Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte I

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Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910 (1666)
Le Misanthrope, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 170-188).
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ACTE I


Scène première

Philinte, Alceste.


Philinte
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?


Alceste, assis.
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? Laissez-moi, je vous prie.


Philinte
Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…


Alceste
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.


Philinte
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.


Alceste
5Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.


Philinte
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;

Et, quoique amis enfin, je suis tout des premiers…

Alceste, se levant brusquement.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.

J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
10Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

Philinte
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?


Alceste
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;

15Une telle action ne saurait s’excuser,
Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
De protestations, d’offres, et de serments,
20Vous chargez la fureur de vos embrassements :
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent !
25Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;
Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.

Philinte
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;

30Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.


Alceste
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !


Philinte
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?


Alceste
35Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur

On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

Philinte
Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,

Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
40Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

Alceste
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode

Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
45Ces affables donneurs d’embrassades frivoles[1],
Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
50Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
55Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
60Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;

Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.

Philinte
65Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende

Quelques dehors civils que l’usage demande.

Alceste
Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitié

Ce commerce honteux de semblants d’amitié.
Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
70Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

Philinte
Il est bien des endroits où la pleine franchise

Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
75Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît
80Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

Alceste
Oui.


Philinte
Oui. Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie

Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ?
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?

Alceste
Sans doute.


Philinte
Sans doute. À Dorilas, qu’il est trop importun ;

85Et qu’il n’est à la cour, oreille qu’il ne lasse
À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?

Alceste
Fort bien.


Philinte
Fort bien. Vous vous moquez.


Alceste
Fort bien. Vous vous moquez. Je ne me moque point.

Et je vais n’épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
90Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
95Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

Philinte
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.

Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
100Ces deux frères que peint l’École des maris,
Dont…

Alceste
Dont… Mon Dieu ! laissons là, vos comparaisons fades.


Philinte
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.

Le monde par vos soins ne se changera pas :
Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
105Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez donne la comédie ;
Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

Alceste
Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demande.

110Ce m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.

Philinte
Vous voulez un grand mal à la nature humaine.


Alceste
Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine[2].


Philinte
115Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,

Seront enveloppés dans cette aversion ?

Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…

Alceste
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :

Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
120Et les autres, pour être aux méchants complaisants[3],
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l’injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.
125Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
130Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
135Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue ;
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
140Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.

Philinte
145Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,

Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
150À force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
155Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c’est une folie à nulle autre seconde,
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
160Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
165Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Alceste
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien[4],

Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
170Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

Philinte
Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,

Comme vices unis à l’humaine nature ;
175Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

Alceste
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,

180Sans que je sois… Morbleu ! je ne veux point parler,
Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !


Philinte
Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.

Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.

Alceste
185Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.


Philinte
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?


Alceste
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.


Philinte
Aucun juge par vous ne sera visité ?


Alceste
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?


Philinte
190J’en demeure d’accord : mais la brigue est fâcheuse,

Et…

Alceste
Et… Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.

J’ai tort, ou j’ai raison.

Philinte
J’ai tort, ou j’ai raison. Ne vous y fiez pas.


Alceste
Je ne remuerai point.


Philinte
Je ne remuerai point. Votre partie est forte.

Et peut, par sa cabale, entraîner…

Alceste
Et peut, par sa cabale, entraîner… Il n’importe.


Philinte
195Vous vous tromperez.


Alceste
Vous vous tromperez. Soit. J’en veux voir le succès.


Philinte
Mais…


Alceste
Mais… J’aurai le plaisir de perdre mon procès.


Philinte
Mais enfin…


Alceste
Mais, enfin… Je verrai dans cette plaiderie

Si les hommes auront assez d’effronterie,
Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
200Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.

Philinte
Quel homme !


Alceste
Quel homme ! Je voudrais, m’en coutât-il grand’chose

Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause[5].

Philinte
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,

Si l’on vous entendait parler de la façon.

Alceste
205Tant pis pour qui rirait.


Philinte
Tant pis pour qui rirait. Mais cette rectitude

Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
210Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux[6] ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
215La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;
Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
220Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
D’où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?


