Le Misanthrope/Édition Louandre, 1910/Acte II
ACTE II
Scène 1
De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
Et je vous promettrais mille fois le contraire,
Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.
Que vous avez voulu me ramener chez moi ?
Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme[1].
Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?
Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs assiduités ;
Et votre complaisance un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt[2],
Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave[3],
Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
Ont-ils de vous toucher su trouver le secret[4] ?
Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?
Et ne ménagez point un rival qui m’offense.
Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.
Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?
Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.
Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?
Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
Soyez content.
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi[5].
Mon amour ne se peut concevoir ; et jamais
Personne n’a, madame, aimé comme je fais.
Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur ;
Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur[6]
Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…
Scène 2
À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?
Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;
Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs
On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.
Et les précautions de votre jugement…
Scène 3
(Il témoigne s’en vouloir aller.)
Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.
Scène 4
(Basque donne des sièges, et sort.)
(À Alceste.)
Vous n’êtes pas sorti ?
Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?
Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.
La conversation prend un assez bon train.
Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
À force de façons, il assomme le monde :
Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille[8] aussi peu qu’une pièce de bois.
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
Son mérite jamais n’est content de la cour,
Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.
C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.
Qu’en dites-vous, madame ?
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots[9].
Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.
Il faut que le reproche à madame s’adresse.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie ;
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
Des vices où l’on voit les humains se répandre[10].
Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?
Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
Il prend toujours en main l’opinion contraire,
Et penserait paraître un homme du commun,
Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.
Et vous pouvez pousser contre moi la satire.
Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.
Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.
Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :
Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.
Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.
Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.
Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
Et dont, à tous propos, les molles complaisances
Donneraient de l’encens à mes extravagances.
On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
À bien injurier les personnes qu’on aime.
Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime[11].
Et dans la galerie allons faire deux tours.
Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?
Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.
Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.
Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.
Scène 5
Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.
Avec du dor dessus[12].
Ou bien faites-le entrer.
Scène 6
Venez, Monsieur.
Vous mandent de venir les trouver promptement,
Monsieur.
Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance.
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
Je les trouve méchants.
Allons, venez.
De me faire dédire.
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais
Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
(À Clitandre et Acaste qui rient.)
Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.
Où vous devez.
Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.
- ↑ Dans la première scène de l’acte premier, Alceste dit à Philinte :
Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dés qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers.
Ainsi Alceste a montré à son ami les mêmes délicatesses qu’il laisse voir tel à sa maîtresse.
(Aimé Martin.) - ↑ Scarron, dans sa nouvelle tragi-comique, Plus d’effets que de paroles, dit, en parlant du prince de Tarente : « Il s’était laissé croître l’ongle du petit doigt de la gauche jusqu’à une grandeur étonnante, ce qu’il trouvait le plus galant du monde. »
(Bret.) - ↑ Hauts-de-chausses taillés d’après une mode allemande.
(Ménage.) - ↑ Ce passage, qui peint si bien l’influence des futilités sur le cœur des femmes, a trouvé de nos jours un gracieux écho dans ces vers d’un de nos poètes les plus aimables et les plus aimés :
Et si d’aventure on s’enquête
Qui m’a valu telle conquête,
C’est l’allure de mon cheval,
- Un compliment sur sa mantille,
- Et des bonbons à la vanille
- Par un beau soir de carnaval.
- (Alfred de Musset.)
- ↑ M. Aimé Martin a remarqué, à propos de ce passage, que Molière ne fait que traduire en vers cette confidence qu’il adressait à Chapelle, en parlant de sa femme : « Si vous saviez ce qu’elle me fait souffrir, vous auriez pitié de moi. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur. Mon idée en est si fort occupée, que je ne sais rien en son absence qui m’en puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on ne saurait dire m’ôtent l’usage de la réflexion. Je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable. N’est-ce pas là le dernier point de la folie ? et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse sans pouvoir en triompher, etc. » (La Fameuse Comédienne, ou Intrigues de Molière et de sa femme, p. 39 ; Mémoires de Grimarest, p. 31 et 54.)
