. IV, 74d אותן שבפה חביבין « celles qui viennent par la bouche sont plus aimées » d’après Ex. xxxiv, 27.
  16. Sanh. XI, 3 : חומר בדברי סופרים מדברי תורה. Ce passage pourrait induire en erreur si on ne le lisait dans le contexte : « Ainsi, lorsque l’ancien enseigne ce qui est contraire à la parole du Pentateuque, s’il dit par exemple qu’il ne faut pas mettre des phylactères, il n’est pas condamné à mort, car tout le monde connaît cette loi de la Bible (Deutér. vi, 8), et l’ancien ne peut tromper personne. Mais s’il enseigne ce qui est contraire seulement à la tradition fixée par les docteurs, comme d’avoir 5 cases dans les phylactères (au lieu de 4), il est condamné » (Trad. Schwab, t. XI, p. 68).
  17. Origène, in Matth. xxiii, 29 : recte Pharisaei sunt appellati, id est praecisi, qui spiritualia prophetarum a corporali historia praeciderunt.
  18. מפני דברי שלום.
  19. Guittin, v, 9. Trait Schwab, t. IX, p. 31.
  20. Cf. Perles, Bousset’s Religion des Judenthums, p. 61, n. 2.
  21. C’était une profanation du Nom, c’est-à-dire de Dieu : חילול השם.
  22. קדוש השם.
  23. Perles, l. l., p. 70.
  24. M. Perles (l. l., p. 32) cite Eka r. sur ii, 9 : « Si quelqu’un te dit qu’il y a de la Sagesse (Khokma) parmi les gentils, crois-le. Si au contraire on te dit qu’il y a parmi eux une Thora, ne le crois pas ».
  25. Bacher, Tann. I2, p. 94, cite une belle maxime de Gamaliel II : « Aussi longtemps que tu seras miséricordieux, Dieu te fera miséricorde, mais si tu n’es pas miséricordieux, Dieu ne sera pas miséricordieux envers toi ».
  26. b. Sanh. 45a : סתם עכ״ום אנס הוא, Akkum, abréviation pour עובד כוכבים ומזלות dévot aux étoiles et aux planètes.
  27. li, 15 : in quo ergo perdiderunt homines vitam suam, et quocum commutaverunt animam suam illi, qui fuerunt in terra ? cf. Mt. xvi, 26.
  28. L. l., p. 132.
  29. Sanh. iv, 5 : כל אחד ואחד חיב לומר בשבלי נברא העולם.
  30. Aboth di R. Nathan, 31 (éd. Schechter 46a).