Le Messianisme chez les Juifs/Troisième partie/Chapitre 7

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CHAPITRE VII

LE MESSIE SOUFFRANT ET LE MESSIE FILS DE JOSEPH.


Toute étude sur les souffrances du Messie doit distinguer ces deux termes : le Messie souffrant et le Messie fils de Joseph. Ils ont été trop longtemps confondus. On s’est habitué dans certains ouvrages de vulgarisation à dédoubler le Messie : l’un glorieux, fils de David, l’autre souffrant, fils de Joseph. Cette situation ne répond pas à l’état des textes et, par conséquent, représente très mal l’ancienne tradition juive. Le Messie fils de Joseph n’est point un Messie souffrant, c’est un Messie tué ; son rôle est un simple épisode ; nous en parlerons en son lieu, mais il n’est pour rien dans ce que nous allons dire des souffrances du Messie, du seul vrai Messie, fils de David.

Et, à propos de ces souffrances elles-mêmes, on doit toujours avoir en vue deux points distincts, les souffrances du Messie, et leur valeur expiatoire.


I. — LE MESSIE SOUFFRANT.


Les Juifs avaient-ils la notion de souffrances expiatoires, envoyées par Dieu à ceux qu’il aime, et librement acceptées par eux, offertes à Dieu par eux, pour expier les péchés des autres ?

Oui, sans aucun doute.

Le judaïsme savait, par l’histoire d’Abraham et par celle de Moïse, que l’intercession du juste est puissante auprès de Dieu. Il savait aussi par l’histoire de Job que la souffrance n’est pas toujours un châtiment, qu’elle est quelquefois l’épreuve du juste, et l’occasion d’acquérir de nouveaux mérites[1]. Il savait enfin que les mérites des justes, comme leur intercession, pouvaient être mis au service des autres. Il devait donc conclure que les souffrances du juste méritaient pour tout le peuple et expiaient ses fautes, si le juste avait une sainteté extraordinaire, et s’il les acceptait dans cette intention. C’est ce que dit assez clairement le dernier des sept frères immolés par Antiochus en s’adressant au tyran : « Je suis prêt, comme mes frères, à donner mon corps et ma vie[2] pour les lois paternelles, suppliant Dieu de devenir bientôt favorable à la nation, pendant que tu seras réduit par la souffrance et la torture à confesser qu’il est le seul Dieu ; puisse la colère du Tout-Puissant justement déchaînée contre toute notre race, s’arrêter sur mes frères et sur moi[3] ».

Cette doctrine ne fut jamais oubliée. Au temps des amoras, on lui donna la forme d’un examen de conscience[4].

Raba a dit (ou peut-être Rab Khisda) : Si un homme voit des épreuves fondre sur lui, il doit examiner ses œuvres, car il est dit : Examinons nos voies et scrutons-les, et retournons à Lui (Lam. iii, 40) ; s’il s’est examiné et n’a rien trouvé [de répréhensible, qui caractérisât ces souffrances comme un châtiment], il se demande s’il n’a pas négligé la Thora, car il est dit : heureux l’homme que tu corriges, Iah, et que tu instruis au moyen de ta loi (Ps. xciv, 12). S’il ne trouve rien dans cette enquête, il doit savoir que ce sont des épreuves d’amour, car il est dit : Le Seigneur reprend ceux qu’il aime (Prov. iii, 12), Raba a dit de Rab Sekhora qui le tenait de Rab Houna : Tous ceux que Dieu aime, il les brise par les épreuves, car il est dit : Et le Seigneur s’est plu à le briser, il l’a affligé (Is. liii, 10). Peut-être même s’il ne les accepte pas par amour ? [Non !] et c’est ce qui est enseigné quand on ajoute : si son âme offre le sacrifice d’expiation (Is. liii, 10).

L’acceptation volontaire des souffrances est donc exigée pour qu’elles aient tout leur mérite, et toute cette doctrine s’appuie à la fois sur l’Écriture et sur la tradition. R. Iokhanan ayant contesté que la lèpre pût être regardée comme une épreuve d’amour, on lui répondit par une tradition de l’époque antérieure (baraïtha) : « Un homme qui est atteint d’un des quatre signes de la lèpre est un véritable autel de propitiation[5] ».

S’il était accordé au pauvre lépreux de réconcilier les pécheurs à Dieu par ses souffrances, comme l’autel couvrait et effaçait les péchés, que ne pouvait-on dire des grands saints d’Israël ? Le midrach du Cantique l’explique à propos de la phrase : « mon bien-aimé est pour moi une grappe de henné[6] dans les vignes d’Engaddi ». L’Église d’Israël est en quête de quelqu’un qui pourra satisfaire à la justice de Dieu[7] :

Rabbi Berekiah a dit : L’Église d’Israël dit à Dieu : Maître du monde, au moment où tu m’affliges, tu es mon bien-amé, tu es devenu mon bien-aimé ; vois donc quel homme sera assez puissant pour dire à l’attribut de justice : Assez ! et tu l’accepteras et le prendras en gage à ma plaee. C’est pourquoi on dit : la grappe de henné ; qu’est-ce que la grappe ? c’est l’homme qui a tout en lui. Et le kopher ? c’est celui qui expie pour les iniquités d’Israël ; dans les vignes d’Engaddi, ce sont les pères anciens qui ont été entraînés à ta suite comme des chevreaux, et ont porté les bénédictions qui sont la source éternelle…

On voit ici que ce grand expiateur ne fera que continuer l’œuvre des Pères. C’est même à l’intercession d’Abraham que Dieu accorde sa venue. Non seulement des princes et des justes sortiront de la race d’Abraham, mais encore :

Quand tes fils viendront auprès de moi avec des transgressions et des œuvres mauvaises, je pourvoirai à trouver parmi eux un homme assez grand pour dire à l’attribut de justice : Assez ! et je l’accepterai et je le prendrai comme gage à leur place[8].

Ce n’était pas pure théorie, et on se demandait si on ne possédait pas au sein d’Israël un homme dont les souffrances fussent aussi méritoires auprès de Dieu.

La tradition vénérait comme tel R. Juda le Saint. Il avait souffert des dents pendant treize ans. « Pendant tout ce temps, dit R. Yossé ben R. Aboun, aucun animal utile ne mourut en Palestine, et nulle femme de ce pays ne perdit le fruit de ses entrailles »[9]. Il est vrai que ce mal de dents avait été la punition d’une légère imperfection : Rabbi avait rejeté avec indifférence la supplication d’un veau qu’on menait à l’abattoir. Cependant le mérite extraordinaire de ces souffrances tenait à la sainteté éminente du patriarche. C’est ainsi que Raschi l’entendait encore en rappelant que Rabbi, le saint, le pieux, portait sur lui les infirmités[10].

La sainteté du Messie n’était donc point un obstacle à ce qu’il expiât pour le peuple ; elle était plutôt une condition préalable exigée pour cela. Et cependant, si l’on prend dans leur ensemble les textes anciens, on voit que les écoles rabbiniques ont éprouvé une extrême répugnance à parler des souffrances du Messie.

