Le Moine et le Philosophe/Tome 2/I/XXVI

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Le Roi (2p. 113-128).


CHAPITRE XXVI.

Un Ange.


Les fatigues de la journée, les cabrioles et la piscine avaient redoublé leurs douleurs, la nuit les irrita. L’imagination du moine lui peignit l’avenir sous les traits les plus affreux : il prit une corde, monta sur un banc, attacha la corde à la poutre, fit un nœud à l’autre extrémité, mit sa tête dans le nœud, récita son in manus, et tira sa tête en bas, de manière qu’il lui survint une strangurie du gosier, laquelle gênant la déglutition, lui faisait sortir un pied de langue, et poussait ses yeux à fleur de tête.

Il ne sentit plus le diable dans la moëlle de ses os, mais le diable lui apparut au milieu des feux de l’enfer. À cette vue, il porte ses dix doigts à son cou, se débat, et parvient à sortir du lacet. L’enfer a disparu ; mais il aperçoit sur la fenêtre du dortoir, dans les ténèbres les plus profondes, deux yeux brillant d’une flamme étincelante. Oh ! dit le moine, voilà le démon, il guette mon âme. J’allais faire une bonne école ! Je mourais de la mort des hérétiques, je commettais un crime, faisons une bonne œuvre, envoyons un ange de plus chanter au ciel les louanges du Très-Haut.

Il dit, et le cou tors, la bouche de travers, la langue endolorie et pendante, il descend du banc, et s’en va, tout clopinant, frapper sur l’épaule du nouveau baptisé.

le moine.

Frère, dormez-vous !

l’iman.

Non, frère ; Dieu me visite. Votre eau sacrée, votre latin, ne m’ont délivré ni de Dieu, ni du péché originel, ni du bonhomme Job, ni des prophètes.

le moine.

Réjouissez-vous, je viens vous annoncer le véritable Évangile, c’est-à-dire, la meilleure de toutes les nouvelles. Vos maux vont cesser, votre épreuve est finie.

l’iman.

Le diable quittera mes os !…

le moine.

Voyez-le sur la fenêtre du dortoir. Je vais vous administrer le remède souverain ; mais, avant, je dois connaître tout votre mal et lire dans votre cœur. Confessez-vous à moi, comme il est ordonné.

Croyez-vous en Dieu ?

l’iman.

Est-il bien sûr, mon frère, qu’il y ait un Dieu ?…

le moine.

Il faut me répondre : Oui, mon frère.

l’iman.

Oui, mon frère.

le moine.

C’est fort bien.

l’iman.

Ce Dieu, est-il le même que celui de Mahomet ?

le moine.

Je vous parle du Dieu d’Isaac et de Jacob.

l’iman.

À quoi le reconnaît-on ?

le moine.

Il punit l’iniquité des pères sur les enfans.

l’iman.

Je n’aime pas le Dieu d’Isaac et de Jacob.

le moine.

Aussi ne veut-il pas qu’on l’aime, mais qu’on le craigne.

l’iman.

Je crains ses visites. Est-ce le Père, le Fils ou le Saint-Esprit, qui est venu nous visiter ?

le moine.

C’est le Fils, le Père et le Saint-Esprit.

l’iman.

Ça fait trois.

le moine.

Ça fait un.

l’iman.

Je n’y comprends rien.

le moine.

Il n’est pas nécessaire que vous compreniez ; il faut croire. Croyez-vous à la sainte mère Église ?

l’iman.

Qu’est-ce que la Sainte Mère ?

le moine.

C’est l’épouse de Dieu.

l’iman.

Où est-elle cette épouse ?

le moine.

Partout, au ciel et sur la terre. Croyez-vous à son infaillibilité ?

l’iman.

Faut-il dire : Oui, mon frère !

le moine.

Il faut y croire. Croyez-vous au Saint-Père ?

l’iman.

Qu’est-ce que le Saint-Père ?

le moine.

C’est le vicaire de Dieu. Croyez-vous qu’il lie et délie sur la terre comme au ciel ?

l’iman.

Comment cela se peut-il ?

le moine.

Parce que saint Pierre avait un filet, et que le Saint-Père a une clef.

l’iman.

Faut-il le croire ?

le moine.

Sous peine de malédiction, d’extermination et de damnation.

l’iman.

Et pourquoi ?

le moine.

Parce qu’il ne doit y avoir qu’une foi et qu’une loi.

l’iman.

Quelle est-elle cette loi ?

le moine.

Le Pape, qui est le vicaire de Dieu, et en son nom les prêtres et les moines sont les maîtres du ciel et de la terre. Or, vous êtes moine, que pensez-vous de cette loi ?

l’iman.

Bonne ! Je le soutiendrai jusqu’à la mort.

le moine.

La grâce opère. Concevez-vous qu’il y ait des méchans qui osent raisonner contre la loi, et…

l’iman.

Puisque le Pape représente Dieu, il est clair que tout lui doit obéissance.

le moine.

Ils disent qu’il ne le représente pas.

l’iman.

Et pourquoi les laisse-t-on dire ? Qui sont ceux-là ?

le moine.

Les tyrans, les hérétiques et les philosophes.

l’iman.

