Le Moine et le Philosophe/Tome 3/I/XXXII

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CHAPITRE XXXII.

Les opinions du Vieillard.


Insensés ! dit le vieillard à ses malades, après avoir fait séparer les combattans, insensés, vous attribuez toujours à Dieu ce qu’il ne veut ni ne peut vouloir. S’il avait donné l’ordre d’exterminer ceux qui sont dans l’erreur, chaque peuple se croirait le droit de détruire tous les autres ; et s’il ne l’avait donné qu’à un seul, il l’aurait constitué le bourreau de l’espèce humaine. Dieu serait donc, non pas créateur, mais destructeur. Dieu créa, Dieu conserve ; s’il a permis la mort de l’être créé, c’est parce que tout ce qui prend un commencement doit avoir une fin. Lorsque l’homme sort de la vie par l’effet des lois générales, les desseins de Dieu s’accomplissent ; quand on lui arrache la vie, on les viole. La plupart des nations ont admis l’existence d’un être immortel, auteur du mal, mais elles ne l’ont point appelé Dieu. Les Indiens le nomment Routrem, éternellement en guerre avec Brama : les chrétiens l’appellent Satan, toujours occupé de sinistres projets. Si deux voix descendant de la nue frappaient à la fois votre oreille, et que l’une vous dît : aimez-vous les uns les autres, soyez clémens et miséricordieux, tandis que l’autre vous crierait : tuez, exterminez tout ce qui ne pense point comme vous ; massacrez tout ce qui ignore ma nature, parce qu’il ne m’a pas plu de la faire connaître : auquel des deux principes attribueriez-vous l’ordre d’exterminer ou la recommandation de secourir les malheureux, et de pardonner à vos ennemis ? Sans doute vous reconnaîtriez l’un et l’autre aux discours qui seraient en rapport avec sa nature. Donc l’ordre de faire du mal n’a pas été donné par Dieu, mais par Routrem, l’ange des ténèbres, le démon, en un mot par le mauvais principe.

En voulant plaire à Dieu vous l’offensez, vous servez la rage de son ennemi et du vôtre ; ce que vous faites pour éviter les feux de l’enfer, vous y conduit.

Mais, direz-vous, il ordonne tantôt d’être clément, et tantôt implacable, indulgent ou cruel ? Je vous répondrai : il est hors des choses possibles qu’une intelligence parfaite ne soit pas toujours d’accord avec elle-même ; elle ne peut avoir deux volontés ; elle ne peut proposer des récompenses à la vertu et punir pour ne pas avoir commis le crime. L’homme est le jouet des passions contraires ; sa pensée se modifie comme sa manière d’être ; il est enfant, homme, vieillard, il naît, s’accroît, et meurt ; son corps changeant, ses idées, ses penchans doivent changer aussi ; l’expérience du bien et du mal lui est nécessaire pour former sa raison et son cœur ; mais Dieu sans passions ne peut jamais être différent de ce qu’il est, sa perfection est dans sa stabilité ; s’il n’est pas immuable, il n’est pas immortel ; il a commencé, il doit finir, il n’est pas Dieu. Faites-le bon ou méchant, mais ne le faites pas l’un et l’autre. L’homme change d’heure en heure, de moment en moment, mais n’est point à la fois vertueux et vicieux ; vous feriez donc du Créateur un être plus imparfait que la créature ? Bon, il sera le meilleur des êtres ; méchant, il en sera le plus cruel. S’il est bon, il n’a point donné ces ordres de proscription et d’extermination ; s’il est méchant, il les a donnés. Mais alors, ce n’est pas là ce Dieu dont vous me parlez, et dont tout l’univers atteste la puissance et la miséricorde, ce Dieu qui vous a dit :

À vous, juifs et chrétiens : « Aimez votre prochain comme vous-même. »

À vous, chrétiens : « Aimez-vous les uns les autres ; pardonnez afin que je vous pardonne. »

À vous, enfans de Mahomet : « Recherchez qui vous chasse, donnez à qui vous ôte, pardonnez à qui vous offense, faites du bien à tous. »

À toi, que l’Inde a vu naître : « Jour et nuit pense à faire du bien ; la vie est courte. Si, devant servir ton prochain, tu attends à demain, fais pénitence[1]. »

Puisqu’il vous a tenu ce langage, il n’a pu vous tenir un langage contraire. Comment pourriez-vous lui obéir ? Votre obéissance aux ordres donnés par sa bonté serait une résistance à ses volontés malfaisantes. Dans tous les cas, votre soumission serait révolte ; et ce Dieu, loin d’être bon et méchant à la fois, serait toujours méchant ; car sa prétendue bonté serait un piége ; tant il est vrai qu’il n’est pas possible qu’il soit jamais différent de lui-même, et que, s’il est, dans un seul cas, le Dieu de miséricorde, il soit jamais le Dieu de la haine et du mal.