D’abord il ne peut être question du terme technique : la douleur du Messie ; nous avons vu qu’il signifie les douleurs qui précèdent le temps du Messie. Le Messie devait précisément sauver Israël de ces angoisses extrêmes. Il était l’instrument du salut, le roi glorieux, le dominateur pacifique, renversant tous les obstacles par la force divine qui était en lui. Comment concilier cette haute situation avec celle d’un homme accablé par la souffrance ? Au premier abord l’antithèse est absolue : le Messie viendra pour régner avec éclat, non pour souffrir.

C’est bien la note qui retentit presque toujours, c’est évidemment celle qui répond le mieux au sentiment général des Rabbins.

Les anciens apologistes — et quelques modernes — ne l’ont pas suffisamment compris. Ils ont pensé que la tradition juive primitive avait servi de point d’appui à l’enseignement de Jésus et des apôtres. En réalité, les souffrances du Christ ont toujours été pour le judaïsme un objet de scandale ; saint Paul ne l’ignorait pas. Les apologistes, rencontrant les mêmes répugnances, ont essayé de trouver dans les écrits des rabbins eux-mêmes la preuve que les anciens maîtres avaient admis les souffrances du Messie. Raymond Martini a traité le sujet avec sa maîtrise habituelle ; il prétend démontrer à ses antagonistes qu’ils s’écartent de leur tradition aussi bien que de l’Écriture. Il faut reconnaître aujourd’hui que cette argumentation exagère la portée de plusieurs textes, et ne tient pas compte de certaines distinctions appréciables. Nous la reprendrons à la suite de M. Dalman[11], dont les recherches nous ont été très utiles.

Pris dans son ensemble, le judaïsme rabbinique a fermé les yeux aux textes qui faisaient présager les souffrances du Messie. Très rarement, certains rabbins les ont admises, mais sans s’expliquer sur leur valeur expiatoire. Dans ce cas on les attribuait à l’époque où le Messie n’était pas encore reconnu comme tel, ou bien encore on supposait une éclipse de sa fortune. Jamais sa mort n’a été envisagée à un degré quelconque comme ayant une utilité expiatoire pour Israël.

Le caractère même des écrits rabbiniques les obligeait à prendre leur point d’appui dans les textes. Ceux qui se présentent ici sont relatifs au Serviteur de Iahvé dans Isaïe.

Le portrait du Serviteur résulte du groupement de quatre textes[12], qui n’ont été étroitement rattachés que par une critique récente. Il ne faut donc point s’étonner que la Synagogue n’ait point perçu leur unité et leur ait donné des interprétations différentes. Le premier et le second ne parlaient pas encore des souffrances, et le portrait qu’ils traçaient du Serviteur ne ressemblait pas à l’idée qu’on se faisait du Messie. Un prédicateur de la doctrine, modeste et doux, n’évoquait pas l’image du Roi victorieux. De plus, le contexte paraissait indiquer que le Serviteur était Israël lui-même. C’est là sans doute la plus ancienne exégèse ; les Septante en font foi qui ont même inséré dans le texte Israël et Jacob[13]. Cependant l’idée grandissait que le Messie serait aussi un docteur et un prédicateur de la loi. Ces passages pouvaient donc lui convenir, et, comme il n’y était pas question de souffrances, cette assimilation ne faisait pas difficulté.

Le troisième texte parlait des souffrances, mais sans mettre en vedette la personne qui souffrait. Le plus grand nombre des rabbins a cru qu’il s’agissait du prophète Isaïe lui-même ; d’autres ont pensé à un juste quelconque.

Toute la difficulté portait sur le dernier endroit, le plus long, et de beaucoup le plus important.

Or il n’y a aucun indice qu’il ait été entendu dans le sens messianique, du moins avant le second siècle de notre ère, en dehors du Nouveau Testament. Ce n’est pas qu’il ait passé inaperçu. Peut-être Daniel y faisait-il allusion en parlant de ceux qui avaient eu à souffrir du fer, du feu, de la captivité, des outrages[14] ; cependant il n’attribue pas à leurs souffrances une valeur expiatoire. On peut seulement penser que les justes qui, en temps de persécution, et malgré la persécution, continuent à prêcher la Loi, sont, eux aussi, des serviteurs de Iahvé, et la plus brillante récompense leur est promise.

Le livre de la Sagesse[15] décrit avec beaucoup plus d’ampleur qu’Isaïe les souffrances du juste. C’est en vain que ses ennemis croient l’avoir accablé, c’est lui qui triomphera auprès de Dieu, pendant que les méchants seront confondus. Plusieurs traits semblent empruntés à Isaïe, mais il manque toujours l’idée principale, la valeur expiatoire des souffrances du juste.

Il n’est donc pas étonnant que le judaïsme, d’ailleurs très porté à exagérer le rôle temporel glorieux du Messie, et à identifier sa cause avec celle de son peuple, ait affecté d’ignorer ce texte irritant du serviteur méconnu par les siens, et succombant sous leurs coups.

Rien n’indique que cette attitude ait changé jusqu’au début du troisième siècle après J.-C. On a cru pouvoir conclure du dialogue de saint Justin avec Tryphon que « l’idée du Messie expiateur du péché par ses souffrances, telle que paraissait l’annoncer le prophète, était une idée reçue chez les lettrés juifs du iie siècle de notre ère »[16]. En réalité saint Justin est obligé de lutter sur ce point contre les répugnances de Tryphon. Lorsqu’il passe à un autre thème, il suppose, selon les procédés reçus du dialogue, que le juif s’avoue vaincu. Tryphon confesse donc le sens, nouveau pour lui, des textes scripturaires, et saint Justin s’étonne, après qu’il a prouvé que le Christ doit être à la fois Dieu et homme, souffrant et victorieux, que son adversaire s’obstine à ne pas le reconnaître en Jésus[17].

Il fallait cependant prendre parti. La controverse chrétienne avait mis inexorablement le doigt sur cette page. Les juifs, de plus en plus anxieux de voir paraître le Messie après l’affaissement momentané qui suivit la catastrophe de Bar-Kokébas, de plus en plus curieux de relever les moindres vestiges qui pouvaient soutenir leur espérance, durent se prononcer sur la passion du Serviteur. Que l’ensemble du texte fût messianique, on ne pouvait le contester sérieusement, tant la passion était encadrée dans la gloire. Mais fallait-il attribuer au Messie la passion aussi bien que la gloire, et quel rapport avait cette passion avec la mission du Messie ? Ces problèmes furent résolus dans des sens différents.

Les uns n’ont jamais admis l’idée du Messie souffrant ; les autres ne lui ont fait qu’une place restreinte et sans proportion avec son importance dans le christianisme. Parmi les premiers il faut citer en première ligne le Targum de Jonathan. C’est un exemple caractéristique et même amusant des contresens où peut aboutir le souci de rester fidèle aux mots d’un texte, en se dérobant autant que possible à son esprit.