Il faut les exterminer, surtout les tyrans, ces mauvais princes qui se mettent au-dessus des lois, et dépouillent la veuve et l’orphelin…

le moine.

Et qui ne portent pas les dépouilles à l’église, et ne se font pas absoudre.

l’iman.

Je serais toujours d’avis de les…

le moine.

Y pensez-vous ! Tout, appartenant à l’Église, ce que le tyran enlève aux peuples, s’il le donne à l’Église, est restitué.

l’iman.

Alors, le tyran n’est plus tyran.

le moine.

C’est un roi selon le cœur de Dieu. Le véritable tyran est celui qui refuse le tribut et l’obéissance au Saint-Père. On le dépose, on lui coupe les cheveux en forme de couronne, on le confine dans un cloître, et on le fait chanter au lutrin. S’il résiste, on livre son trône au premier occupant, et on demande au ciel un Aod pour en délivrer Israël.

l’iman.

C’est bien fait ! Et les hérétiques, les philosophes, sont-ils de véritables tyrans ?

le moine.

Ce sont des voleurs, qui portent les offrandes sur d’autres autels que les nôtres, c’est-à-dire, sur les autels des faux dieux ; ou qui n’en portent nulle part.

l’iman.

Pas même sur les autels de Mahomet.

le moine.

Non, mon frère.

l’iman.

Voyez la canaille ! Leur coupe-t-on les cheveux en forme de couronne ? les fait-on chanter au lutrin ?

le moine.

Dieu nous en préserve ! ils chanteraient faux : on leur coupe la tête.

l’iman.

Voilà ce que c’est. Je suis d’avis de la leur couper à tous, jusqu’au dernier.

le moine.

Oui, mon frère ; nous la leur couperons, jusqu’à ce que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, c’est-à-dire, jusqu’à ce que tout le monde laisse lier et délier au Saint-Père, et qu’il n’y ait par conséquent qu’une foi et qu’une loi.

Ici le moine embrassa tendrement son compagnon, en disant :

Gloire à Dieu ! un scélérat de Sarrazin se trouve changé en un chrétien parfait. Le baptême a fait disparaître tout le vieil homme. Vous êtes en état de grâce.

Levez-vous, mon frère ; essayez de me suivre ; acceptez l’appui de mon bras pour aller au ciel ; et, quand vous y serez, tendez-moi la main.

L’Iman se lève et ne peut marcher ; il avait ce qu’on nomme aujourd’hui une ankilose au genou droit ; une exostose au genou gauche ; il avait encore… Le Chroniqueur le dit, mais nous n’en dirons rien ; il parle latin, et nous parlons français : vous connaissez la différence.

Le moine prenant son ami dans ses bras, parvint à grand’peine à le mettre debout ; ensuite il le poussa contre le banc, enfin, le plaça dessus, et s’y plaça lui-même. D’une main, il entr’ouvrait le nœud coulant ; de l’autre, il poussait et retenait la tête du chrétien sous le nœud : ce nœud ressemblait ainsi à l’auréole immortelle, ornement obligé du front des saints : le diable était toujours sur la fenêtre du dortoir, attendant l’âme du moine, prêt à se pendre, croyait-il ; mais le moine, en tenant la tête du baptisé, riait, dit le Chroniqueur, riait du tour qu’il allait jouer à l’ennemi du genre humain.

Mon frère, ajouta le moine, voici : l’Éternel votre Dieu, qui vous a tiré du pays d’Égypte et de la maison de servitude, va vous tirer de la servitude où nous ont mis les vierges d’Antioche. Il est écrit : Laissez venir à moi ces petits enfans, c’est-à-dire ces êtres purs et sans tache ; vous l’êtes, vous êtes innocent comme un enfant de naissance purgé du péché originel ; je vous donne l’absolution pour la forme, et non-seulement je ne vous empêche pas d’aller à Jésus, je fais mieux, je vous y envoie ; allez, mon frère, allez trouver l’agneau pascal ; montez au ciel, allez, partez !

En ce moment, la tête du Sarrazin était dans le nœud ; l’auréole lui était descendue autour du cou ; le moine saute du banc, renverse le banc, le Sarrazin reste pris dans le lacet, sort la langue, remue les jambes, malgré son ankilose ; le moine le prend par les pieds et tire en bas.

Allez, partez ! Le chrétien est guéri ; les cieux s’ouvrent, et un nouvel ange s’assied à la droite ou à la gauche de Dieu le père.

Le moine met le banc sur ses épaules, s’approche de la fenêtre, et dit : Scélérat ! tu croyais que cette corde ferait un damné ; elle a fait un ange (a) ; à ces mots, il jette le banc ; le démon pousse un cri, saute sur le moine, déchire son visage à coups de griffes ; la terre s’ouvre ; le diable saute dans l’abîme et disparaît. Historique, ajoute le Chroniqueur ; nous concevons l’utilité de cette observation. Le lendemain, continua-t-il, on trouva dans la cave le matou du monastère, ayant les reins cassés. Nous ne comprenons rien à celle-là.




  1. (a) On a vu souvent des fidèles tuer de jeunes enfans, par esprit de religion, pour les envoyer au ciel parmi les anges. Autrefois, le Sénat romain fit un dieu de Romulus par le même procédé.