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Le Messianisme chez les Juifs/Troisième partie/Chapitre 2

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CHAPITRE II

LE RÈGNE DE DIEU.


L’Ancien Testament qui, dans ses premiers livres, contient déjà en germe l’idée du règne universel et éternel de Dieu, l’accentue et l’exalte dans ses derniers écrits, non sans retenir son titre de roi d’Israël, avec l’espérance que ce règne sera mieux reconnu au moment où Israël lui-même sera sauvé[1].

C’est précisément le thème du judaïsme inspiré par l’esprit des Pharisiens, en insistant moins encore sur la nouveauté objective de ce règne. Ce ne sera pas une institution nouvelle, mais la reconnaissance du droit éternel de Dieu : telle est la pensée fondamentale, quoique, çà et là, les réminiscences ou les traductions de l’Écriture amènent à accentuer l’aspect eschatologique.

Le livre des Jubilés appartient à un pharisaïsme qui, à peine, a pris conscience de lui-même. Le parti fidèle à la Loi n’a pas encore rompu avec les Asmonéens (vers 130 av. J.-C.).

On y rencontre dès le début l’ancienne conception du roi d’Israël sauveur (eschatologie sotériologique) : « Et le Seigneur apparaîtra aux yeux de tous, et tous sauront que je suis le Dieu d’Israël et le père de tous les enfants de Jacob, et roi sur le mont Sion pour toute l’éternité »[2].

C’est là sans doute un écho d’Isaïe[3]. A cette date et dans cette école, on ne pouvait parler d’Israël sans distinguer : le véritable Israël, ce sont les fidèles et les élus ; c’est en leur faveur que le règne sera établi sur la terre : « Tous les luminaires seront renouvelés pour le salut et pour la paix et pour la bénédiction en faveur de tous les élus d’Israël, et qu’il en soit ainsi depuis ce jour jusqu’au dernier jour de la terre[4] ». M. Charles, commentant ce passage, a raison de dire que ce salut doit s’entendre dans le sens de l’auteur du livre, qui le croit déjà inauguré par les victoires asmonéennes. Le renouvellement des luminaires ne doit pas faire illusion ; il ne marque pas une grande catastrophe, mais une amélioration du monde dans le sens d’Isaïe, où il paraît naturel d’associer à la fécondité plus riche du sol un éclat augmenté du soleil et de la lune[5]. Des cieux nouveaux et une terre nouvelle[6] ne doivent point être pris trop à la lettre. C’est ainsi que pour le livre des Jubilés les bénédictions d’Abraham à Jacob « serviront à établir les fondations du ciel, et à consolider la terre, et à renouveler tous les luminaires qui sont dans le firmament »[7].

L’auteur n’envisage donc pas l’inauguration du règne de Dieu au mont Sion comme une catastrophe, mais comme un progrès. Encore avons-nous constaté à quel point ses vues sont influencées par des textes antérieurs dans le sens de l’eschatologie. Car il a énoncé non moins clairement la perpétuité du règne de Dieu, dans le sens du rabbinisme postérieur.

Abraham dit à Dieu : « Je t’ai choisi, et ton règne »[8], c’est-à-dire qu’Abraham, au moment de sa vocation, acceptait le règne de Dieu. Le sabbat est une des institutions de ce règne. « Et ce jour est, entre tous les jours à jamais, un jour du saint règne »[9]. Ceux qui l’observent font régner Dieu plus que les jours ordinaires.

Le sens des psaumes dits de Salomon est plus controversé[10]. Écrits plus tôt que 40 av. Jésus-Christ et traduits en grec avant l’an 100 de notre ère, ils sont, même dans la version grecque que nous possédons seule, le plus ancien monument authentique de l’esprit pharisien. Le règne universel et éternel de Dieu s’y accorde avec sa domination spéciale sur Israël, qui est même dit son royaume. L’idée eschatologique, du moins selon nous[11], est évitée.

