Aller au contenu

Le Messianisme chez les Juifs/Troisième partie/Chapitre 3

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III

LA VIE FUTURE.


Par vie future on entend ici les destinées de l’homme après la mort. L’espérance de la résurrection était un des thèmes de la vie future, mais on doit en traiter séparément. La vie future peut être envisagée, d’une façon assez eenérale, comme la survivance de l’homme. Dans cette nouvelle existence, il est récompensé de ses vertus ou puni pour ses fautes de la vie présente. Il n’y a aucun lien necessaire entre cette autre vie et le messianisme. On peut noter dès à présent que plus on entendait le messianisme comme un bien terrestre et temporel, plus le monde de la rétribution dans l’au-delà en était distinct. Car ce concept, quel que soit le moment où il apparaît dans l’Ancien Testament, n’est pas une transformation de l’espérance du salut pour Israël ; c’est une réponse au problème des destinées individuelles, et à celui de la justice de Dieu. Mérite individuel, survivance de l’âme, récompense ou châtiment, en sont les termes essentiels.

Or il est certain que le judaïsme pharisaïque, un siècle avant Jésus-Christ et un siècle après, s’est beaucoup préoccupé de cette sanction de la vie morale, beaucoup plus, sans comparaison, que du Messie attendu. C’est tout le ressort des exhortations des maîtres, sans aucune confusion possible. La notion du mérite et du démérite, de la responsabilité personnelle et de la récompense individuelle, est parfaitement esquissée dans les psaumes de Salomon.

Car nos œuvres dépendent de notre libre choix et du gré de nos âmes,
pour pratiquer la justice et l’injustice dans les œuvres de nos mains,
et dans ta justice tu examineras les enfants des hommes.
Celui qui pratique la justice s’amasse un trésor qui est la vie auprès du Seigneur,
et celui qui pratique l’injustice est responsable de la perte de son âme.
Car les jugements du Seigneur sont justes, pour chaque homme et chaque maison[1].

Cette théologie est enchâssée entre deux parties qui traitent du salut d’Israël, comme pour révéler le sens profond des voies de Dieu : il est juste pour chaque être, individu ou collectivité. S’il a châtié la nation, c’est qu’elle le méritait. On voit que l’idée de justice et de rétribution prime tout, et avec quelle netteté l’homme est mis en présence de lui-même. Son bonheur, — sa vie auprès du Seigneur, — est entre ses mains ; il ne dépend donc pas d’un avènement messianique, car celui-là n’est pas en sa puissance. La vie auprès du Seigneur, c’est la conception la plus haute de l’autre monde, de la vie future. Aucun développement d’une existence plantureuse ne ternit cette belle idée empruntée à la plus pure tradition de l’Ancien Testament ; seule la résurrection est mentionnée, rattachée à la vie éternelle. Quant aux pécheurs, tous les textes les menacent du châtiment ; on dirait d’abord qu’ils sont voués à la destruction ; ils continuent cependant d’exister pour souffrir, seulement ils ne sont pas ressuscités.

Il est tombé, sa chute est rude, et il ne ressuscitera pas,
la perte du pécheur est éternelle,
et on ne se souviendra pas de lui, au moment où les justes seront visités.
Telle est la part des pécheurs à jamais.
Mais ceux qui craignent le Seigneur ressusciteront pour la vie éternelle,
et leur vie sera dans la lumière du Seigneur et ne défaillera plus[2].

Ou encore :

Les pécheurs périront à jamais au jour du jugement du Seigneur,
lorsque Dieu visitera la terre en la jugeant,
pour châtier les pécheurs à jamais.
Mais ceux qui craignent le Seigneur trouveront grâce en ce [jour],
et vivront dans la bienveillance de leur Dieu[3].

Dans ce dernier passage, le châtiment éternel des pécheurs suppose bien leur existence ; ailleurs, ils sont jetés en enfer, les saints ont en partage la vie bienheureuse :

Aussi leur héritage est-il l’Hadès, et les ténèbres, et la perdition ;
ils ne paraîtront pas au jour où il sera fait miséricorde aux justes ;
mais les saints du Seigneur hériteront de la vie dans le bonheur[4].
La vie des justes dure à jamais,
mais les pécheurs seront enlevés pour la perdition,
et on n’en trouvera plus le souvenir,
tandis que la miséricorde du Seigneur sera sur les saints,
et sa miséricorde sur ceux qui le craignent[5].

A tout prendre, la perdition des pécheurs n’est donc pas la destruction absolue : ils sont relégués loin de Dieu, oubliés, perdus sans ressource.

Ce qui importe le plus à notre sujet, c’est le sort des justes. Les textes que nous avons parcourus s’expliquent si clairement d’une vie de l’au-delà, toute en Dieu, qu’elle n’a vraiment aucune relation directe avec le messianisme terrestre décrit par l’auteur aux psaumes xvii et xviii. On pourrait cependant objecter que le bonheur des justes ne commence pas après la mort ; il dépend d’un jugement général, prononcé sur tous. Ne doit-on pas supposer que ce jugement précède l’époque messianique ? Tout pourrait s’accorder ; les justes ressusciteraient pour prendre part au bonheur des autres.

Il n’y a qu’une difficulté, mais elle est capitale : tel n’est pas le point de vue de l’auteur. En parlant du bonheur des justes, auprès de Dieu, dans sa bienveillance, dans sa lumière, il n’a fait aucune allusion à la félicité messianique. Au contraire, lorsqu’il traite de ce temps, il dit deux fois avec emphase : « Heureux ceux qui vivront dans ce temps[6] ! » Le règne terrestre du Messie sera la joie de ceux qui vivront alors sur la terre de leur vie naturelle, non des autres.

La pensée de l’auteur était donc que le grand jugement suivait, non qu’il précédait la période messianique. Cela était d’ailleurs parfaitement naturel, puisque ce jugement ne pouvait avoir lieu qu’une fois, et que ceux qui devaient vivre au temps messianique, pour saints qu’ils fussent — et tous les Gentils ne l’étaient pas, — ne pouvaient être exempts de cette sanction suprême.