Nous devons insister, car rien ne met dans une opposition plus crue la simplicité des Apôtres et la subtile casuistique des rabbins.

La fin du chapitre liie d’Isaïe inaugure, dans la gloire, le dernier et le plus important des textes sur le Serviteur. Le Serviteur est donc d’abord le Messie d’après le Targum ; mais aussitôt qu’il est endolori au point de perdre l’aspect d’un homme, cela est mis sur le compte d’Israël pendant la période douloureuse de l’attente ; puis brusquement c’est le Messie qui reparaît pour recevoir les hommages des rois. Trois changements en trois versets[18].

Au chapitre liii, le Serviteur s’élève comme un rejeton ; cela rappelle à Jonathan la fécondité des arbres plantés au bord des eaux, et, si la terre est desséchée, c’est que le pays d’Israël avait besoin de secours. Il n’avait ni beauté, ni charme : entendez-le d’un charme profane et ordinaire ; son éclat était un éclat de sainteté que seuls pouvaient admirer ceux qui savaient son secret[19].

Les mépris et les douleurs ne pèsent plus sur le seul Serviteur. Les Gentils le comptaient pour rien… mais il le leur a fait payer cher ; c’est eux qui sont maintenant déchus et tristes. D’ailleurs, les Israélites aussi avaient été méprisés, lorsque leurs fautes avaient mérité l’éloignement de la présence sensible de Dieu[20].

Ne pas lire : il a été brisé pour nos iniquités, mais seulement : il prie, et, à cause de lui, Dieu pardonne[21].

Maintenant c’est le Temple — dont le texte ne dit pas un mot ! — qui est substitué au Serviteur ; il a été profané à cause des fautes d’Israël ; mais le Messie le rebâtira, et tout ira bien si l’on se conforme à sa doctrine[22].

Quand le texte dit : « il s’est humilié et n’a pas ouvert la bouche », Jonathan traduit : « il a été exaucé avant même d’ouvrir la bouche pour prier » ; ensuite, au lieu d’être traité comme un agneau conduit à la boucherie, c’est lui qui entraîne les peuples au carnage ; tous les mots y sont, mais les rôles sont renversés[23].

Que le Serviteur soit enlevé de la terre des vivants, cela veut dire qu’il purgera le sol d’Israël de ses ennemis, de sorte que les peines encourues par les péchés d’Israël retomberont sur les peuples, tant ce bon Israël était disposé à expier pour les autres[24] !

Il ne pouvait être question de la mort du Messie ni de sa sépulture, du moins avant son triomphe. Aussi ce sont les impies, probablement les apostats du judaïsme, qui sont livrés par lui à la géhenne, et les riches à la mort[25].

Le peuple avait été substitué au Messie dans les phases douloureuses du rôle ; il était juste que Jonathan lui fît sa part de la récompense promise au Serviteur ; c’est donc le reste du peuple, dûment purifié, qui verra le règne de son Messie ; ils auront beaucoup d’enfants et vivront heureux et prospères dans la pratique de la Loi[26].

Pourtant le Targum, pressé par le texte, dit que le Messie a livré son âme à la mort. C’est à notre tour de bien l’entendre. D’après tout le contexte, cela ne peut marquer que la généreuse audace du Messie qui s’est exposé à la mort pour sauver son peuple. Cette vaillance a dû entraîner la victoire, car on voit aussitôt le Messie partager les richesses des villes fortes et asservir les rebelles à la Loi[27].

Jonathan a donc résolument interprété à rebours tous les endroits qui marquaient la souffrance dans un passage dont il n’avait pu méconnaître le caractère messianique. Il était beaucoup plus facile de laisser de côté le Messie souffrant quand on n’avait pas à lutter contre un texte clair. Aussi, d’après M. Dalman[28], aucun Targum, aucun des anciens Midrachim sur le Pentateuque, ni le Talmud de Jérusalem n’y font allusion.

Ceux mêmes qui se trouvaient en présence du texte d’Isaïe avaient un moyen plus simple que celui de Jonathan d’échapper à son évidence ; au lieu des contresens de détail, un contresens général qui ne leur laissât voir dans le Serviteur qu’un groupe de justes ou le peuple d’Israël tout entier. Les anciens rabbins semblent avoir préféré la première manière ; depuis Raschi, ce fut la seconde qui prévalut, et elle a été recueillie par un certain nombre de critiques modernes.

La tradition des tannas est-elle donc tout à fait muette sur les souffrances et les humiliations du Messie ? La réponse à cette question dépend du parti qu’on prend au sujet du texte célèbre cité par Raymond Martini. Si le texte du Pugio fidei est authentique, il faut admettre au sein du pharisaïsme une vue de l’expiation par le Messie qui ne le cède guère à celle de saint Paul.

Voici ce texte :

R. José le Galiléen a dit : Va et apprends le mérite du roi Messie et les récompenses des justes [à juger] d’après Adam le premier (homme), auquel il n’avait été commandé qu’un précepte consistant à ne pas faire et qui l’a transgressé. Vois combien (d’arrêts) de mort ont été prononcés contre ses descendants et les descendants de ses descendants, jusqu’à la fin de toutes les générations. Dis que l’attribut du bien l’emporte et que l’attribut de la justice est moindre. Et (donc) le roi Messie qui s’est humilié et s’est fait petit pour les pécheurs, car il est dit : il a été blessé à causé de nos iniquités (Is. liii, 5) etc., combien plus acquerra-t-il de mérite pour toutes les générations ? C’est cela même qui est dit : et Iahvé a fait retomber sur lui la malice de nous tous (Is. liii, 6)[29].

Raymond Martini attribuait cette tradition au livré Sifrê. Les modernes n’y ont rien trouvé de semblable. Au contraire le Sifrâ contient un passage tout à fait analogue pour le mouvement de la pensée, mais où il n’est pas question du Messie. C’est bien celui qu’avait en vue le savant dominicain, et son érudition est tellement sûre qu’il faut simplement attribuer le mot Sifrê à une faute de copiste ou d’impression pour Sifrâ.

Voyons donc comment s’exprime cet ouvrage, qui est, comme on sait, une sorte de commentaire ou midrach du Lévitique[30] :

R. José [le Galiléen] dit[31] : Si tu veux savoir quelle sera la récompense des justes au temps à venir, va et apprends auprès d’Adam le premier (homme), auquel il n’avait été commandé qu’un précepte consistant à ne pas faire, et qui l’a transgressé. Vois combien [d’arrêts] de mort ont été prononcés contre lui et ses descendants et les descendants de ses descendants jusqu’à la fin de leurs générations. Or quel est celui qui l’emporte ? est-ce l’attribut de la bonté, ou celui de la justice ? Dis que c’est l’attribut de la bonté. L’attribut de la justice a donc moins de vertu, et cependant combien [d’arrêts] de mort ont été prononcés contre lui et ses descendants et les descendants de ses descendants jusqu’à la fin des générations ! Celui donc qui s’abstient de [la chair de son sacrifice devenue] une abomination, et de ce qui reste[32], et qui se mortifie au jour de l’expiation, combien plus acquerra-t-il de mérite pour lui et pour les descendants de ses descendants jusqu’à la fin de toutes les générations !