Voici les textes. A propos du grand ennemi où l’on reconnaît Pompée :

Il a dit : Je serai Seigneur de la terre et de la mer,
et il n’a pas reconnu que c’est Dieu qui est grand,
puissant et vraiment fort.
C’est lui qui est roi au-dessus du ciel,
et juge les rois et les principautés…

Et maintenant voyez, grands de la terre, le jugement du Seigneur,
car c’est un grand roi, et juste, qui décide de tout sous le ciel[12].

Le jugement de Dieu sur l’ennemi des Juifs est un fait accompli : le roi du ciel a rendu la justice, comme c’est son office de tous les jours.

Le psalmiste dit ailleurs[13] :

Ceux qui craignent le Seigneur se réjouissent dans la prospérité,
et ta bonté [se répand] sur Israël, sous ton règne.
Bénie soit la gloire du Seigneur, car il est notre roi.

On voit reparaître ici l’ancienne manière : Dieu est le roi d’Israël ; mais elle se concilie fort bien avec la monarchie universelle de Dieu, et, à vrai dire, il ne s’agit que des Israélites qui craignent Dieu. Le sentiment nationaliste est épuré par la foi religieuse. Le texte grec suggère l’idée d’un royaume, mais il est plus probable qu’il faut entendre ici βασιλεία du pouvoir royal[14].

Pour voir un sens eschatologique dans ce passage, il faut l’y mettre, comme l’ont fait certains auteurs[15]. Le dernier verset montre clairement que Dieu était déjà le roi de cet Israël.

Le psaume xvii, sur lequel nous devrons revenir, a une importance capitale, non seulement pour le tableau du règne du Messie, mais aussi pour la coïncidence de son règne avec le règne de Dieu. Tout le psaume étant eschatologique, dans le sens du messianisme historique, on a pensé que cette nuance s’étendait aussi au règne de Dieu. Or, l’auteur a précisément marqué que le règne du Messie n’est qu’un épisode de ce règne général, aussi fortement qu’il pouvait le faire, en l’encadrant dans l’affirmation solennelle du règne éternel de Dieu. Le dernier vers est presque identique au premier :

Le Seigneur, lui-même, est notre roi, pour les siècles et à jamais[16].

De plus, un des caractères du Messie c’est que « le Seigneur est son roi »[17]. Le règne temporel est donc subordonné au règne éternel, le Messie à Dieu. D’ailleurs il était impossible de méconnaître que les temps messianiques seraient comme un développement du règne de Dieu, par le double exercice de sa miséricorde en faveur d’Israël et de sa justice envers les Gentils[18].

A jamais Dieu secourra Israël et jugera les nations, comme il l’a déjà fait ; il n’y a pas d’allusion ici à un jugement catastrophique spécial. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le règne de Dieu s’exercera davantage par l’intermédiaire du règne du Messie.

En passant aux traditions des maîtres tannaïtes, nous retrouvons les mêmes idées, mais enveloppées de termes qui leur sont propres.

« Le règne des cieux », ou simplement « le règne », est une expression fréquente dans les écrits des rabbins. Son sens a été très bien expliqué par M. Dalman[19]. Le terme de « cieux » ou de « ciel », puisque l’hébreu ne possède pas de singulier, est simplement synonyme de « Dieu ». C’est une de ces expressions moins augustes qu’on aimait à employer pour ne pas prononcer trop souvent le nom de Dieu[20]. Quant au mot de malkouth, encore qu’il figure en araméen dans le sens de royaume, pour marquer le territoire assujetti à la puissance d’un monarque[21], M. Dalman nous assure, — et ce point ne semble pas avoir été contesté, — que dans la locution en question il signifie toujours chez les rabbins le règne et non le royaume. Il s’agit donc toujours du pouvoir royal de Dieu, de la domination qu’il exerce, et, comme ce pouvoir s’étend partout, on a évité de le limiter en désignant par exemple le ciel comme le royaume de Dieu, à l’exclusion de la terre. Si certains textes distinguent le règne du ciel et celui de la terre, ce n’est pas pour opposer un territoire à un autre, c’est pour comparer le mode de gouvernement du souverain du ciel à celui des rois de la terre[22].