Alceste
225Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuve

Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
230Je confesse mon faible : elle a l’art de me plaire.
J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.

Philinte
235Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.

Vous croyez être donc aimé d’elle ?

Alceste
Vous croyez être, donc, aimé d’elle ? Oui, parbleu !

Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.

Philinte
Mais si son amitié pour vous se fait paraître,

D’où vient que vos rivaux vous causent de l’ennui ?

Alceste
240C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui.

Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.

Philinte
Pour moi, si je n’avais qu’à former des désirs,

Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs :
245Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.

Alceste
Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;

Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour.

Philinte
Je crains fort pour vos feux ; et l’espoir où vous êtes,

250Pourrait…



Scène 2

Oronte, Alceste, Philinte.


Oronte, à Alceste.
Pourrait… J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes

Éliante est sortie, et Célimène aussi.

Mais, comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
255Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
Dans un ardent désir d’être de vos amis.
Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,
260N’est pas assurément pour être rejeté.
Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que c’est à lui qu’on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :
C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.

Alceste
À moi, Monsieur ?


Oronte
À moi, Monsieur ? À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?


Alceste
Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,

Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi.

Oronte
265L’estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre,

Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.

Alceste
Monsieur…


Oronte
Monsieur… L’État n’a rien qui ne soit au-dessous

Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.

Alceste
Monsieur…


Oronte
Monsieur… Oui, de ma part, je vous tiens préférable

270À tout ce que j’y vois de plus considérable.

Alceste
Monsieur…


Oronte
Monsieur… Sois-je du ciel écrasé, si je mens !

Et pour vous confirmer ici, mes sentiments,
Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
Et qu’en votre amitié je vous demande place.
275Touchez là, s’il vous plaît ! Vous me la promettez,

Votre amitié ?

Alceste
Votre amitié ? Monsieur…


Oronte
Votre amitié ? Monsieur… Quoi ! vous y résistez ?


Alceste
Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me voulez faire ;

Mais l’amitié demande un peu plus de mystère ;
Et c’est assurément en profaner le nom
280Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.

Oronte
285Parbleu ! C’est là-dessus parler en homme sage,

Et je vous en estime encore davantage.
Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;
Mais cependant je m’offre entièrement à vous.
S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
290On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;
Il m’écoute ; et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
295Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,
Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.

Alceste
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.

Veuillez m’en dispenser.

Oronte
Veuillez m’en dispenser. Pourquoi ?


Alceste
Veuillez m’en dispenser. Pourquoi ? J’ai le défaut

300D’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut.

Oronte
C’est ce que je demande ; et j’aurais lieu de plainte,

Si, m’exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir et me déguiser rien.


Alceste
Puisqu’il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.


Oronte
305Sonnet. C’est un sonnet… L’Espoir… C’est une dame

Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
L’Espoir… Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
(À toutes ces interruptions il regarde Alceste.)

Alceste
Nous verrons bien.


Oronte
Nous verrons bien. L’Espoir… Je ne sais si le style

310Pourra vous en paraître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.

Alceste
Nous allons voir, monsieur.


Oronte
Nous allons voir, Monsieur. Au reste, vous saurez

Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.

Alceste
Voyons, monsieur ; le temps ne fait rien à l’affaire[7].


Oronte

315L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps, notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !

Philinte
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.


Alceste, bas, à Philinte.
320Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ?


Oronte

Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir.

Philinte
325Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !


Alceste, bas, à Philinte.
Hé quoi ! vil complaisant, vous louez des sottises[8] ?


Oronte

S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
330Vos soins ne m’en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours[9].

Philinte
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.


Alceste, bas, à part.
La peste de ta chute, empoisonneur, au diable,

335En eusses-tu fait une à te casser le nez !

Philinte
Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.


Alceste, bas, à part.
Morbleu !


Oronte
Morbleu ! Vous me flattez, et vous croyez peut-être…


Philinte
Non, je ne flatte point.


Alceste, bas, à part.
Non, je ne flatte point. Et que fais-tu donc, traître ?


Oronte
Mais pour vous, vous savez quel est notre traité.

340Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

Alceste
Monsieur, cette matière est toujours délicate,

Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.
Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
345Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;
Qu’il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu’on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
350On s’expose à jouer de mauvais personnages.

Oronte
Est-ce que vous voulez me déclarer par là

Que j’ai tort de vouloir…


Alceste
Que j’ai tort de vouloir… Je ne dis pas cela.

Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,
Qu’il ne faut que ce faible à décrier un homme,
355Et qu’eût-on d’autre part cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés.

Oronte
Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?


Alceste
Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,

Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
360Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.

Oronte
Est-ce que j’écris mal, et leur ressemblerais-je ?


Alceste
Je ne dis pas cela[10]. Mais enfin, lui disais-je,

Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
365Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,
Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations ;
Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,
370Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme,
Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur.
C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre[11].

Oronte
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.

375Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet…


Alceste
Franchement, il est bon à mettre au cabinet[12].

Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.

Qu’est-ce que Nous berce un temps notre ennui
380Et que, Rien ne marche après lui ?
Que, Ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l’espoir ?
Et que, Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours ?

385Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité ;
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
390Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.

Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
395Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris ;
J’aime mieux ma mie, ô gué
400J’aime mieux ma mie.

La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?

405Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallût quitter…
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
410Reprenez votre Paris,
J’aime mieux ma mie, o gué !
J’aime mieux ma mie.

Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.
(À Philinte, qui rit.)
Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
415J’estime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants où chacun se récrie.

Oronte
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.


Alceste
Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ;

Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
420Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.

Oronte
Il me suffit de voir que d’autres en font cas.


Alceste
C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.


Oronte
Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?


Alceste
Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.


Oronte
425Je me passerai fort que vous les approuviez[13].


Alceste
Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.


Oronte
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière

Vous en composassiez sur la même matière.

Alceste
J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;

430Mais je me garderais de les montrer aux gens.

Oronte
Vous me parlez bien ferme ; et cette suffisance…


Alceste
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.


Oronte
Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut[14].


Alceste
Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.


Philinte, se mettant entre deux.
435Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce.


Oronte
Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place.

Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.

Alceste
Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur[15].



Scène 3

Philinte, Alceste.


Philinte
Hé bien ! vous le voyez. Pour être trop sincère,

440Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire ;
Et j’ai bien vu qu’Oronte, afin d’être flatté…

Alceste
Ne me parlez pas.


Philinte
Ne me parlez pas. Mais…


Alceste
Ne me parlez pas. Mais… Plus de société.


Philinte
C’est trop…


Alceste
C’est trop… Laissez-moi là.


Philinte
C’est trop… Laissez-moi là. Si je…


Alceste
C’est trop… Laissez-moi là. Si je… Point de langage.


Philinte
Mais quoi !…


Alceste
Mais quoi… Je n’entends rien.


Philinte
Mais quoi… Je n’entends rien. Mais…


Alceste
Mais quoi… Je n’entends rien. Mais… Encore !


Philinte
445Mais quoi… Je n’entends rien. Mais… Encore ! On outrage…


Alceste
Ah ! parbleu ! c’en est trop. Ne suivez point mes pas.


Philinte
Vous vous moquez de moi. Je ne vous quitte pas.


Fin du premier acte


  1. M. Saint-Marc Givardin, à propos de ces vers, a remarqué que Molière paraît s’être souvenu d’un passage de la Mère coquette de Quinault, jouée deux ans avant le Misanthrope. Voici le passage de Quinault :