La seule difficulté qui demeure, c’est que les mêmes expressions de durée indéfinie s’appliquaient au salut d’Israël. C’était la part de survivance des anciens tableaux de l’avenir. Quand on traitait du salut personnel des justes, on l’envisageait sous l’aspect du mérite et du démérite, de la vie près de Dieu ou de la perte éternelle. Quand on reproduisait l’espérance traditionnelle, on lui assignait des perspectives indéfinies :

Le salut du Seigneur à jamais sur Israël son serviteur,

et que les pécheurs disparaissent d’une seule fois devant la face du Seigneur,

et que les saints du Seigneur aient en héritage ses promesses[7].

Israël, comme nation, entrait dans sa vie nouvelle, à jamais, par l’accomplissement des promesses qui sont les promesses anciennes du salut du peuple. Chacun ne pouvait entrer dans la vie qu’au moment du jugement. La difficulté de concilier ces deux idées a longtemps pesé, même sur la théologie catholique[8] ; elle découle de l’origine distincte et de la valeur propre des deux concepts. Ce n’est pas une raison pour supposer que les psaumes de Salomon appartiennent à des auteurs différents, ni pour confondre des idées distinctes en les expliquant, ou plutôt en les dénaturant l’une par l’autre. Il faut les noter telles quelles et aussi la difficulté de les ramener à l’unité.

Les psaumes de Salomon croient donc à une vie éternelle, que les justes méritent par leurs bonnes œuvres ; ils croient aussi au règne du Messie, mais ils n’ont noué aucun rapport ni entre ces deux existences, ni entre l’action du Messie et le mérite des justes. En d’autres termes, d’après eux, la vie future, précédée de la résurrection, appartient au domaine de l’eschatologie definitive, non du messianisme.

C’est précisément la manière de voir du quatrième livre d’Esdras que nous rappelons ici pour montrer combien il coïncide avec la doctrine pharisaïque. Après la mort du Christ, le monde ou le siècle reviendra pendant sept jours au silence primitif.

Et après sept jours, le siècle qui n’est pas encore éveillé surgira, et celui qui est corrompu mourra[9].

Puis vient la résurrection, la géhenne et le paradis apparaissent. Dieu juge, et c’est le commencement du siècle futur[10]. Le jour du jugement est précisément placé entre ce temps-ci et le temps immortel, c’est-à-dire entre le monde présent et le monde à venir[11].

Dieu promet à Esdras le paradis et le siècle futur ; il ne lui parle pas d’assister aux temps messianiques[12].

L’apocalypse de Baruch est encore beaucoup plus formelle. Le monde présent est constamment le monde du mérite ; le monde futur est le monde de la récompense. Reprenant l’idée du trésor amassé auprès de Dieu, l’auteur nous montre les justes quittant ce monde sans crainte parce qu’ils espèrent recevoir le monde qu’il leur a promis[13]. L’opposition est bien marquée entre les deux mondes. Tous deux sont pour les justes : l’un est le théâtre d’une lutte pénible pour le bien ; l’autre est une couronne de gloire[14]. Le monde nouveau sera un supplice pour les méchants, mais la vie pour les justes[15] ; il sera la propriété des justes, tandis que les autres iront dans le feu[16]. Ce sera, comme dans les psaumes de Salomon, un monde de lumière pour les bons[17], qui seront transfigurés afin d’y prendre part[18].

On voit à quel point ce monde à venir préoccupe l’auteur de Baruch, qui se soucie beaucoup moins du Messie. Le Messie se révélera quand il plaira à Dieu ; nul ne sait s’il mérite d’entrer dans son règne. D’ailleurs, ce règne fait partie du monde de la corruption et par conséquent précède le siècle futur. Cela n’empêche pas le règne du Messie de durer indéfiniment, comme précédemment[19] le salut d’Israël[20].

Il va de soi que cette durée indéterminée n’est point synonyme de la durée sans fin du monde à venir ; Baruch le dit ouvertement, et il faut le sous-entendre dans les psaumes de Salomon.

Le règne du Messie sera un épisode de l’histoire de ce monde qui viendra en son temps ; ce dont les justes doivent se préoccuper, c’est d’être jugés dignes du monde à venir.

La littérature rabbinique a un terme classique pour désigner la vie future : c’est le monde qui vient, ha-‘olâm hab-bâ[21]. ‘Olâm, que nous rendons ici par « monde », a d’abord signifié le temps, considéré dans sa masse mystérieuse du passé ou de l’avenir. 11 forme ainsi un bloc, une période, d’où le sens de « monde à une certaine époque », et enfin « le monde ». Le même mouvement dans la signification s’est produit pour le grec αἰών[22], et pour le latin sæculum, quoique, dans ces deux langues, le sens de monde ne soit pas devenu, comme en hébreu et en arabe, le sens dominant. En hébreu on peut marquer le moment du passage, c’est le temps du Siracide. Cet auteur emploie ‘olâm dans le sens de monde[23], mais encore bien près de sa valeur primitive, mettant en parallélisme les rois anciens et les dominateurs du siècle passé[24], ou du monde ancien. Et la Sagesse emploie αἰών dans le sens de monde[25].

Le monde qui vient, par opposition à ce monde-ci[26], est donc le monde à venir. Lequel ? les temps messianiques ou le monde de l’au-delà ?

La question ne peut être résolue que par l’examen des textes.

Il est très souvent question du monde à venir dans les sentences des tannas. Ce terme s’applique à une conception suffisamment claire ; et si elle demeure dans une certaine obscurité, inhérente au sujet, du moins est-elle ordinairement distincte du concept des temps messianiques.

Il est facile de s’en convaincre en parcourant ces dires. Les oppositions sont réelles et marquées. Le monde à venir est le monde de la rétribution individuelle, tandis que les temps messianiques sont la délivrance et le triomphe d’Israël ; le monde à venir est promis aux justes après leur mort, tandis que les temps messianiques feront la félicité des générations qu’ils trouveront vivantes ; le monde à venir est tout à fait distinct de ce monde corruptible ; il n’est pas décrit, si ce n’est par des allusions très sobres, précisément parce qu’il est absolument mystérieux ; il ne peut être question de lui assigner un terme ; tous caractères opposés à ceux des temps messianiques.