Le droit de Dieu à commander est dès maintenant absolu. L’homme doit le reconnaître et ensuite se soumettre à ses ordres. Envisagée de cette façon, la notion du règne de Dieu n’a rien d’eschatologique. C’est un joug que tout homme doit porter, et le Juif l’accepte chaque jour en récitant le Chema, la confession du Dieu unique. Josué fils de Qarkha (vers 150 ap. J.-C.) demandait : Pourquoi récite-t-on dans le Chema le passage du Deutéronome vi, 4-9, avant xi, 13-21 ? Et il répondait : C’est afin de se soumettre d’abord au joug du règne du ciel, et ensuite à celui des commandements[23]. On ne peut donc songer à renvoyer ce règne à plus tard, ni s’y soustraire un seul instant. Quelques-uns des disciples de Gamaliel II (vers 110 ap. J.-C.) s’étonnaient qu’il eût récité le Chema la nuit de ses noces. « Je ne puis, répondit-il, me dispenser du joug du royaume du ciel même pour une heure »[24]. Le terme dont se sert ici Gamaliel II insinue que celui qui ne reconnaît pas le règne de Dieu le rend pour ainsi dire inutile, et, en quelque sorte, le détruit. Au contraire celui qui accepte ce joug fait régner Dieu ; Dieu, jusqu’alors roi du ciel, est devenu aussi roi de la terre par l’adhésion d’Abraham[25]. L’élection d’Israël avait précisément pour but d’établir parmi les hommes le règne de Dieu.

L’obéissance des hommes et leur fidélité ont donc pour résultat d’étendre et d’affirmer le règne de Dieu. Son droit, toujours le même, dépend en quelque manière des hommes quant à son exercice. Il en résulte que le règne de Dieu est éminemment moral. C’est, en effet, pour obéir à Dieu qu’on doit pratiquer la vertu. Éléazar ben Azaria, un moment président de l’école de Iabné, vers l’an 100 ap. J.-C., a donné à ce principe une forme originale et sans doute un peu exagérée : « On ne doit pas dire : Je n’ai aucun désir de porter des habits de tissus mélangés, ni de manger de la viande de porc, ni de contracter un mariage prohibé, je m’en abstiens donc. Mais qu’on dise : J’en aurais bien le désir[26], mais que dois-je faire après que mon Père dans le ciel m’a défendu tout cela ? Car il est écrit (Lév. xx, 26) : je vous ai séparés des peuples, afin que vous m’apparteniez ; qui se tient éloigné du péché doit en même temps reconnaître le règne du ciel[27] ! »

C’est toujours le même terme, reconnaître, accepter, prendre sur soi, ce qui suppose toujours, même lorsque le mot « joug » n’est pas exprimé, qu’on s’engage librement à pratiquer la loi de Dieu.

Or on savait qu’il viendrait un temps où Dieu serait reconnu de tous les hommes. Il fallait donc admettre qu’à la suite d’une intervention spéciale de Dieu, ce règne serait tellement agrandi que ce serait pour ainsi dire l’inauguration du règne de Dieu.

Le règne de Dieu, présent en soi, se transportait ainsi dans les perspectives de l’avenir. Ce qui n’était qu’un développement pouvait revêtir l’apparence d’une institution future spéciale.

Ce nouveau concept se trouvait dans l’A. T., en même temps que l’autre, et les rabbins ne pouvaient l’oublier. Aussi en trouve-t-on l’expression dans la onzième demande du Chemoné-esrê[28] : « Règne sur nous, Iahvé, toi seul ! » Où l’on voit que la nouveauté de ce règne sera précisément qu’Israël n’aura pas d’autre roi que son Dieu, et que ce même Dieu sera le roi du monde entier dans les siècles des siècles. R. Josué b. Khanania (vers 100 ap. J.-C.) qui exprime très fortement cette pensée l’entendait certainement des temps messianiques[29].