Ce raisonnement porte la conviction dans vos âmes ; et cependant votre esprit façonné par les méchans ou les fourbes, l’habitude des ténèbres qui fait que vous êtes d’abord plus éblouis qu’éclairés par une lumière subite trop éclatante pour vos faibles yeux, continuent, peut-être, à vous représenter la divinité sous des formes indignes d’elle ; et ne pouvant rien trouver dans la raison humaine pour démentir la vérité que je vous dévoile, vous allez invoquer le surnaturel pour outrager la nature, et Dieu même pour calomnier Dieu. Vous me direz : l’Éternel est trop au-dessus de nous pour que nous puissions le concevoir ; nous ne pouvons savoir de lui que ce qu’il en a dit lui-même ; dans la révélation, seulement, nous trouverons ce qu’il doit être en voyant ce qu’il est. Je m’attendais à cette réponse, j’en connais la force, et je l’avoue. Loin de la repousser, j’invoque cette révélation divine ; j’y cherche son auteur, et je l’y découvre ; je veux vous apprendre à l’y voir comme moi.

Oui, mes amis, Dieu s’est révélé. Il vous a parlé, il vous parle.

Il s’est manifesté par ses œuvres. La terre et le ciel le racontent. Il s’est révélé d’une manière plus intime encore. La conscience et la raison, abandonnées à elles-mêmes, sont ses véritables interprètes. Nous trouvons tous dans notre cœur ce qu’il est, ou du moins ce qu’il veut être à nos yeux. Ses ordres y sont écrits de sa propre main ; car, lui seul nous ayant créés, lui seul a pu les y tracer.

Cette révélation a été faite à Moïse, à Zoroastre, à Brama, à Jésus, à Mahomet ; hommes ou dieux, sages ou prophètes, quelque qualité qu’on leur accorde, Dieu s’est exprimé par leur bouche, mais ils ne peuvent vous apprendre de lui que ce qu’il vous en dit à vous-mêmes.

Il ne peut y avoir deux révélations : une faite seulement à des êtres privilégiés, et l’autre à l’humanité toute entière, et se contredisant ; Dieu serait absurde : comment pourrait-il exiger de l’homme la soumission à des ordres donnés en son nom, et contraires à ses volontés, expliquées par lui-même ? L’obéissance à l’interprète ne serait-elle pas alors un sacrilége ? Dieu pourrait-il, en effet, récompenser comme obéissance une insigne rébellion ? Cette conduite, à peine concevable dans un homme en démence, serait-elle le signe auquel je reconnaîtrais le maître du monde ? Si la révélation particulière est plus étendue que la révélation générale, et ne la contredit pas, il est possible qu’elle soit la vérité ; mais à quoi reconnaîtrais-je la divinité des paroles que l’Éternel ne m’a pas fait entendre à moi-même ? Pouvez-vous concevoir ce Dieu souverainement bon, vous cachant quelque chose qu’il vous fût utile de savoir ; et enfin, s’il lui a plû de le dire à tout autre qu’à vous, n’a-t-il pas déclaré par-là qu’il vous dispensait d’y croire, puisqu’il trouvait convenable de ne pas vous le dire ?

Ainsi, mes amis, ou faites de Dieu un être absurde, bizarre, cruel et perfide, c’est-à-dire, ne croyez plus à Dieu, ou convenez qu’il n’y a qu’une révélation, ou tout au moins une, à laquelle vous soyez obligés de vous soumettre, et à celle-là vous vous soumettez sans effort, car, elle est toute dans votre intérêt, dans l’intérêt de la création entière ; sa justice, sa nécessité, prouvent sa vérité, et le tout ensemble, sa Divinité.