Il faut revenir sur ces points. Les textes que nous aurons occasion de citer nous feront bien pénétrer dans les idées des maîtres en Israël.

Le monde à venir est le monde de la rétribution individuelle, ou, pour parler plus exactement, de la récompense individuelle, car le terme de monde à venir ne s’applique pas au châtiment des pécheurs. Il constitue une vie nouvelle, ce qu’on ne saurait dire de l’existence des réprouvés, à supposer qu’elle aussi soit éternelle.

C’est sur quoi insistent surtout les textes.

Hillel paraît être le premier auquel cette expression, le monde à venir, a été attribuée par la tradition. Il disait : « Celui qui acquiert les paroles de la Loi, acquiert la vie du monde à venir »[27].

Éléazar de Modin, vers 90 ap. J.-C., expliquait que celui qui a commis certaines fautes « n’a pas de part au monde à venir »[28].

R. Aqiba excluait du monde à venir ceux qui chantent dans les festins des passages du Cantique des cantiques[29]. Il disait que Dieu juge exactement les pieux et les pécheurs ; chez ceux-là il punit même les rares mauvaises actions qu’ils commettent dans ce monde, afin de leur garder la récompense dans le monde à venir ; il laisse aux pécheurs bonheur et bien-être à cause des rares bonnes actions qu’ils accomplissent, pour laisser le jugement s’exercer dans le monde à venir[30].

Khanina b. Teradion, pressentant son martyre sous Hadrien, était cependant inquiet de son sort dans le monde à venir, tant le jugement y était sévère sur les œuvres[31].

La bonne œuvre par excellence était l’étude de la Thora.

José b. Qisma disait :

Quand l’homme meurt, ni l’argent, ni l’or, ni les pierres précieuses, ni les perles ne l’accompagnent, mais la Thora et les bonnes actions seulement ; car il est dit (Prov. vi, 22) : quand tu voyages — dans ce monde — elle te conduit ; quand tu te reposes – dans le tombeau, — elle te garde ; et quand tu te réveilles — dans le monde à venir, — elle cause avec toi[32].

Les tannas de la fin du iie siècle ont la même préoccupation du salut individuel dans le monde à venir. R. Méïr : « Celui qui a une école dans son pays et n’y va pas, n’a pas de part au monde à venir »[33]. Il pensait — et cette maxime est attribuée à d’autres — que les avis d’un ami sévère conduisent à la vie du monde à venir[34].

Siméon b. Iokhaï disait : « qui cherche l’or perd sa récompense dans le monde à venir ». Et encore : « entraîner un homme à pécher, c’est pire que de le tuer ; car le tuer, c’est l’enlever seulement de ce monde, tandis que le corrupteur le prive de ce monde et du monde à venir »[35].

R. Nehoraï : « Je n’enseigne à mon enfant que la Thora, la science dont on mange les fruits en ce monde, et dont le capital reste entier pour le monde à venir ». C’est l’idée des psaumes de Salomon, de l’apocalypse de Baruch, — et de l’Évangile —, sur le trésor des bonnes œuvres amassé auprès de Dieu[36].

Simon b. Éléazar opinait comme B. Méïr sur le danger de la flatterie et l’avantage du blâme, qui conduit au monde à venir[37].

R. Nathan affirmait dans des termes qui ne sont point éloignés de ceux de l’Évangile : « Il n’est si petit commandement écrit dans la Thora qui n’ait déjà en partie sa récompense dans ce monde, et, dans le monde à venir, une plénitude inconnue de récompense »[38].

R. Iehouda le Saint, rédacteur de la Michna : « Celui qui choisit les joies de ce monde, on lui enlève les joies du monde à venir ; à celui qui ne choisit pas les premières, les dernières sont réservées »[39].

Si nous avons insisté, c’est plutôt à cause de la beauté de quelques-unes de ces maximes que pour la nécessité de la démonstration. Il est clair que pour tous les maîtres, depuis Hillel jusqu’à R. Iehouda, le monde présent est un monde de travail, d’étude, d’épreuve, une occasion de faire des bonnes actions dont la récompense est réservée dans le monde à venir.

Il est donc bien évident dans tous ces cas que le monde à venir suit la mort. Ce qu’il importe aussi de noter, c’est que jamais il ne s’applique à des vivants.

C’est le monde de la vie, mais il faut avoir été ressuscité pour y parvenir. D’ailleurs, tous les justes, et même les pécheurs auxquels le Seigneur ferait miséricorde, peuvent espérer de s’y rencontrer.

Tout le monde était d’accord que tous les morts seraient répartis en deux classes, les bons et les mauvais, les uns destinés à la vie éternelle, les autres à un opprobre éternel, d’après Daniel. L’école de Chammaï admettait une troisième classe, celle des médiocres qui, suspendus au-dessus du feu, montaient et retombaient jusqu’à la fin de l’épreuve. L’école de Hillel inclinait vers la miséricorde[40]. On ne voit pas d’ailleurs exactement en quoi consistait la différence.Peut-être ceux de Hillel, sans nier ce purgatoire, en abrégeaient-ils le temps. Quoi qu’il en soit, cette distribution en classes ne porte que sur des morts.

On se demandait souvent qui serait admis dans le monde à venir ? Il y avait bien la réponse générale des bonnes œuvres, mais on voulait être plus précis. De là des discussions entre Éliézer b. Hyrkanos et Josué b. Khanania, entre Aqiba et Ismael b. Élicha ou entre Aqiba et Iehouda b. Bathyra. Nombre d’autres rabbins ont aussi donné leur avis. La controverse roulait sur les Sodomites, la génération perverse des Israélites morts dans le désert, Absalom, Achaz et les mauvais rois d’Israël, les enfants des païens et les païens eux-mêmes. Dans aucune de ces discussions il n’est fait la moindre allusion à quelqu’un des traits du règne messianique. Ceux dont il est question sont morts depuis longtemps, ou on suppose qu’ils passeront par la mort.

Il faut citer ici la belle parabole de Iokhanan b. Zakkaï, d’autant plus importante qu’elle ressemble à la parabole des vierges folles et des vierges sages.