Ce n’est pas d’ailleurs une raison pour transporter le règne de Dieu dans le monde à venir. M. Dalman, s’il a un peu trop restreint le sens messianique de l’expression, a du moins parfaitement raison de prétendre que le règne de Dieu appartient au monde présent. Il s’agissait seulement de le restaurer et de l’améliorer, comme le demande la prière ‘Alênou, attribuée à Rab, le plus grand maître des Amoras, et par conséquent composée en Babylonie vers 240 ap. J.-C.

En voici le texte ; il montre plus clairement qu’une discussion la fusion du présent et de l’avenir dans l’idée du règne de Dieu.

C’est à nous[30] de glorifier le Seigneur de tout,
de magnifier celui qui a créé au commencement.
Car il ne nous a point faits comme les nations des régions,
et il ne nous a pas assimilés à toutes les tribus de la terre.
Car il n’a point fait notre part comme la leur,
ni notre sort comme [celui de] leur tourbe.
Car ils adorent la vanité et le néant,
et ils prient qui ne peut les aider.

Nous nous prosternons devant le roi des rois des rois [le Saint, béni soit-il][31],

car il a étendu le ciel et fondé la terre.

Il fait habiter sa splendeur au ciel en haut,
et la manifestation de sa force dans le sublime des hauteurs.
C’est notre Dieu et il n’y en a pas d’autre,
la confiance de nos rois, et il n’y en a pas en dehors de lui.
Aussi nous espérons en toi, Ia, notre Dieu,
pour voir promptement la magnificence de ta force ;
Pour faire disparaître les idoles de la terre,
et les faux dieux seront complètement détruits ;
Pour restaurer le monde par le règne du Tout-Puissant[32],
et tous les enfants des hommes invoqueront ton nom ;
Pour ramener à toi tous les méchants de la terre,
tous les habitants du monde reconnaîtront et sauront.
Car tout genou se courbera devant toi,
toute langue jurera par toi.
Ils se courberont et tomberont devant toi, Ia, notre Dieu,
et rendront honneur à la gloire de ton grand nom.
Et ils recevront sur eux le joug de ton règne[33]
et tu régneras sur eux à jamais et toujours.
Car c’est à toi qu’appartient le règne,
et tu régneras dans la gloire pendant les siècles des siècles.

Le règne de Dieu est actuel : Dieu est le Roi des rois des rois. Il le sera plus encore au moment où les idoles disparaîtront et où tout genou se courbera devant Iahvé. Les Gentils feront alors ce que les Juifs font aujourd’hui, ils accepteront le joug du règne. Il était impossible de mieux marquer la continuité du régime, et en même temps la gloire des temps nouveaux. Dans ces mêmes milieux où l’on croyait fermement que le règne de Dieu datait de la création, on faisait une prière analogue à celle du Pater : Que votre règne arrive ! Ce règne nouveau était sans doute transcendant, et par sa nature, et à cause de l’intervention de Dieu qui devait l’établir, mais il n’apparaît pas tout fondé dans une sphère distincte, survenant sur la terre comme un décor en remplace un autre, ou substituant le monde céleste au monde sublunaire.

Chose étrange ! nous sommes tentés de conclure à cette apparition merveilleuse parce que nous interprétons d’une façon trop littérale des textes qui étaient précisément conçus pour atténuer l’impression qu’aurait pu causer la lecture des prophètes.

Les prophètes ne faisaient pas difficulté d’annoncer la venue de Dieu pour inaugurer son règne. A les prendre strictement, on eût pu songer à un règne entièrement nouveau. Cette idée n’était guère conciliable avec celle qui avait prévalu du règne éternel de Dieu, fondé sur son droit de Créateur. Les Targums eurent donc soin de remplacer l’inauguration d’un règne nouveau par la manifestation du règne immuable, et c’est justement ce terme de « manifestation » qui a été pris par certains exégètes comme l’indice d’un avènement instantané et fulgurant !