Donc, si vous trouvez dans votre âme la preuve que votre père céleste est juste, bon, miséricordieux, rejetez, comme des calomnies dirigées contre lui, tout ce qu’on veut vous persuader de contraire. Fidèles à la voix de votre conscience, cette religion du Ciel, base de tous les cultes ; marchez chacun de votre côté sur les traces de vos législateurs, et croyez qu’ils n’ont jamais donné les ordres criminels qu’on leur attribue. Non, Jésus, Zoroastre, Brama, n’ont point commandé la haine et l’extermination. Dans les livres chrétiens, on trouve un ou deux passages dont les méchans arment leurs passions ambitieuses ; mais ces passages, expliqués ou repoussés par la vie entière de Jésus et par le corps de sa doctrine, ne disent pas ce qu’on leur fait dire, ou ne sont pas de lui ; s’ils avaient la signification supposée, ils seraient en contradiction avec tout le reste ; et, comme il ne peut y avoir rien de contradictoire dans une œuvre divine, il faudrait donc rayer l’un ou l’autre comme mensonger. Mais tout le monde convient de la bonté du fils de Marie ; ses commentateurs les plus absurdes, ses prêtres les plus ignorans, ne consentiraient point à laisser disparaître ces discours touchans, ces leçons si souvent répétées où elle se peint dans toute son étendue. Hommes religieux, ou fanatiques ; philosophes, ou prêtres ; amis, et ennemis : puisque nous sommes tous d’accord sur ce point, il faut donc expliquer les passages des livres chrétiens, contraires en apparence aux idées générales sur les vertus de notre maître à tous, de manière qu’elles en soient une preuve nouvelle[2] ou bien les rayer de ces livres déshonorés par d’indignes intercalations.

Les livres hébreux présentent moins de difficultés encore. Il faut distinguer, entre la loi donnée au peuple, dans le désert, et les prétendus ordres de Dieu, dictés par de prétendus prophètes : ces hommes passionnés s’expriment toujours dans l’intérêt d’une faction ; chaque faction a ses prophètes ; ils sont déclarés véritablement ou faussement inspirés, selon que la faction tombe ou s’élève : Dieu est enchaîné au char de la victoire.

La plupart des inspirés sont des agens des grands-prêtres, ils font égorger une tribu par une autre, dans l’intérêt de la théocratie. Les grands-prêtres eux-mêmes sont quelquefois prophètes.

Ces barbares, armés de l’encensoir, gouvernent ainsi par la terreur et l’assassinat ; la preuve de leurs fourberies sacriléges est dans leurs livres mêmes.

Quoi ! le Dieu vivant conduit les Hébreux, il leur parle, ils l’entendent ; il change à tout moment l’ordre de la nature, il ouvre les vagues de la mer Rouge, arrête le soleil, fait croître leurs habits, sème la manne sur leurs pas, ils assistent pour ainsi dire à ses conseils, et ils l’abjurent et le renient ! Ils adorent des dieux de bois et de pierre ! ils invoquent la matière inerte, façonnée par leurs mains !

Non ! leurs annales le prouvent, Dieu n’était avec eux que comme il est partout ; il ne faisait ni tomber la manne, ni croître leurs vêtemens. La rébellion d’Israël, rébellion toujours punie par des massacres, atteste son incrédulité, et son incrédulité démontre la fraude ; car, il ne peut y avoir des incrédules, quand il s’agit de croire à des événemens, non racontés, mais vus, et vus pendant toute la vie.

Une preuve plus forte paraît impossible, cependant elle existe ; les prêtres nous l’ont laissée, ils nous ont dit quel était ce dieu terrible, repoussé par le peuple ; ils nous l’ont dit, et je vais vous l’apprendre : Ce dieu vengeur, exterminateur et sans pitié, ce dieu des prêtres : c’était les prêtres eux-mêmes.

Israël, s’écrie-t-il, je ne veux plus du joug des Lévites, les Lévites écrivent, Israël a dit : Je ne veux plus de mon Dieu. A-t-il fait choix d’un maître moins barbare, ils écrivent : Il a renié son Dieu. Ce maître est-il le chef d’une nation étrangère ; ils ajoutent : il s’est prosterné devant les dieux étrangers[3].

Les Lévites traduisaient le mot prêtres par celui de Dieu : mettons celui de prêtres à la place de celui de Dieu, nous restituons la vérité.

Il était défendu de regarder dans l’arche, parce que l’arche était vide, ou ne contenait que le sceptre et le poignard du pontife.

Donc les ordres de haine et d’extermination, les crimes imputés à l’Éternel dans les Annales hébraïques, sont les ordres et les crimes des prêtres.

Vous pouvez y suivre le développement de cette vérité. Vainement on s’efforcera de fasciner nos regards, nous y verrons. La flamme est sensible, même entourée de masses de fumée. Un léger souffle des vents vient-il à les entrouvrir, la flamme éclate, s’élance, embrâse ce qui l’entoure, et la fumée elle-même est lumière.

Jacob lutte avec Dieu, et reçoit le nom d’Israël à cause de sa victoire sur l’Éternel.