On le voit, il n’est plus du tout question du Messie. Quel texte faut-il préférer ?

Comme on ne peut soupçonner Raymond Martini d’avoir lui-même fabriqué un texte pour convaincre plus facilement les Juifs, il ne reste plus que deux hypothèses. Ou bien il a eu sous les yeux une recension où l’on avait ajouté l’allusion messianique, ou bien c’est lui qui possédait la recension primitive, arrangée depuis autrement par les Juifs. La seconde hypothèse est peu vraisemblable, parce que tous les manuscrits connus soutiennent le texte actuel, parce que le Sifrâ s’occupe très peu du Messie ou même d’agada, parce que les préoccupations messianiques ont été plutôt en se développant au sein du judaïsme. On ne peut faire valoir en faveur du texte du Pugio qu’un argument de critique interne. Le raisonnement y est beaucoup mieux déduit. Le Messie s’oppose à Adam comme une personnalité supérieure ; il refait ce qu’Adam a défait. Dans le texte courant il est inouï qu’une action aussi banale que celle d’éviter une nourriture impure ou d’observer le jour d’expiation soit une source de mérites pour tous les descendants du premier venu, telle qu’on puisse la mettre en parallèle avec la transgression du premier homme. Si le texte le plus rationnel devait être regardé comme seul authentique, il n’y aurait pas à hésiter. Mais ce serait faire trop d’honneur à la casuistique rabbinique que de lui refuser les raisonnements bizarres et fantaisistes. En somme la critique interne ne peut trancher la question, ni surtout prévaloir contre les arguments indiqués. Nous concluons donc que le texte de Martini a été altéré par un copiste, peut-être par un copiste devenu chrétien, dans le sens de saint Paul.

Dès lors, pour qui apprécie les aveux de Tryphon dans son dialogue avec saint Justin comme de simples concessions obtenues sur l’heure par l’argumentation de l’adversaire, il ne reste aucun indice assuré, pour les deux premiers siècles, des souffrances du Messie.

C’est seulement au temps des amoras que nous trouvons la trace de ces souffrances, encore les indications sont-elles assez légères, et il ne faut pas conclure trop vite à des souffrances expiatoires et méritoires pour les autres. Les trois textes qu’on peut alléguer du Talmud de Babylone ne peuvent être bien compris que dans leur contexte.

Nous en connaissons déjà un. Le Messie doit être orné de six dons du Saint-Esprit. De plus « il respirera la crainte de Iahvé »[33]. A ce propos R. Alexandre[34] fait un étrange jeu de mots qui lui permet de déduire : « Cela nous enseigne que (Dieu) le chargera de préceptes et d’épreuves comme de meules »[35]. Assurément le texte d’Isaïe ne suggère rien de semblable. L’idée y est introduite de force par un calembour ; elle était donc courante. La fidélité du Messie devait être mise à l’épreuve à force de préceptes et de tâches pénibles. Mais ce ne sont pas là des souffrances expiatoires.

Un autre endroit est plus caractéristique. Nous le donnons dans son entier, car il n’est pas sans intérêt, même pour la partie qui semble étrangère à notre thème[36] et qui pourra compléter ce qui a été déjà dit des noms du Messie.

R. Iokhanan dit : Quel est le nom du Messie ? Ceux de l’école de R. Chêla disent : Son nom est Chilo, car il est dit (Gen. xlix, 10) : jusqu’à ce que vienne Chilo. Ceux de l’école de R. Iannaï disent : Son nom est Ienoun, car il est dit (Ps. lxxii, 17) : que son nom demeure à jamais, que son nom se propage (ienoun) tant que durera le soleil. Ceux de l’école de R. Khanina disent : Son nom est Khanina, car il est dit (Jér. xvi, 13) : car je ne vous ferai pas grâce (khanina). Et il y en a qui disent que son nom est Menakhem, fils d’Ézéchias, car il est dit (Lam. i, 16) : car il est éloigné de moi, le consolateur (menakhem), celui qui me rend la vie. Et nos maîtres ont dit : Le blanc. [Ceux] de l’école de Rabbi [disent : Le malade] est son nom, car il est dit (Is. liii, 4) : et cependant il a porté nos souffrances, et il s’est chargé de nos douleurs ; et nous l’avons regardé comme un lépreux, frappé par Dieu et humilié.

R. Nakhman dit : S’il est parmi les vivants, il est donc semblable à moi, car il est dit (Jér. xxx, 21) : son prince sera un des siens, et son dominateur sortira de son sein. Rab dit : S’il est parmi les vivants, il ressemblera à notre maître, le saint ; s’il est parmi les morts, il ressemblera à Daniel, l’homme des désirs.

Le texte de Raymond Martini offre, précisément à l’endroit qui nous intéresse le plus, une variante qui nous semble préférable au texte imprimé. Il en résulte que le Messie serait nommé en termes exprès le malade ou le souffrant.

A supposer même que ce soit une addition ou une glose, il resterait qu’il est nommé le blanc ou le lépreux, avec application précise du texte d’Isaïe qui exprime bien le caractère expiatoire de ces souffrances. Mais on voit au premier coup d’œil que cette opinion est restreinte à un certain cercle. Les disciples de chaque école ont eu l’idée, pour le moins bizarre, de donner au Messie un nom qui ressemblât à celui de leur maître ; on le trouvait facilement en cherchant dans l’Écriture, pourvu qu’on se contentât à l’occasion, comme pour Ienoun, d’un jeu de mots puéril. Les disciples de Rabbi Juda le Saint, selon le texte de Martini, ont nommé le Messie « le malade »[37] ; dans l’autre texte, des maîtres inconnus l’ont nommé le lépreux de l’école de R. Juda. Dans les deux cas le sens général est le même. On a entendu comparer le Messie à Rabbi, dont la sainteté et les souffrances étaient bien connues. D’ailleurs le nom donné ici au Messie n’eut pas plus de succès que les autres et ne se répandit pas. On peut donc seulement conclure que dans certains milieux, et peut-être seulement dans l’école de Rabbi Juda, on appliquait le texte d’Isaïe au Messie, afin de trouver un lien entre le Messie et le maître. Il n’y a pas là de tradition ferme sur les douleurs du Messie.

Et surtout on pouvait se demander quand il fallait placer ces douleurs. Si le Messie avait souffert, était-ce comme Messie et parce que l’expiation faisait partie de sa mission, ou était-ce une épreuve préparatoire à sa mission elle-même ?

Le troisième texte talmudique allégué dans cette question donne une réponse très claire : le Messie souffre avant d’être appelé comme Messie.

On racontait que Josué ben Lévi avait rencontré le prophète Élie, d’après les uns devant la porte du Paradis, d’après les autres devant la grotte de Simon ben Iokhaï[38], obligé de se cacher pendant la persécution d’Hadrien.