C’est ainsi que le Targum des prophètes remplace assez souvent la présence de Dieu, ou l’annonce qu’il régnera, par la simple reconnaissance du règne de Dieu. Quand Isaïe disait, à propos du retour de la captivité : « voici votre Dieu », le Targum traduisait : « le règne de votre Dieu sera manifesté » ou reconnu[34]. « Ton Dieu règne[35] », dans la même circonstance, devient : « le règne de ton Dieu est manifesté ». Michée disait aussi de la montagne de Sion : « Iahvé régnera sur eux[36] » ; Targum : « le règne de Ia sera manifesté ».

Isaïe[37] exprime par la descente de Iahvé le secours divin dans une circonstance contemporaine ; c’est encore, dans le Targum, la manifestation de son règne. A plus forte raison en est-il ainsi lorsque l’horizon s’étend à des perspectives indéfinies, comme dans Abdias[38] : « le règne appartiendra à Iahvé », traduit : « le règne de Iahvé sera établi pour toujours », ou dans Zacharie[39] : « et Iahvé sera roi sur toute la terre », traduit : « le règne de Iahvé sera reconnu de tous les habitants de la terre ».

Dans le midrach du Cantique[40], le règne de Dieu succède aux autres règnes, et coïncide, semble-t-il, avec la rédemption d’Israël : « le temps est venu pour Israël d’être délivré ; le temps est venu pour les non-circoncis d’être coupés, le temps est venu pour le royaume des Cuthéens — entendez des Romains — d’être aboli ; le temps est venu pour le règne du ciel d’être manifesté[41] ».

On ne peut donc pas douter que le règne de Dieu ou de Iahvé, comme dit le Targum, ou le règne du ciel, comme préfèrent les rabbins, ne soit employé des temps messianiques, pourvu qu’on constate bien que la nouveauté consistera surtout à reconnaître le fait existant du règne de Dieu. Le terme de « révélation » ou de « manifestation » est ici trop fort. A plus forte raison ne faut-il pas traduire : le règne de Dieu fera son apparition, comme s’il existait déjà, tout prêt à entrer en scène, ainsi qu’un monde nouveau qui succéderait à un monde vieilli. Le verbe qu’on traduit en latin revelare signifie seulement que le règne sera reconnu, accepté. C’est une tournure du Targum pour éviter de mettre Dieu en acte trop directement : au lieu de dire qu’il viendra, on dit qu’il sera vu, ou reconnu[42]. Au lieu d’insister sur la création d’une quantité nouvelle, l’expression, bien comprise, marque plutôt que tout le changement est dans l’esprit des hommes désormais mieux éclairés. Tout cela est parfaitement cohérent, et même clair.

L’expression « le règne de Dieu sera dévoilé, ou apparaîtra », a pu prendre un autre sens, surtout en grec, ou dans un contexte apocalyptique ; mais la preuve de cet autre sens sera toujours à faire ; d’une façon normale le règne de Dieu, présent ou futur, et à la fois présent et futur, a un principe transcendant, et son exercice sur la terre résultera d’hommages librement rendus.

Comme on a pu le constater par les exemples tirés de l’A. T., ou des Jubilés, ou des psaumes de Salomon, il n’y a rien là de bien nouveau. Les docteurs n’ont pas changé leur concept du règne de Dieu sous l’impulsion de telles ou telles circonstances, par exemple de leurs désillusions messianiques après Bar-Kokébas. C’est bien le concept qui devait être répandu en Palestine au temps de Jésus. Lors même que le messianisme était le plus nettement regardé comme un règne, il était expressément rattaché au règne de Dieu.

Le règne de Dieu, ayant son point de départ au ciel, devait y avoir son terme. La plus simple réflexion suggérait que Dieu était surtout maître chez lui. Si donc il y avait un monde à venir, séjour des bienheureux auprès de Dieu, il devait, par excellence, être placé sous le règne de Dieu.