R. Iokhanan b. Zakkaï dit : Cest la parabole d’un roi qui invita ses serviteurs à un festin, et il ne leur indiqua pas le temps. Les sages parmi eux se parèrent, et s’assirent à la porte de la maison du roi ; ils disaient : La maison du roi peut-elle manquer de quelque chose ? les malavisés allèrent à leurs affaires, disant : Peut-il y avoir un festin sans préparatifs ? Tout à coup le roi appela ses serviteurs ; les sages se réunirent devant lui, parés comme ils étaient, et les malavisés se réunirent devant lui mal mis comme ils étaient. Le roi se réjouit de l’attitude des sages, et s’irrita contre les sots. Il dit : Ceux qui sont parés pour le festin s’assiéront et mangeront et boiront ; ceux qui ne se sont pas parés pour le festin se tiendront debout et regarderont[41].

A lire cette convocation générale, cette apparition du roi appelant ensemble tous ses serviteurs, ne croirait-on pas qu’il s’agit de la manifestation du règne messianique ? Il n’en est rien cependant. Il est clair par ce qui précède qu’il ne s’agit que de la préparation de chacun à la mort. Il faut se convertir du moins un jour avant de mourir. Mais qui sait le jour de sa mort ? A quoi la Guémara répond par la parabole de R. Iokhanan b. Zakkaï, qu’il faut être toujours prêt.

Le monde à venir n’est pas nommé dans ce contexte, mais c’est bien de lui qu’il s’agit. Il est comparé à un festin qui se donne dans le palais du roi.

Si le festin n’est pas commencé, du moins le palais existe. Il y a déjà en réalité coexistence entre les deux mondes ; ils sont dès maintenant subordonnés l’un à l’autre, de sorte que, en fait, ce n’est pas le monde à venir qui viendra, mais le monde présent qui lui cédera la place et qui disparaîtra, quand le monde à venir sera devenu le monde de la vie éternelle, pour ceux qui ont vécu dans le monde présent. En d’autres termes, le monde à venir est un festin tout préparé, comme disait R. Aqiba[42]. Même comparaison de la part de R. Jacob, son élève : « Ce monde est comme un vestibule en face du monde à venir ; prépare-toi dans le vestibule pour être admis dans le triclinium »[43]. Le monde à venir est donc une région distincte où l’on entre en sortant de celui-ci, pour être admis au banquet.

La même pensée de connexion actuelle entre les deux mondes était exprimée d’une manière encore plus originale et plus profonde par Éléazar b. Sadoq, qui a vécu avant la chute du Temple :

A qui ressemble l’homme pieux dans ce monde ? A un arbre qui est tout entier dans un lieu pur, quoique ses branches inclinent vers un lieu impur ; quand on coupe les branches, l’arbre n’est plus que sur uu lieu pur. C’est ainsi que le saint, béni soit-il, envoie des épreuves aux pieux dans ce monde, afin qu’ils héritent un jour le monde à venir, comme il est dit (Job, viii, 7) : ton commencement est médiocre, mais ton avenir sera très grand. A qui ressemble le coupable en ce monde ? A un arbre qui est tout entier sur un lieu impur, inclinant seulement ses branches sur un lieu pur. Ainsi Dieu répand sur les pécheurs du bonheur en ce monde, pour les repousser ensuite de la vie, et leur donner en partage le degré le plus bas, comme il est dit (Prov. xiv, 12) : Il y a un chemin qui paraît direct à l’homme, mais son terme est le sentier de la mort[44].

La comparaison se transformerait très aisément en une allégorie qui décrirait le juste, déjà planté dans le monde à venir, où il se trouvera tout entier lorsque la mort l’aura débarrassé de son feuillage, qui sur la terre incline vers le mal.

Le monde à venir est en effet un monde tout à fait distinct du monde du péché, de la corruption et de la mort.

L’un passe, et même ne dure qu’un instant ; l’autre est éternel.

Éliézer b. Hyrkanos, disciple de Hillel, était célèbre pour la sévérité de ses maximes. Ses disciples lui demandaient ses conseils, afin d’être dignes du monde à venir[45].

Ils n’étaient pas toujours aussi dociles. Un jour de fête, qu’ils avaient quitté son cours, il leur reprocha « d’abandonner la vie éternelle pour s’occuper de la vie d’une heure ». Le contraste entre le temps et l’éternité ne pouvait être marqué avec plus de force[46].

Au dire de R. Iehouda, Aqiba, son maître, exprimait la même idée en interprétant le psaume xcii du grand jour du monde à venir ; ce jour sera « tout entier un sabbat »[47].

Les conditions du monde à venir seront bien différentes de celles du monde présent ; le soleil qui éclaire tout, la pluie qui féconde, la génération n’y ont point de part. On peut en juger par les paroles de trois grands maîtres au lit de mort de R. Éliézer b. Hyrkanos. R. Aqiba lui dit : « O maître, tu es plus cher à Israël que le don de la pluie, car la pluie donne la vie seulement en ce monde, et tu leur donnes la vie dans ce monde et dans le monde à venir »[48]. Éléazar b. Azaria dit : « O maître, tu es plus cher à Israël que père et mère, car le père et la mère introduisent l’homme dans ce monde, mais tu nous guides dans ce monde et dans le monde à venir »[49]. R. Tarphon dit : « O maître, tu es plus cher à Israël que le globe du soleil, car il ne donne de lumière que dans ce monde, mais tu donnes de la lumière dans ce monde et dans le monde à venir »[50].

R. Iehouda le saint comparait les justes aux étoiles. Il disait à propos des degrés du psaume cxxi, 1 :

Le pluriel fait allusion aux rangs des justes dans le monde à venir, dont les uns seront au-dessus des autres. Cependant il n’en résultera entre eux ni inimitié, ni envie, ni jalousie ; car ils seront (Dan. xii, 3) semblables aux étoiles. De même qu’entre les étoiles, il n’y aura plus alors entre les justes ni inimitié, ni envie, ni jalousie, et comme la lumière d’une étoile n’est pas égale à celle d’une autre, les pieux seront différents les uns des autres[51].