Il dit à Élie : Quand viendra le Messie ? Il lui dit : Va, demande-le à lui-même. — Et où se trouve-t-il ? — A la porte de [Rome]. — Et quel est son signalement ? — Il se tient parmi les miséreux, chargés d’infirmités, et tous ceux-là défont et rattachent [leurs plaies] en une seule fois ; mais lui en défait une et en rattache une seule à la fois ; car si on vient me chercher, se dit-il, je ne serai pas empêché et je suivrai aussitôt celui qui m’appellera[39].

Aucune citation ne confère à ces plaies un caractère expiatoire. Le Messie assis aux portes de la grande cité, parmi les loqueteux gui bandent leurs plaies, c’est un tableau à la Callot en contraste saisissant avec sa mission future, lorsqu’une fois il sera appelé à de glorieux exploits.

Que si l’on veut combiner les trois textes talmudiques, ils ne donnent pas beaucoup plus ensemble que séparément. On voit seulement que les paroles d’Isaïe s’imposaient malgré tout à l’attention de certains maîtres. Il fallait que le Messie ait souffert : on concluait que ce devait être avant d’être vraiment le Messie, car l’investiture que Dieu devait lui donner serait comme une création de son caractère messianique. Nous ne rencontrons cette idée que plus tard, mais comme elle s’appuie sur le psaume ii que saint Paul a utilisé dans un sens analogue, elle doit être très ancienne. Si nous la signalons ici, c’est qu’elle est rattachée par le contexte à l’idée des souffrances du Messie.

On lit en effet dans le midrach des Psaumes[40] :

Iahvé m’a dit : Tu es mon Fils. De ces termes, on peut tirer une réponse aux Minim qui disent que Dieu a un fils. Pour toi réponds : Il ne dit pas : Tu es un fils à moi, mais : Tu es mon fils, comme un serviteur auquel son maître dit une parole aimable, en disant : Je t’aime comme mon fils. R. Houna a dit au nom de R. Idi : Trois parts d’épreuves ont été déterminées : l’une a été supportée par les pères anciens et toutes les générations, une autre par la génération de l’apostasie, et l’autre est pour la génération du Messie ; et, quand viendra son heure, Dieu dira : C’est à moi de le créer d’une création nouvelle ; il dira donc : Je t’ai engendré aujourd’hui : c’est l’heure de sa création.

Ainsi le Messie serait confondu jusqu’à son exaltation parmi les autres personnes de sa génération, destinée elle aussi à supporter un tiers des épreuves. A supposer qu’il soit seul dans cette troisième catégorie, comme le veut une autre recension[41], il n’aurait à endurer qu’un tiers des souffrances totales réservées par Dieu à ses fidèles. Ces épreuves ressembleraient toujours beaucoup aux calamités qui présagent la venue du Messie plutôt qu’elles ne la préparent réellement. Et cette solution paraissait suffisante pour expliquer le texte d’Isaïe.

Cependant on en découvrit une autre, qui avait l’avantage d’assimiler le Messie à Moïse et de concilier Isaïe avec l’attente si universellement répandue d’une suprême attaque des puissances du mal — quelquefois nommées Gog et Magog — contre le règne du Messie déjà inauguré. Cette curieuse tradition nous est connue par le midrach de Ruth, où elle se soude à l’explication du texte : « approche-toi ici et mange du pain, et trempe ta bouchée dans le vinaigre »[42], etc. (Ruth, ii, 14) :

Cela s’applique au roi Messie. Approche ici : viens à l’empire ; et tu mangeras du pain : c’est le pain de la royauté ; et trempe ta bouchée dans le vinaigre : ce sont les épreuves, car il est dit (Is. liii, 5) : car il sera frappé pour nos iniquités, brisé pour nos fautes. Et elle s’assit à côté des moissonneurs : c’est que sa royauté lui échappera pour une heure, car il est dit (Zach. xiv, 2) : je rassemblerai toutes les nations à Jérusalem pour le combat, et la ville sera prise. Et il lui donna du grain rôti : c’est que la royauté lui reviendra, car il est dît (Is. xi, 4) : Et il frappera la terre du sceptre de sa bouche. Rabbi Berekia au nom de R. Lévi a dit : Le second rédempteur sera comme le premier ; comme le premier rédempteur s’est montré, puis a disparu et leur a été caché, et à la fin s’est montré de nouveau, il en sera ainsi du second rédempteur, et c’est ainsi qu’il sera caché.

Le Messie, nommé ici rédempteur, l’est donc au même titre que Moïse, car c’est Moïse qui a disparu pour un temps au Sinaï et s’est montré de nouveau.

Ces différentes solutions sur les souffrances du Messie ont été groupées et systématisées dans Pesiqta Rabbathi, du commencement du xe siècle. C’est comme une synthèse à laquelle s’arrêtèrent certains rabbins sur ce grave sujet.

On peut la résumer ainsi[43]. Au commencement de son existence, au moment de la création du monde, le Messie apprend la dure destinée qui l’attend et se déclare prêt à l’endurer. Quand il a paru dans le monde, son peuple ne le reconnaît pas ; les païens l’emprisonnent et le menacent de mort. Mais Dieu le sauve, une lumière surnatuelle le désigne et il annonce le salut à Israël du sommet du temple. Il triomphe de ses ennemis. On prévoit obscurément une nouvelle crise dans une dernière révolte des peuples ; mais enfin Israël est vainqueur. Le salut, même dans ces pages qui attribuent plus d’importance qu’aucun autre document juif aux souffrances du Messie, le salut, c’est donc, comme toujours, d’après cet idéal, la victoire du peuple d’Israël, auquel peuvent s’associer les Gentils prosélytes. Que font donc les souffrances ? Ne sont-elles qu’une ombre préparée pour ménager la lumière, un simple effet de contraste ? Non assurément. Le Messie, en les acceptant volontairement, mérite une récompense, et sa justice expie. Le peuple avait mérité la colère de Dieu. Compromis par des impies, il devait être réconcilié. Les souffrances du Messie opèrent cette réconciliation, comme une sorte de lustration en faveur du peuple. Mais sa justice n’est pas la justice de tous. Son expiation n’est qu’un poids de plus dans la balance où figuraient déjà les mérites des Pères, pour apaiser l’ire divine, et pour permettre aux justes d’entrer en possession du salut.

Il serait oiseux d’insister sur les variations de ce thème dans le rabbinisme postérieur[44]. Un seul point doit être retenu : dans l’ancien rabbinisme il n’est jamais question de la mort expiatrice du Messie, fils de David. Si parfois on parle de sa mort, comme dans le quatrième livre d’Esdras, cette mort est le terme naturel de son règne glorieux ; elle n’est jamais la source du salut et la raison d’être du pardon.