Le livre de la Sagesse avait fait une place à cette expression[43].

La littérature rabbinique y est arrivée elle aussi, mais, semble-t-il, très tard. Si c’est bien au monde de l’au-delà que font allusion les prières citées par M. Dalman, toujours est-il qu’elles ne remontent pas à une haute antiquité[44].

Peut-être est-ce parce que l’idée de roi était, par son origine, une idée politique et nationale ; appliquée à Dieu, elle était nécessairement un symbole, mais un symbole très lié aux institutions de la terre. Peut-être est-ce simplement parce que le judaïsme s’en est tenu à la notion du canon hébreu qui ne parlait que du règne de Dieu ici-bas.

Quoi qu’il en soit, le règne de Dieu est une des principales préoccupations du judaïsme, dès le temps des tannaïtes, et sans doute beaucoup auparavant.

On prêtait même à R. Iokhanan, le plus illustre des amoras de Palestine qui avaient été disciples de Iehouda le Saint, cette parole : « toute bénédiction où ne figure pas le règne, n’est pas une bénédiction[45] ». Le sens est que toute bénédiction doit glorifier Dieu comme roi. On en vint à forger un nom barbare, malkiyôth[46], pour designer certains versets de l’Écriture où il était question du règne de Dieu. Ces versets au nombre de dix, quatre de la Torah, trois des Hagiographes et trois des Prophètes, se disaient après la prière du jour de l’an dite ‘Alênou, que nous avons reproduite en entier[47]. D’après Dalman, ces malkiyôth sont même antérieures à la prière, et datent du commencement du second siècle[48]. Elles s’appliquent au règne éternel et permanent de Dieu[49], dont on souhaitait le plein épanouissement sur la terre.