Ainsi le péché sera exclu du monde à venir, et même la racine du péché, ce mauvais penchant auquel répondait peut-être, dans la pensée de R. Éléazar b. Sadoq, les branches de l’arbre qui inclinent vers le sol impur. Plus d’un siècle après, R. Iehouda disait, en parfaite harmonie avec le vieux maître : « Le mauvais penchant dans l’homme ressemble à quelqu’un qui voit qu’il va être condamné pour vol ; et comme il ne peut plus échapper, il dénonce ses compagnons de voyage comme complices ; ainsi raisonne le mauvais penchant : puisque je suis condamné à périr dans le monde à venir, je veux faire périr l’homme avec moi »[52].

Ce sont là des idées très spirituelles sur le monde à venir ; nous en retrouverons de semblables. Parfois on semble attribuer à ce monde une sorie de perfection sensible. Par exemple R. Éléazar Khisma pensait qu’on trouverait de la manne le jour du sabbat dans le monde à venir[53], et R. Néhémie parle de la bonne odeur de tout ce qui est préparé aux justes dans le monde à venir[54]. Mais ces expressions sont probablement à prendre au sens symbolique, comme la métaphore du festin. Elles ne suffisent pas à faire déchoir le monde à venir de la hauteur où on l’avait placé.

La hauteur est bien le mot, puisque ceux qui y étaient admis s’appelaient : « Les fils de la hauteur »[55] ; c’était bien le monde d’en haut.

Il faut admirer de bon cœur la valeur morale de cette conception du monde à venir. On ne pouvait demander aux maîtres d’Israël d’exclure toute allusion aux privilèges d’Israël ou à des satisfactions sensibles. Mais les traces que l’on peut relever de ces tendances ne vont pas jusqu’à faire du monde à venir un idéal temporel. Rabbi Éléazar de Modin estimait que Dieu avait conféré à Israël six biens privilégiés : la Terre sainte, le monde à venir, le monde nouveau, la royauté davidique, le sacerdoce et les lévites[56].

Simon b. Iokhaï en comptait trois, donnés à Israël à la suite de l’épreuve : la Thora, le pays d’Israël, et le monde à venir[57].

Dans le premier texte, le monde à venir paraît bien distingué des temps messianiques qui paraissent sous le nom de monde nouveau ; pour le second, s’il était isolé, on serait tenté de donner au monde à venir un sens messianique ; on a vu par ailleurs que Simon b. Iokhaï avait la même doctrine de rétribution sur ce monde que les autres maîtres. Il y attribuait seulement aux anciens d’Israël une place d’honneur[58].

Le monde à venir est donc donné à Israël parce qu’il représente par excellence les justes. C’est dans ce sens que R. Méïr disait : « Peut être tenu pour un fils du monde à venir celui qui habite dans le pays d’Israël, parle la langue sainte, et lit matin et soir la prière du Chema[59] ». Réservé à Israël comme son patrimoine, le monde à venir n’est pas pour cela confondu avec le salut historique de la nation.

Les idolâtres étaient exclus, non pas comme Gentils, mais comme idolâtres. Aqiba, selon son système d’interprétation qui tirait les solutions les plus graves des moindres particularités du texte, prétendait qu’ils seraient extirpés des deux mondes parce que l’Écriture, en parlant de ceux qui méprisent la loi de Dieu, emploie le verbe extirper sous une double forme. Mais R. Ismaël b. Élicha lui répondait admirablement : « Est-ce parce qu’il y a un mot de plus, que cette âme sera extirpée ? » Et posant le fondement de l’exégèse littérale, il ajoutait : « Les paroles de la Loi doivent s’entendre selon les règles du langage humain[60] ».

On aura remarqué ici l’importance du salut d’une âme, car c’est bien du salut d’une âme ou d’une personne qu’il s’agit. Tous n’avaient pas la même largeur de vues, et Gamaliel II refusait même aux enfants mineurs des impies toute participation au monde à venir[61].

Quant aux Gentils de bonne volonté, si Éliézer b. Hyrkanos les excluait, ils étaient admis par Josué b. Khanania. Même divergence entre les deux controversistes au sujet des enfants que Gamaliel avait condamnés ; Josué prenait un parti plus doux. A plus forte raison ce casuiste indulgent savait excuser les gens de Sodome, la génération errant dans le désert, et même les compagnons de Coré, et toujours pour la raison que l’Écriture qui les excluait de ce monde ne disait rien du monde à venir ; tant était radicale la distinction entre les deux ordres.

Si l’on rapproche toute cette théorie, telle qu’elle résulte des textes, de ce que nous avons lu dans les psaumes de Salomon, dans l’apocalypse d’Esdras et dans celle de Baruch, il faut convenir que tout concorde dans la conception d’un monde transcendant, qui est le monde de la récompense. Ici la peine, là-haut le bonheur ; mais, par une sorte de noble revanche du monde actuel, toute action étant à son terme dans le monde à venir, le monde présent l’emporte parce qu’on y a le privilège d’y faire le bien. S’il y a dans cette pensée quelque exagération, elle ne manque pas de vigueur morale. On l’attribuait à Jacob, disciple d’Aqiba, qui disait : « Une seule heure de repentir et de bonnes œuvres dans ce monde est plus belle que toute la vie du monde à venir ; [et cependant] une seule heure de rafraîchissement d’esprit dans le monde à venir est plus belle que toute la vie de ce monde[62] ».

Nous pourrions donc conclure que, pas plus que les psaumes de Salomon, Esdras ou Baruch, le rabbinisme n’a confondu le monde à venir et les jours du Messie. D’ailleurs il y a des textes formels. Nous avons déjà cité Éléazar de Modin. Iehouda b. Ilai, élève d’Aqiba, constituait une sorte de crescendo.

Le kinnor de ce temps a sept cordes… le kinnor des temps messianiques aura huit cordes… le kinnor du monde à venir aura dix cordes[63]. Le tout prouvé par des textes de psaumes. A propos du texte du Deutéronome : « il le protège en tout temps, et habite entre ses épaules », une première baraïtha explique : « il le protège, — c’est le premier sanctuaire ; en tout temps — c’est le second sanctuaire ; il habite entre ses épaules — c’est le temps du Messie ». Mais Rabbi Iehouda le Saint prolongeait la perspective : « il le protège — c’est ce monde ; en tout temps — c’est le temps du Messie ; il habite entre ses épaules, c’est le monde à venir[64] ».