Et il ne pouvait en être autrement, sans que le judaïsme renonçât à lui-même. Tant que la Loi demeurait en vigueur, quoique l’observation complète en fût impossible depuis la ruine du Temple, on conservait la foi dans les expiations dont elle formulait les règles. Le jour où les Apôtres entendirent ce que signifiait la mort expiatrice de Jésus, ils comprirent en même temps le vide des cérémonies anciennes. Le judaïsme, lui, était bien résolu à ne pas sacrifier la Loi à un texte d’Isaïe. Il répugnait à admettre un Messie souffrant, et pourtant il sut faire une place aux souffrances dans la vie du Messie ; il ne céda pas sur la mort.

On voulait bien que le Messie mourût, après un règne plein de gloire, mais que sa mission consistât à mourir pour tous les hommes, tout y répugnait : la perpétuité de la Loi, l’honneur du Messie, les privilèges d’Israël. Peut-être n’est-ce même pas sans une secrète influence du christianisme que le rabbinisme fit, très tardivement, une si large part aux souffrances expiatriccs ; il ne pouvait admettre la mort expiatrice sans rendre les armes.

Encore est-il qu’il n’aimait point à parler de la mort du vrai Messie, du Messie fils de David. Lorsqu’il est question dans les textes juifs du Messie mourant, on fait allusion au Messie fils de Joseph.


II. — LE MESSIE FILS DE JOSEPH.


Ce Messie fils de Joseph apparaît tout à coup, allégué au cours d’une discussion par un maître, comme s’il s’agissait d’une personne bien connue. Ce maître est un R. Dosa, mais on ne sait si c’est R. Dosa ben Harkinos, qui vivait déjà vers la fin du ier siècle, ou un second R. Dosa que M. Bacher place après Hadrien[45]. De toute façon il appartiendrait à l’époque tannaïte.

C’est à propos du célèbre passage de Zacharie : « Et je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de miséricorde, et ils regarderont vers moi ; et celui qu’ils auront transpercé, ils pleureront sur lui comme on pleure sur le bien-aimé »[46]. Là-dessus[47] :

Il y avait controverse entre R. Dosa et nos maîtres ; l’on disait ; C’est à propos du Messie fils de Joseph qui doit être tué ; et un autre disait : C’est à propos du mauvais penchant qui doit être tué. Pour celui qui dit : C’est à propos du Messie fils de Joseph qui doit être tué, cela concorde bien avec ce qui est écrit : et ils regarderont vers moi qu’ils ont percé, et ils pleureront sur lui comme on pleure sur le bien-aimé.

Le Messie fils de Joseph est donc un Messie qui doit mourir : c’est son rôle, et c’est par cela même qu’il s’oppose au Messie, fils de David dans un autre texte du même traité du Talmud de Babylone[48] :

Nos maîtres ont transmis : Le Messie fils de David qui doit être révélé bien vite de notre temps, Dieu lui dira : Demande-moi quelque chose et je te le donnerai, car il est dit : j’annoncerai le statut, etc., je t’engendre aujourd’hui ; demande-moi, et je te donnerai les nations pour ton héritage ('Ps. ii, 7 s.). Lors donc qu’il vit que le Messie fils de Joseph était tué, il dit en sa présence : Maître du monde, je ne te demande que la vie ! Il lui dit : La vie ! avant que tu aies parlé, déjà ton père David avait prophétisé de toi, car il est dit : il t’a demandé la vie, tu la lui as donnée (Ps. xxi, 5).

Un autre texte, du temps des amoras, nous en apprend encore moins ; nous voyons seulement le Messie fils de Joseph après le Messie fils de David, mais avant Élie et le prêtre de justice, représentés par les quatre forgerons de Zacharie[49].

Tels sont les témoignages du Talmud de Babylone ; celui de Jérusalem ne nomme pas le Messie fils de Joseph, et le premier passage cité plus haut à propos de Zacharie se réfère vaguement au deuil pour le Messie[50]. Cependant ce n’est point là une tradition propre à Babylone ; on retrouve le Messie fils d’Éphraïm dans le Targum du pseudo-Jonathan. Il n’y est pas question de sa mort, mais du concours que son bras donnera à Israël pour vaincre Gog et ses bandes à la fin des temps[51].

A propos des deux faons jumeaux du Cantique, le Targum parle à deux reprises des deux sauveurs attendus d’Israël, couple répondant à Moïse et à Aaron[52].

Ces deux sauveurs sont tout uniment nommés les deux Messies, l’un, fils de David, l’autre, fils de Joseph, dans un texte attribué par Raymond Martini au midrach de la Genèse, et qu’on n’a pu y retrouver depuis. Peut-être ce passage est-il emprunté non pas au midrach classique, Berechith rabba, comme le porte le texte de frère Raymond Martini, mais au midrach de la Genèse de Mocheh ha-Darchan qui est perdu. Quoi qu’il en soit, le savant dominicain n’a pas inventé ce texte qui nous mettra peut-être sur la voie, quand il sera question de l’origine littéraire du Messie fils de Joseph. A propos de cet endroit : Issachar est un âne robuste (Gen. xlix, 14), le midrach continue[53] :

C’est ce que signifie : heureux, vous qui semez sur toutes les eaux (Is. xxxii, 20. Car la semence, c’est l’aumône et les œuvres de miséricorde, comme il est dit : Vous tous qui avez soif, venez aux eaux (Is. lv, 1). Et quiconque en agit ainsi mérite de recevoir Élie et les deux Messies. C’est ce que signifie : qui envoyez le pied du taureau et de l’âne (Is. xxxii, 20). Qui envoyez se rapporte à Élie, comme il y a : voici que je vous envoie Élie le prophète, etc. (Mal. iv, 5) ; le pied du taureau, c’est le Messie fils de Joseph, comme il y a : sa splendeur est celle d’un jeune taureau (Dt. xxxiii, 17), et l’âne, c’est le Messie fils de David, comme il y a : pauvre et monté sur un âne (Zach. ix, 9).

Nous ne pouvons citer ici tous les textes qui se rapportent à ce Messie. Ceux qui sont de basse époque accentuent son caractère belliqueux. Mais il semble qu’en même temps ils se préoccupent de le différencier du grand Messie. On pouvait sans grave conséquence parler de deux oints, ou même de quatre, quand le sens appellatif du mot n’était pas tout à fait perdu de vue, mais il importait de maintenir dans un rang unique le Messie fils de David. C’est probablement pour cela que l’oint pour la guerre fut nommé, par un léger changement de nom, Mechouakh et non pas Mechiakh[54].

Le rôle de ce second Messie demeure dans le vague. Il n’est pas seulement un lieutenant du grand Messie ; il a en lui-même sa raison d’être, il intervient dans l’histoire comme Messie. C’est au moment de la lutte suprême. Grâce à sa valeur, Israël triomphe de Gog, mais, comme Judas Macchabée, il demeure enseveli dans sa victoire. C’est tout ce qu’on peut dire de lui[55]. Il n’y a absolument rien dans sa carrière qui rappelle l’expiation, comme si on avait séparé en deux le Messie pour attribuer à l’un la gloire, à l’autre les souffrances. Et en effet, nous avons vu que les textes d’Isaïe — plus ou moins faussés — étaient appliqués au vrai Messie, et qu’on ne parle pas des souffrances, mais seulement de l’occision du Messie fils de Joseph. Aussi est-ce une question fort débattue que de savoir d’où est née l’idée de ce second Messie.