  1. Le règne de Dieu dans l’Ancien Testament, RB., 1908, p. 36-61.
  2. Jubilés, i, 28.
  3. Is. xxiv, 23.
  4. Jubilés, i, 29.
  5. Is. xxx, 26, la lune brillera comme le soleil, et le soleil sept fois plus.
  6. Is., lxv, 17 ; lxvi, 22.
  7. Jubilés, xix, 25. Il s’agit bien des temps du salut et non pas, comme le veut M. Charles, d’une époque nouvelle inaugurée par Jacob.
  8. xii, 9.
  9. l, 9.
  10. Éditions 1) de Ryle et James, 2) de Gebhardt ; voir plus loin, p. 230.
  11. Contre M. Boehmer, Zum Verständniss…, p. 463.
  12. ii, 33. 34. 36.
  13. v, 21 : εὐϕράνθησαν οἱ ϕοϐούμενοι Κύριον ἐν ἀγαθοῖς, καὶ ἡ χρηστότης σου ἐπὶ Ἰσραὴλ ἐν τῇ βασιλείᾳ σου. 22. Εὐλογημένη ἡ δόξα Κυρίου ὅτι αὐτὸς βασιλεὺς ἡμῶν.
  14. MM. Ryle et James notent que ἐν τῇ βασιλείᾳ σου a peut-être été employé par le traducteur dans le sens de ἐν τῷ βασιλεῦσαί σε « sous ton règne ». Le royaume comme territoire ne se dit jamais de Dieu dans l’A. T. ni dans le rabbinisme. Gebhardt a montré qu’on ne peut supprimer ἐν.
  15. Par exemple en changeant, contre l’autorité des mss., εὐϕράνθησαν en εὐϕρανθείησαν (Fritzsche), ou en insérant homme, « qu’il vienne », — comme dans la traduction des Apocryphes de Kautzsch — où nous avons mis « se répand », au présent, selon le sens de tout le psaume.
  16. xvii, 51.
  17. xvii, 38.
  18. Voir le texte plus bas, p. 230 ss.
  19. Die Worte Jesu, p. 75-83.
  20. Aussi dit-on שמים sans article, et non השמים.
  21. Cf. Dalman lui-même dans son dictionnaire araméen, et le Targ. d’Onq, Gen. xx, 9 ; xxv, 23.
  22. En particulier b. Ber. 58a, où il est fait allusion à la façon dont Dieu se présente, I Reg. xix, 11. De même l’expression de Siméon b. Lakich, מלכות שמים et מלכות הארץ (Dalman, l. l., p. 75).
  23. b. Ber. 13a.
  24. Michna, Ber. ii, 5 : לבטל ממני עול מלכות שמים אפילו שעה אחת.
  25. Texte du Sifrê (Dt. 113, éd. Fr. 134b) cité par Dalman (l. l., p. 79) : « Avant que notre père Abraham vînt au monde, Dieu n’était roi que sur le ciel ; mais quand Abraham vint, il le fit roi sur le ciel et la terre ». C’est la doctrine que nous avons constatée dans le livre des Jubilés (xii, 19).
  26. Ce désir ne serait pas coupable, car il s’agit, par hypothèse, de choses défendues par la loi cérémonielle et qui ne sont pas contre le droit naturel.
  27. Bacher, Die Agada der Tannaiten, I2, p. 219 s. d’après Sifrâ, h. l. (93d : נמצא פורש מן העברה ומקבל עליו מלכות שמים.
  28. D’après la recension palestinienne ; voir aux appendices notre texte IV.
  29. Bacher, Die Agada der Tannaiten, I2, p. 138 ss.
  30. Traduit d’après le texte hébreu de Dalman, l. l., p. 307, dans nos appendices, texte V.
  31. Mots interpolés d’après Dalman.
  32. לתקן עולם במלכות שדי.
  33. ויקבלו עליהם עול מלכותך.
  34. Is. xl, 9 : הנה אלהיעם ; targ. : יתגלית מלכותא דֵלהכון.
  35. Is. lii, 7 : מלך אלהיך ; targ. : אתגלית מלכותא דאלהיך.
  36. Mich. iv, 7 : ומלך יהוה ; targ. : ותתגלי מלכותא דייי.
  37. Is. xxxi, 4 : כן ירד יהוה ; targ. : כן תתגלי מלכותא דייי.
  38. Abdias, vers. 21 : והיתה ליהוה המלוכה ; targ. : ותהי מלכותא דייי קים לעלם.
  39. Zach. xiv, 9 : והיה יהוה למלך ; targ. : ותתגלי מלכותא דייי.
  40. Sur ii, 2.
  41. Dans Lévy (Dict.), s. v. מלכות.
  42. Is. xl, 10 ; cf. Is. xxxiii, 21, où אדיר יהוה est rendu תתגלי גבורתא דיי et Is. xxxiii, 10 : « maintenant je me lèverai » devient « alors je me manifesterai ».
  43. Cf. RB., 1907, p. 102 ss.
  44. « Le règne appartient à Iahvé dans ce monde et dans le monde à venir » dans Maḥzor Vitry, 343 = (Dalman, l. l., p. 82). Le monde à venir peut être le temps messianique : דיי היא מלכותא בעלמא הדין ובעלמא דעתיד למיתי.
  45. b. Ber. 12a : כל ברכה שאין בה מלכות אינה ברכה.
  46. מלכיות.
  47. Roch-ha Chana, b. 32a ; j. trad. Schwab, t. IV, p. 88 : « Comme le verset Je suis l’Éternel votre Dieu (Nombres, x, 10) est rapproché de celui qui prescrit de célébrer le nouvel an, on y voit une allusion au devoir de réciter les versets qui proclament la royauté divine ».
  48. Z. p, 307, note H.
  49. Ce sont, d’après les livres de prières juifs : Ex. xv, 18 ; Num. xxiii, 21 ; Dt. xxxiii, 5 ; Ps. xxii, 29 ; xciii, 1 ; xxiv, 7. 10 ; Is. xliv, 6 ; Abd. v. 21 ; Zach. xiv, 9 ; cf. Boehmer, Die Studierstube, septembre 1905, p. 536).