Même gradation dans une baraïtha anonyme, à propos de Ruth. Après plusieurs explications du passage : « elle s’assit, et se rassasia, et en laissa », le Talmud de Babylone cite une tradition tannaïte qui l’entendait ainsi : « elle mangea — dans ce monde ; elle se rassasia — au temps du Messie ; elle en laissa — au monde qui doit venir »[65].

Dans ce dernier exemple, qui est d’ailleurs anonyme, l’expression employée n’est plus ‘olâm hab-bâ, mais le-‘athid la-bô, « pour ce qui doit venir », expression dont l’opposition avec « ce monde » est beaucoup moins marquée, puisqu’elle indique seulement le « temps » à venir[66]. Aussi est-elle employée pour désigner les temps messianiques, plus souvent peut-être que pour le monde de l’au-delà. Dans les divers recueils de traditions, Talmud et midrachim, ces expressions sont interchangeables[67]. On en vint même à employer ‘olâm hab-bâ pour le temps du Messie. Mais cette confusion dans les termes, assez naturelle à cause du vague de l’expression, ne suppose point une confusion dans les idées, et elle ne s’est produite qu’assez tard. Les maximes dont les auteurs sont connus, — plus d’une cinquantaine, — telles que nous les avons colligées dans Bacher, peuvent toutes s’expliquer du monde de l’au-delà ; le plus grand nombre est très clair dans ce sens. Or il s’agit de tous les grands maîtres d’Israël, dont quelques-uns ont discuté aussi le problème messianique, sans jamais mélanger la perspective temporelle à la perspective des fins ultimes. Si donc quelques baraïthas anonymes ont employé ‘olâm hab-bâ en parlant des temps messianiques[68], il est assez vraisemblable que leur pensée a été traduite dans un langage moins précis que celui des premiers temps. Ces traditions répétées sans nom d’auteur ne sauraient, dans l’ensemble, avoir la même valeur que les autres, parfaitement cohérentes entre elles.

Il est vrai que M. Schürer[69] a cité un texte de la Michna qui oppose ce monde présent aux jours du Messie. Il en conclut que le monde à venir, opposé lui aussi dans tous les textes au monde présent, désigne les jours du Messie ; mais il est trop évident que deux quantités opposées à une troisième ne sont pas pour cela égales entre elles. De ce que le monde présent est distinct, soit de la période messianique, soit du monde de l’au-delà, il ne suit pas que ces deux périodes sont identiques ; elles peuvent être coordonnées. Et c’est bien ainsi que l’a entendu le judaïsme, toutes les fois qu’il a eu l’occasion de s’en expliquer avec précision. Une baraïtha reproduite dans un traité assez moderne donne la vraie notion du monde à venir :

Dans le monde à venir, il n’y a ni manger, ni boire, ni génération, ni reproduction, mais les pieux sont assis avec des couronnes sur la tête et ils se baignent dans l’éclat de la divinité, car il a été dit (Ex. xxiv, 4) : et ils virent Dieu et ils mangèrent et burent[70].

Le texte biblique allégué dit en apparence tout le contraire ; d’après lui on pourrait manger en présence de Dieu. L’auteur l’entend donc d’une façon spirituelle, comme si la vue de Dieu remplaçait le boire et le manger. Et sans doute c’est aussi par métaphore qu’ils sont assis, de sorte que probablement ce texte fait allusion au sort des âmes des justes, en attendant la résurrection. C’est d’ailleurs ce que la suite explique assez clairement.

Au temps où on disait quelquefois « le monde à venir » pour signifier les temps messianiques, on ne savait comment concilier ce bonheur purement spirituel avec les promesses du bien-être temporel. Comment entendre de l’au-delà que dans le monde à venir on n’aurait aucune peine à la vendange, que Dieu enverrait un vent qui ferait tomber les raisins et, pour employer les expressions de Rabban Gamaliel, que les femmes enfanteraient tous les jours ? Pour concilier ces deux points de vue, les amoras ont dit :

Ce que nous avons appris [du bonheur spirituel] se rapporte au temps qui précède la résurrection des morts[71] ; là au contraire on fait allusion au temps messianique[72].

La distinction n’est pas moins marquée dans le Targum entre les temps du Messie et la vie éternelle. La vie éternelle, c’est le terme dont se sert le Targum du pseudo-Jonathan pour désigner le lieu des âmes auprès de Dieu. L’âme de Moïse sera gardée avec ses pères dans le trésor de la vie éternelle[73], et de même, dans le Targum de Samuel, l’âme de David, pour échapper à Nabal[74]. Cette vie éternelle est l’équivalent du monde à venir, et distincte des temps du Messie. Dans le Targum du cantique d’Anne, Dieu, souverain du monde, a le pouvoir de faire périr et de faire remonter du chéol à la vie éternelle[75], comme de plonger les pécheurs dans la géhenne. Il peut aussi abattre les ennemis de son peuple, triompher de Gog et de Magog et prolonger le règne de son Messie[76] ; c’est une vue différente.

Le judaïsme demeura donc fidèle à la distinction maîtresse proposée par le grand amora Iokhanan, transmise par R. Khiya b. Abba[77] : « Les prophètes n’ont fait allusion dans leurs prophéties qu’aux jours du Messie ; quant au monde avenir, l’œil n’a pas vu, ô Dieu, hors de toi » (Is. lxiv, 3), comme pour exprimer qu’il était au-dessus de toute idée.

Le scoliaste de Maimonide résumait parfaitement la tradition lorsqu’il disait :

Par beaucoup d’endroits il est prouvé que le monde à venir est le monde de la récompense suscité par Dieu au temps de la résurrection ; ce n’est pas le monde des âmes que nous nommons le Paradis, mais le monde de la résurrection. Et c’est le monde que Dieu doit inaugurer après le temps du Messie et la résurrection des morts[78].