M. Lévy[56] croit que la mort violente de Bar-Kokébas en fut l’origine. Obligés de reconnaître qu’il n’était pas le vrai Messie, les Juifs n’auraient pu consentir à confesser tout uniment qu’ils s’étaient trompés. Il fallait surtout sauver l’honneur du grand Rabbi Aqiba qui s’était prononcé avec tant d’assurance. Mais il semble bien que, déçus, les Rabbins ont fait payer leur illusion au héros lui-même, qu’ils regardèrent plutôt comme un imposteur que comme un Messie.

D’après une opinion depuis longtemps abandonnée[57], les Juifs des dix tribus et les Samaritains ayant leur Messie traditionnel, on lui aurait fait une place qui ne pouvait être que subordonnée. Mais où étaient alors les dix tribus, en dehors de la communauté des Samaritains ? et les Juifs se souciaient-ils de ménager les Samaritains ? Sans compter que le Taëb de ces derniers, prédicateur de pénitence, n’a pas les traits du Messie guerrier, fils de Joseph.

Enfin, dans les différentes légendes, ce n’est pas le Messie éphraïmite qui ramène les dix tribus ; elles ne reviennent qu’après sa mort.

D’après M. Dalman[58], le second Messie est né du texte mystérieux de Zacharie sur la mort d’un grand inconnu, pleuré par tout un peuple. Avant ce moment, la victoire ; après ce deuil, le triomphe définitif par l’intervention de Iahvé. La première victoire exigeait un Messie, et ce Messie, dont on pleurait la perte, n’était pas destiné à régner. Pourquoi le nomme-t-on fils de Joseph ? A cause des magnifiques promesses du Deutéronome ; le taureau premier-né de Joseph est l’emblème du Messie fils de Joseph, comme l’âne de Zacharie est l’emblème du Messie fils de David.

A cela M. Klausner[59] a objecté que les rabbins ne créaient pas des concepts nouveaux en suite de leur exégèse, mais que ce sont bien plutôt les idées nouvelles qui se font une place dans l’enseignement au moyen d’une exégèse artificielle. C’est parce que les maîtres attendaient un Messie fils de Joseph qu’ils lui ont forgé un état civil dans l’Écriture. D’où leur est donc venue cette conception ? Jusqu’à Hadrien, le judaïsme pharisaïque poursuivait surtout un idéal politique national. Après le désastre, il eut le loisir de méditer sur les inconvénients de l’agitation politique et fut davantage frappé de ce que disait l’Écriture du caractère spirituel du Messie. Le double rôle guerrier et spirituel amena à dédoubler le Messie, et le second Messie ne pouvait appartenir qu’à Joseph. Pour revenir à l’unité, on imagina qu’il mourrait, non sans gloire, ni sans utilité pour la nation.

On voit assez que cette explication est une déduction logique, plutôt qu’une interprétation des textes, et il serait très malaisé de prouver ce changement dans les idées messianiques des rabbins.

Il est vrai que plus d’une idée nouvelle fut introduite de gré ou de force dans l’exégèse, mais il faut tenir compte aussi de l’influence exercée par certains textes, sinon très clairs, du moins très suggestifs.

Toutefois on n’accordera pas à M. Dalman que le texte de Zacharie ait donné naissance au Messie fils de Joseph, puisque le prophète y vise si expressément la maison de David. Le point de départ est bien plutôt dans la bénédiction de Jacob[60] et dans celle de Moïse, toutes deux si glorieuses pour Joseph, qui l’emporte même sur Juda dans le cantique du Deutéronome[61]. Puisque les dix tribus, malgré les fautes du passé, devaient être admises à la restauration messianique, il pouvait paraître convenable de leur attribuer un Messie. C’est lorsque ce Messie eut pris une certaine consistance dans le public qu’on lui chercha un rôle. L’opinion de M. Klausner pourrait être utilisée sur ce point ; le guerrier s’opposait assez naturellement au roi pacifique, et, dès lors, en dépit de l’allusion à la maison de David, le passage de Zacharie, d’aspect messianique, fut interprété de la mort du Messie guerrier. Les Juifs imaginèrent volontiers, avant la suprême intervention divine, des guerres de revanche et de vengeance sous la direction d’un chef national.

Quoiqu’il en soit, — et il faut convenir que la question demeure obscure, — tous les critiques, chrétiens et juifs, s’accordent sur l’origine relativement tardive de l’idée. Personne ne remonte au delà d’Hadrien. Cette conception n’est donc pas de celles qui ont exercé de l’influence à l’époque du N. T.

Elle demeura toujours discutée, même dans le sein du judaïsme. Raymond Martini[62] avait déjà noté très finement que le midrach de la Genèse appliquait au Messie fils de David le texte de Zacharie[63] que d’autres citaient du fils de Joseph, et que le taureau de Joseph était entendu du fils de David par le midrach des Psaumes[64].

Il n’y avait peut-être pas là de contradiction formelle, mais le Ma‘ase Daniel[65], cité par M. Dalman, donne clairement le pseudo-Messie éphraïmite comme un imposteur incapable d’opérer les prodiges qui doivent prouver sa mission.

  1. Admirable pensée dans b. Sabbath, 88b : « Ceux qui sont humiliés, sans humilier les autres, qui sont insultés et ne répondent pas, qui agissent par amour et se réjouissent des souffrances, c’est à eux que s’applique le verset (Jud. v, 31) : ceux qui aiment Dieu ressemblent au lever du soleil dans son éclat ». R. Aqiba connaissait bien le prix des souffrances ; il disait : « aimées sont les épreuves » חביבין יסורין (b. Sanh. 101a).
  2. Lire avec le manuscrit V au lieu de dans A.
  3. II Macch. vu, 37 s. ; cf. IV Macch. VI, 28 s. ; XVII, 20-23.
  4. b. lierais 5fl.
  5. b. fieraZ0<Zi,5’:Nbx, :■>>( ibSn ’1X13 11 *2 bs ts^nriT
  6. à compléter
  7. X
  8. X
  9. j. Kilaïm, 32a ; trad. Schwab, t. II, p. 316 ; cf. j. Kethuboth, 35a.
  10. Pugio, fol. 672 : הוא דרבינו סובל חלאים וחסיד היה.
  11. Der leidende und der sterbende Messias der Synagoge im ersten nachchristlichen Jahrtausend, von Dr G. H.. Dalman, Berlin, Reuther, 1888. Cette précieuse brochure est presque introuvable. M. Dalman a bien voulu donner à l’auteur de ces lignes le dernier exemplaire dont il pouvait disposer.
  12. Is. xlii, 1-4 ; xlix, 1-6 ; l, 4-9 ; lii, 13-liii, 12.
  13. Is. xlii, 1. Selon nous le texte massorétique a lui aussi ajouté Israël, Is. xlix, 3.
  14. Dan. xi, 33-35.
  15. Sap. ii, 12-20.
  16. Lepin, Jésus Messie et Fils de Dieu, 2e éd., p. 36.
  17. Comparer les textes des ch. lxviii, lxxxix et xc avec ceux des ch. xxxvi, xxxix et xlix.
  18. lii, 13-15.
  19. v. 2.
  20. v. 3.
  21. v. 4.
  22. v. 6.
  23. v. 7.
  24. v. 8.
  25. v. 9.
  26. v. 10 et 11.
  27. v. 12.
  28. Op. laud., p. 86, note.
  29. Pugio Fidei, fol. 675 : Valdè autem praedictis consonum est id, quod in libro Siphre taliter scriptum est : HHHHHHH.