- ↑ Avant Molière, on n’avait présenté l’amour sur la scène qu’à l’espagnole, c’est-à-dire, comme une vertu héroïque qui grandit les personnages. C’est ainsi que Corneille l’a employé dans le Cid, dans Cinna, partout. Molière le premier, d’après sa triste expérience, a peint l’amour comme une faiblesse d’un grand cœur. De là des luttes qui peuvent s’élever jusqu’au tragique ; et Molière y touche dans la scène du billet : Ah ! ne plaisantes pas ; il n’est pas temps de rire, etc.
Racine tira de cette admirable scène une importante leçon. Il n’avait encore donné que la Thébaïde et Alexandre, et, dans ces deux pièces, il avait traité l’amour suivant le procédé de Corneille ; mais, après avoir vu le Misanthrope, il rompis sans retour avec l’amour romanesque, et abandonna la convention pour la nature, que Molière lui avait fait sentir. Un an juste après le Misanthrope parut Andromaque, qui commence l’êre véritable du génie de Racine. Il y a plus : la position de Pyrrhus et d’Hermione n’est pas sans analogie avec celle d’Alceste et de Célimène. Quand Voltaire dit : « C’est peut-être à Molière que nous devons Racine, » il ne songeait qu’aux encouragements pécuniaires* et aux conseils dont le premier aida le second ; mais ce mot peut encore être vrai dans un sens plus étendu.- (F. Géniu.)
- ↑ Le Comte de Saint-Gilles, suivant les commentateurs.
- ↑ C’est-à-dire, qu’elle remue. Dans l’édition de 1682, on lit cette variante :
Qu’elle s’émeut autant qu’une pièce de bois.
(Voir F. Génin, Lexique, au mot Grouiller.) - ↑ Variante : On voit qu’il se fatigue à dire de bons mots.
- ↑ Ce passage fut appliqué, lors des premières représentations de la pièce, au duc de Montausier, l’un des auteurs de la Guirlande de Julie, et des visiteurs assidus de l’hôtel de Rambouillet.
- ↑ Cette tirade est imitée, ou plutôt traduite librement du quatrième livre de Lucrèce ; on sait que Molière, élève de Gassendi, avait essayé de traduire le poète philosophe. Il ne conserva guère de son travail que les vers récités par Éliante dans le deuxième acte du Misanthrope. Le poète romain ne consacre que quelques traits à chacun de ses tableaux ; il entremêle sa poésie de phrases grecques, dont le laconisme était expressif pour les Romains, accoutumés à leur emploi. Lucrèce indique sa pensée sans la développer. Molière, libre dans son imitation, n’a pris que les traits convenables à son sujet. L’interprète de Lucrèce, M. de Ponderville, soumis à une plus rigoureuse exactitude, a reproduit ainsi ce passage justement célèbre :
Chacun de son idole ennoblit les défauts.
On compare à Minerve un regard louche et faux.
La malpropre, sans art aime à paraître belle ;
La bavarde est un feu qui toujours étincelle ;
La muette devient la timide pudeur ;
Un teint brun, de l’amour nous révèle l’ardeur.
La naine, en abrégé, des grâces est rivale ;
La maigre est, dans son port, la biche du Ménale.
Une haute stature a de la dignité ;
Et le nez court promet l’ardente volupté.
Dans l’étique langueur le plaisir se devine ;
La bègue a dans sa voix une grâce enfantine.
L’embonpoint monstrueux ne rappelle-t-il pas
De l’auguste Cérès les robustes appas ?
Une lèvre épaissie est le trône de rose
Où vole le baiser, où l’amour se repose.
J’ajouterais encore à ces malins tableaux,
Si le temps qui s’enfuit ne brisait mes pinceaux. - ↑ Cette jaquette à grandes basques était l’uniforme des exempts des maréchaux. On sait que le tribunal des maréchaux connaissait des querelles d’honneur qui éclataient entre gentilshommes.