Il est vrai que ce texte ajoute ici des développements postérieurs, en distinguant le monde des âmes ou Gan-‘Eden, mais il a un sens juste de la tradition. Nous retrouvons la même tradition avec plus de précision encore dans un texte fort remarquable du traité Ikkarim :

Le monde à venir se prend dans le sens général et dans le sens particulier. En général il s’entend d’un degré quelconque de récompense des âmes après la mort. En particulier il s’entend du plus haut degré auquel puisse atteindre le juste parfait, et c’est le degré qui est réalisé après la résurrection des morts[79].

Le monde à venir en général, la résurrection comprise, mais sans qu’on en fixe l’époque, c’est bien la notion ancienne du monde à venir, le monde de la récompense après la mort. On a dû se demander quelle est, chez les Juifs, l’origine du « monde à venir ». S’il s’agit de l’expression seulement, la question a peu d’importance. On serait tenté de concéder à M. Schürer qu’on l’a empruntée à l’attente messianique, qui était l’annonce de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle, rénovation qu’on attendait de l’avenir. Toutefois il est remarquable qu’Éléazar de Modin a bien accepté le terme de monde nouveau pour le temps du Messie, mais réservé le monde à venir pour une autre idée. Et de fait l’usage le plus ancien ne favorise pas cette hypothèse, puisque la confusion, nous l’avons vu, est de date plus récente. L’opposition de monde à monde est très radicale, et a pu se présenter à l’esprit quand on songeait au monde où sont les morts, par opposition au monde des vivants, sauf à qualifier le monde des morts de monde à venir parce qu’il ne devait être constitué dans son éclat que par la résurrection.

Nous admettons donc plutôt que l’expression a été créée pour une idée nouvelle. Et cette idée elle-même ne paraît pas avoir découlé du messianisme. On dit assez souvent que, lorsque le judaïsme est devenu plus spirituel, l’idéal messianique, national et temporel, ne lui a plus suffi, et qu’il l’a encore idéalisé en quelque sorte par la conception du monde à venir. Mais alors on ne les eût pas distingués si nettement. Il eût suffi, pour donner satisfaction à la tendance suggérée, d’embellir le messianisme lui-même. Ce qu’il y a de vrai dans l’opinion proposée, c’est que, en effet, à une époque donnée, les Juifs ne se sont pas contentés du messianisme traditionnel. Il résolvait la question de l’avenir national ; il ne savait rien de la destinée des âmes après la mort. C’est ce problème qui se posait impérieusement à la pensée juive depuis Ézéchiel et Jérémie, et que la Révélation a tranché dans le sens de la foi traditionnelle en la justice de Iahvé. Dès ses premières origines, ce monde à venir fut le monde de la rétribution.

A partir du moment où ou en eut une idée nette, il fut impossible de le confondre avec les temps messianiques. On ne pouvait les mêler qu’en sacrifiant le caractère propre de l’un des deux mondes : ou bien le messianisme cesserait d’être terrestre, ou bien le monde à venir ne serait plus qu’un temps de bonheur sur la terre. Le second parti conduisait à un millénarisme éternel, qui était contradictoire dans les termes. On ne pouvait prendre le premier sans renoncer aux prophéties. Ce cas s’est présenté cependant, et c’est dans les paraboles d’Hénoch :

En ce jour, je ferai habiter mon Élu au milieu d’eux, et je transformerai le ciel, et je le ferai bénédiction et lumière pour l’éternité. Et je transformerai l’aride, et je la ferai bénédiction, et j’y ferai habiter mes élus ; mais ceux qui ont commis le péché et le crime ne la fouleront pas[80].

Ce texte n’a pas échappé à M. Schürer qui lui demande de prouver que le judaïsme ancien confondait le monde à venir avec le temps messianique. Mais une théorie aussi particulière ne doit pas être choisie pour représenter le vrai courant du judaïsme. Si le monde à venir est inauguré par l’Élu, c’est que, dans ce livre, l’Élu n’a plus rien du Messie temporel ; c’est le Messie qui s’est transporté dans l’au-delà, quoique l’on puisse dire que l’au-delà a fait la moitié du chemin en s’abaissant des hauteurs mystérieuses où le judaïsme le laissait dans une obscurité voulue, et qui convenait bien pour rendre l’inexprimable, ce qu’il appelait cependant la vie auprès de Dieu.