    Raymond Martini ajoute : Nota, quod isto modo argumentatus est B. Paulus Rom. 5. v. 15. Si de unius delicto multi mortui sunt multo magis gratia Dei, et donum in gratia unius hominis Jesu Christi in plures abundavit.

  30. Tandis que le Sifrê est un midrach des Nombres et du Deutéronome.
  31. Sifrâ, p. 27b, éd. Schlossberg : HHHHHHHH.
  32. Ce qui est demeuré jusqu’au troisième jour ; cf. Lev. vii, 18 et xix, 6.
  33. Is. xi, 2-3.
  34. x
  35. x
  36. x
  37. D’après le même texte, des maîtres l’ont nommé « le blanc ».
  38. C’est le texte courant du Talmud ; la porte du Paradis est indiquée par Diqd. rim, c.t préférée par Dalnian ; Hacher (Die Affada der PalÀmorQer, I, p. 190) la juge probable ; on disait que Josué ben Lévi, un des amoras les plus remarquables du début du iu° siècle, était allé au Paradis.
  39. I>. sar.h. 981 ; XIIn’sx 2T11 rrn’nb -’’b”c bit b"X rrara Tx nizi » b"X NMIÏ 7~2. ■’T’DN’I W p’c’I ’’bi’îû iw ni.rz’o INDI pom] nr :ib btx xb- tex Tn T’DNI ~n fie wx. t-itt. : j’irai sur son des, c’est-à-dire sur ses talons. Au lieu de V2TH est texte ancien, les éditions modernes ont « de la ville ».
  40. Pugiü fldei, f. 423 : "ZllTr ’jï’CE “PX ’’IZ *6^ TZK Hliil’ ■fi HUW nnx tjn “ia*IX n ;■’X nnx ’b p nnxi ""znb p s ?l’ cpbn ntybty ï’ca tcin -I"N TIZD “5 XIX zizns ib rm mip in nrîxi Tsar ber iTn n“Ni nrnn b :I ebiyn ITCN ibn : : rirmri ip^n : ten pi -£ ?“n ni’in tmxi^b -"in "cix n’nrw Wn n^’S bv T ?TT n11 flju ? Ko “prnb11 ClVi génération de Tapoatasie se réfère à la persécution d’Hadrien.
  41. x
  42. x
  43. Chap. 34-37 ; analyse détaillée dans Dalman, op. laud.
  44. Lorsque l’existence cachée du Messie fut transportée au Paradis, les souffrances n’étaient plus que l’impatience ressentie par le Messie de jouer son rôle.
  45. x
  46. Zach. XII, 10 ; cf. fl/ ?., 1906, p. 57 s. Avec la correction du texte inassorétiqtie, 1^7 pour *>5", ce qui est d’ailleurs l’ancienne leçon du Talmud (DALMAS, /Jer leidende..,, p. 2).
  47. b. Soyeca, 52" ; « pT p rPCD S ? T2N TTI ’jjZI’l XDTT ’C’I wn JTUÜ ïpïi p îT !I-n 5 ? N’OS’À’Z vin ISN im ■CnM by TDDIZD ’l’tbï “j-rsoi npnx ’Sx Tûizn’I itoi. M. Klausner (Die ïness. Vorstellungen…, p. 93) ne voit pas dans notre texte une baraïtha proprement dite. A supposer que la tradition ait été transmise par des amoras, elle remonte du moins pour Je font ! au temps qui a suivi Hadrien.
  48. t.5owcc«, 52* : nb isix ’C’ïz’z mncA mbanb "’rw ’TI p ithra *I"n “pmb’ □’Pn I :X ”in pin bx ITISDN TZJCU ? ”tb ’jnx’I ’IAÏ bxw n"3pn ït ;5b TZTX a*in :ü ’jD’r » p mw nXIII ? p’Ai “nbns D’H ; iran bxc* xz :nn mss xbr 17 ib ’IO’IX xbx ~Ü’2 cpAS ’’iix -*111 ib nnn : but ? aiin 3’AN TH “’by
  49. b. Soucca, 52b : -1 T2N D’tL’lH Jiys’lN 0’dH iWIN psi iriibXII rpTi p “I’dî’21 "fil p rpca XIIpri pyoc *Tx N-T’A IA XIII pTÏ. Simon le Pieux vivait au commencement du in® siècle ; cf, plus haut, p. 202.
  50. (t 11 y a deux manières différentes d’expliquer ce verset : d*après un avis, le prophète déplore la mort future du Messie ; d’après l’autre, il s’agit de la ruine du mauvais peuchant » (Talmud de Jéi\j trad. Schwab, VI, p. 43, traité Soizcc/z). Le texte parle de deux F ainoras pMl. “ La mort future », lîtt. « le deuil » : nit’X3 bw 1“l2C+“.
  51. SurJEaWe, XL, H : bj<7t’1 FI’Z pTFI” ’1“1 b“7 p’£2“ n’TSN “IA XHlfiJOl .N^’I ^ICA ninyiobi nsb XIIïznb
  52. x
  53. x
  54. Dalman, Der leidende…, p. 5 ss.
  55. Il n’y a pas grand’chose de plus dans les diverses combinaisons de la légende au dixième siècle, si ce n’est que la première lutte est dirigée contre Rome ; le Messie ben Joseph est tué par Armilos ; alors paraît le Messie fils de David ; cf. Dalman, Der leidende…, p. 10 ss. d’après Pesiqta zutarthi, et d’après Saadya. Généralement le Messie fils de Joseph revient à la tête des morts qui ressuscitent à l’arrivée du fils de David.
  56. Neuhebr. Wörterb. III, 271a.
  57. Berthold, Glaesener, de Wette, ap. Dalman, l. l., p. 16.
  58. Der leidende…, p. 17 ss.
  59. Die mess. Vorstell…, p. 94 ss.
  60. Gen. xlix.
  61. Dt. xxxiii, 7 sur Juda ; xxxiii, 13-17 sur Joseph.
  62. Pugio, fol. 330.
  63. Zach. xii, 10.
  64. Pugio, fol. 332 ; cf. Dt. xxxiii, 17.
  65. Jellinek, V, p. 127 s., traduit dans Dalman, l. l., p. 24 ss.