    Estimez-vous beaucoup l’air dont vous affectez
    D’estropier les gens par vos civilités,
    Ces compliments de main, ces rudes embrassages,
    Ces saluts qui font peur, ces bonjours à gourmades ?
    Ne reviendrez-vous point de toutes ces façons ?
  2. Ce n’est pas des hommes qu’Alceste est ennemi, mais de la méchanceté des uns, et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avait ni fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n’y a pas un homme de bien qui ne soit misanthrope en ce sens…
    (Jean-Jacques Rousseau.)
  3. Timon Atheniensis dictus μισάνθρωπος interrogatus cur omnes homines odio prosequeretur : Malos, inquit, merito odi, cæteros ob id odi, quod malos non oderint. (Erasmi apophtegmata.) — La misanthropie était, à ce qu’il paraît, assez fréquente dans l’antiquité ; Platon en parle en ces termes, qui s’appliquent assez bien à Alceste : « La misanthropie, dit Platon, vient de ce qu’après s’être beaucoup trop fié, sans aucun examen, à quelqu’un, et l’avoir cru tout à fait sincère, honnête, et digne de confiance, on le trouve peu de temps après méchant et infidèle, et tout autre encore dans une autre occasion ; et lorsque cela est arrivé à quelqu’un plusieurs fois, et surtout relativement à ceux qu’il aurait crus ses plus intimes amis, après plusieurs mécomptes, il finit par prendre en haine tous les hommes, et ne plus croire qu’il y ait rien d’honnête dans aucun d’eux. »
  4. Variante : Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien
  5. Quelque tour qu’on donne à la chose, ou celui qui sollicite un juge l’exhorte à remplir son devoir, et alors il fait une insulte, ou il lui propose une acception de personnes, et alors il veut le séduire, puisque toute acception de personnes est un crime dans un juge, qui doit connaître l’affaire et non les parties, et ne voir que l’ordre et la loi ; or, je dis qu’engager un juge à faire une mauvaise action, c’est la faire soi-même, et qu’il vaut mieux perdre une cause juste, que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net ; il n’y a rien à répondre.
    (Jean-Jacques Rousseau.)
  6. Variante : Vous avez pris chez lui ce qui charme vos yeux.
  7. Ce vers est devenu proverbe.
  8. Variante : Morbleu ! vil complaisant, vous louez des sottises ?
  9. On croit ce sonnet de Benserade.
  10. Rousseau reproche au Misanthrope de ne pas dire crûment du premier mot à Oronte que son sonnet ne vaut rien ; et il ne s’aperçoit pas que, chaque fois qu’Alceste répète : Je ne dis pas cela, il dit en effet tout ce qu’on peut dire de plus dur ; en sorte que, malgré ce qu’il croit devoir aux formes, il s’abandonne à son caractère dans le temps même où il croit en faire le sacrifice. Rien n’est plus naturel et plus comique que cette espèce d’illusion qui se fait, et Rousseau l’accuse de fausseté dans l’instant où il est le plus vrai ; car qu’y a-t-il de plus vrai que d’être soi-même en s’efforçant de ne pas l’être ?
    (La Harpe.)
  11. Ce passage offre la critique d’une manie de faire de mauvais vers et de les publier. Ils croyaient, comme le dit de Visé, que leur naissance devait les excuser lorsqu’ils écrivaient mal ; et ils se consolaient en disant : Cela est écrit cavalièrement.
  12. On a beaucoup disputé sur le sens de cette expression. Les uns veulent que ce soit : bon à serrer, loin du jour, dans les tiroirs d’un cabinet (sorte de meuble alors à la mode) ; les autres prennent le mot dans un sens moins délicat, et qui s’est attaché à ce vers, devenu proverbe. Je crois que Molière a cherché l’équivoque. Et qu’on ne dise pas que la grossièreté du second sens est indigne d’Alceste ; Alceste est poussé à bout ; et lui, qui ne s’est pas refusé tout à l’heure une mauvaise pointe sur la chute du sonnet, ne paraît pas homme à refuser à sa colère un mot à la fois dur et comique, bien que d’un comique trivial. C’est justement cette trivialité qui fait rire, par le contraste avec le rang et les manières habituelles d’Alceste.
    (F. Génin.)
  13. Variante : Je me passerai bien que vous les approuviez.
  14. Prononcer prenez l’un peu moins haut.
  15. Nous remarquerons, à propos de cette scène, que Molière est le premier de nos écrivains dramatiques qui ait transporté sur le théâtre la critique littéraire. Il continue ici la tâche qu’il a entreprise dans les Précieuses et les Femmes Savantes.