  1. Ps. Sal. ix, 7-10.
  2. iii, 13-16.
  3. xv, 13-15, bienveillance traduit ἐν τῇ ἐλεημοσύνῃ, représentant probablement בצדקה, en suite d’un juste jugement.
  4. xiv, 6. 7.
  5. xiii, 9-11.
  6. Ps. xvii, 50 et xviii, 7 : μακάριοι οἱ γινόμενοι ἐν ταῖς ἡμέραις ἐκείναις ἰδεῖν τὰ ἀγαθὰ κυρίου, ἃ ποιήσει γενεᾷ τῇ ἐρχομένῃ. Ce dernier passage est caractéristique : heureuses les générations de l’avenir !
  7. Ps. xii, 7. 8.
  8. On a soutenu jusqu’au temps de Jean XXII que la vision béatifique ne commençait qu’après la résurrection.
  9. IV Esd. vii, 31.
  10. vii, 47 : Et nunc video quoniam ad paucos pertinebit futurum sæculum iocunditatem facere, multis autem tormenta.
  11. vii, 113 : Dies autem iudicii erit finis temporis huius [et initium] futuri immortalis temporis, in quo pertransivit corruptela…
  12. viii, 52.
  13. xiv, 12 : iusti enim bene sperant finem, et sine timore ab hoc domicilio proficiscuntur, quia habent apud te vim operum custoditam in thesauris. 13 Propter hoc etiam ipsi sine timore relinquunt mundum istum et fidentes in laetitia sperant se recepturos mundum quem promisisti eis.
  14. xv, 8 : Mundus iste enim est eis agon et molestia in labore multo ; et ille qui futurus est, corona in gloria magna.
  15. xliv, 12.
  16. xliv, 15 : istis enim dabitur mundus venturus : domicilium autem reliquorum multorum in igne erit.
  17. xlviii, 50 : Vere enim sicut in tempore modico in hoc mundo, qui praeterit, in quo vivitis, laborem multum pertulistis ; ita in mundo illo, cui finis non est, accipietis lucem magnam.
  18. li, 3.
  19. Ps. Salom. xii, 7-8.
  20. xl, 3 : et erit principatus eius stans in saeculum, donec finiatur mundus corruptionis, et donec impleantur tempora praedicta.
  21. הָעוֹלָם הַבָּא.
  22. L’expression ὁ μέλλων αἰών est déjà dans Démosthène, 295, 2.
  23. iii, 18 : מעט נפשך מכל גדולות עולם
  24. xvi, 7 : לא נשא לנסיכי קדם המורים עולם בגבורתם.
  25. Sap. Sal. xviii, 4, mais non les psaumes de Salomon ; le mot αἰών y est employé 31 fois, mais toujours dans le sens de l’avenir indéfini, sauf une fois (viii, 7) où il marque le temps passé.
  26. הָעוֹלָם הַזֶּה
  27. Aboth, ii, 7 : קנה לו דברי תורה קנה לו חיי העולם הבא.
  28. Aboth, iii, 11.
  29. Bacher, Tann. I2, p. 311, d’après Tosefta Sanh. xii, 10.
  30. Bacher, Tann. I2, p. 336.
  31. Bacher, Tann. I2, p. 395.
  32. Bacher » Tann. I2, p. 399.
  33. Bacher, Tann. II, p. 21.
  34. Ibid., p. 15.
  35. Ibid., p. 75 et p. 82.
  36. Ibid., p. 427.
  37. Qiddouchin, iv (14).
  38. Bacher, Tann. II, p. 443.
  39. Ibid., p. 461.
  40. Tosefta Sanh. xiii, 3. On reviendra sur ce texte, p. 177 s.
  41. b. Sabbat, 153a.
  42. Aboth, iii, 16 : « tout est préparé pour le festin » והכל מתקן לסעודה
  43. Aboth, iv, 16. R. Jacob vivait vers la fin du second siècle, Bacher, Tann. II, p. 395.
  44. Bacher, Tann. I2, p. 49, citant b. Qiddouchin, 40b.
  45. Bacher, Tann. I2, p. 97, citant b. Berak, 28b.
  46. Bacher, Tann. I2, p, 103, citant b. Beṣa, 15b : שמניהים חיי עולם ועוסקים בחיי שעה.
  47. Bacher, Tann. I2, p. 329, dans b. Roch ha-chanah, 31a : מיום שכולה שבת.
  48. Bacher, Tann. I2, p. 162.
  49. Ibid., p. 213.
  50. Ibid., p. 345.
  51. Bacher, Tann. II, p. 482, citant Sifrê sur Dt. xi, 21 (§ 47).
  52. Bacher, Tann. II, p. 461, citant Aboth di R. Nathan, c. 16 vers la fin.
  53. Bacher, Tann. I2, p. 369.
  54. Bacher, Tann. II, p. 249.
  55. Simon ben Iokhaï disait : « J’ai vu les fils de l’élévation ; ils sont peu nombreux ». בני עלייה, dans b. Soukka 45b ; au même endroit le Talmud de Jérusalem a בני העולם הבא.
  56. Bacher, Tann. I2, p. 195, citant Mekilta, 50b éd. Friedm.
  57. Ibid. II, p. 102.
  58. Ibid. II, p. 146.
  59. Ibid. II, p. 24.
  60. Bacher, Tann. I2, p. 236, dans Sifrê sur Num. xv, 31 : א״ל ר׳ ישמעאל לפי שהוא אומר הכרת תכרת הנפש ההיא דברה תורה כלשון בני אדם.
  61. Bacher, Tann. I2, p. 92.
  62. Aboth, iv, 17.
  63. Tosefta Arakhin, ii, 28.
  64. b. Zebakhim, 118b : ר״ אומר חופף עליו זה העולם הזה כל היום אלו ימות המשיח ובין כתפיו שכן זה העולם הבא.
  65. Sur Ruth, ii, 14 ; b. Sabbath, 113b.
  66. לעתיד לבא, sous-entendu זמן.
  67. M. Klausner cite b. Berak. 12b}, où il y a לימות המשיח, remplacé par לעתיד לבא dans Mekilta, tr. Piskha, c. 16 (éd. Friedm. 19a) et b. Zebakhim, 118b, comparé à Sifrê Deut. § 352 (éd. Friedm. 145b), dans Die Messianischen Vorstellungen des jüdischen Volkes im Zeitalter der Tannaiten, p. 24 s.
  68. Klausner, l. l., p. 17 et 18.
  69. Schürer, Geschichte…, II3, p. 545, citant Berakoth, i, 5 : ימי חייך העולם הזה, כל ימי חייך להביא לימות המשיח. Il est vrai que M. Klausner, l. l., p. 19, cite la Michna de Jérusalem : העולם הבא להביא לימות המשיח, mais dans ce cas ce n’est plus une alternance, c’est un doublet. Il est probable que לעולם הבא a pénétré là comme une glose ; ce terme ne se trouve pas dans la traduction de M. Schwab.
  70. Kallah rabbathi, c. 2, ap. Klausner, l. l., p. 21.
  71. C’est donc le lot des âmes séparées.
  72. Klausner, l. l., p. 22, note, propose de lire après et non avant la résurrection. Notre explication rend cette correction inutile.
  73. Ps.-Jon. sur Dt. xxxi, 16 : ונשמתך תהוי גניזא בגניז חיי עלמא.
  74. Targ. I Sam. xxv, 29.
  75. Targ. I Sam. ii, 6.
  76. Targ. I Sam. ii, 10.
  77. b. Berak. 34b : כל מנביאים כולן לא נתנבאו אלא לימות המשיח אבל לעולם הבא עין לא ראתה אלהים זולתך.
  78. Dans le Pugio fidei de R. Martin, fol. 128, observation de De Voisin.
  79. Pugio fidei, fol. 356.
  80. Hén. éth. xlv, 4-5 (Trad. Martin).