Dieu conduisant Israël au désert, ne peut vaincre les habitans des montagnes.

L’être qui n’est pas tout-puissant, n’est pas Dieu. Donc, Dieu n’a pas lutté avec Jacob ; Dieu n’a pas été battu par les montagnards. Donc, une fausseté n’est pas une vérité, parce qu’elle est écrite dans les livres des Lévites.

Ces faussaires étaient les chefs des juifs, et par conséquent les successeurs de Jacob, et la lutte de ce patriarche avec Dieu, est là pour vous insinuer que les prêtres sont, tout au moins, égaux à la Divinité.

Ils ont été battus ; ils disent que Dieu n’a pu vaincre.

De l’histoire générale du peuple, passons à l’histoire personnelle des Lévites et des Prophètes.

Un prêtre a-t-il vu sa concubine violée par des Benjamites, Dieu ordonne d’exterminer la tribu de Benjamin.

Osée le prophète a-t-il envie d’une femme publique, Dieu lui ordonne de coucher avec elle.

Dégoûté de sa prostituée, désire-t-il la femme du voisin, Dieu lui ordonne de prendre la femme du voisin ; et savez-vous pourquoi ? pour prouver à Israël qu’il ne faut pas violer la loi de Dieu, laquelle porte expressément : tu ne commettras point d’adultère.

Les prêtres deviennent-ils fous ? le peuple n’en doit rien savoir. Leurs folies sont ordonnées par l’Éternel, et la démence est un état d’inspiration[4].

Ces temps sont prêts à renaître. Il ne reste plus qu’à renverser quelques faibles cloisons ; allons, nouveau peuple de Dieu, renversez-les ; renversez ces portes impies, renversez les portes des petites maisons, mettez les prophètes en liberté ; qu’ils sortent ; qu’ils viennent tout nus, couverts de cordes, de bâts d’ânes, ou des cornes sur la tête ; qu’ils viennent braver les mœurs publiques, se vautrer dans la fange, courir devant les tombereaux et hurler leurs fureurs !… C’est le moment d’offrir encore au monde le spectacle de tout le judaïsme ; il n’y manque que les prophètes, car nous avons les miracles, car Dieu marche au milieu de nous, car ses prêtres, gorgés de sang, demandent toujours, en son nom, le massacre et l’extermination[5].

Vous reste-t-il quelque doute sur cette continuelle substitution des prêtres à Dieu ? Souvenez-vous de cette vérité, qui vous sera toujours plus certaine, plus vous y réfléchirez.

Dieu n’ordonne ni ne peut ordonner le crime.

Qu’on ne dise pas, que ce qui nous paraît l’être ne l’est pas pour lui. Il me donnerait le droit de le juger s’il descendait jusqu’à moi. Armerait-il la main d’un homme pour lui faire commettre un assassinat, il serait coupable de complicité ; Dieu serait donc criminel… Oui ! un crime serait crime, quand Dieu même en serait l’auteur ; mais cela ne peut être.

Dieu tomberait du trône de l’univers, du moment où il cesserait d’être moral et juste.

J’ai insisté sur ces fraudes indignes. On les donne pour antécédens au christianisme ; on appuie la plus divine religion sur un échafaudage de forfaits ; on veut nous rendre juifs sous le nom de disciples du Christ. Savez-vous pourquoi ? parce que les prêtres juifs étaient les maîtres de la nation, et que les prêtres chrétiens, en invoquant les fraudes et les crimes de leurs prédécesseurs, espèrent se rendre nos maîtres.

Oseriez-vous traiter ces discours d’impies ?… Je défends la Divinité outragée ; vous, vous calomnieriez sa justice… Lequel serait l’impie de vous ou de moi ?…

Vos prêtres et vos prophètes ne me feront pas voir l’Éternel autre qu’il n’est ; permettez-moi de croire que ses interprètes furent ce qu’ils devaient être. Répondez-moi : ces crimes abominables, ces basses folies, n’ont été par eux ni commandés, ni exécutés. Des faussaires les leur attribuèrent ; nous serons d’accord : je repousse comme indigne d’eux ce qui les avilit et les dégrade. J’accepte d’eux tout ce qui les honore.

Ainsi j’accepte, comme vous, la loi dictée à Moïse sur le mont Sinaï. Je monte avec lui sur la montagne sacrée. Une voix l’appelle ; les flammes ondoyantes frappent mes yeux. Je sais comment on peut embrâser une forêt et grossir sa voix derrière un buisson ; je cherche des yeux la main incendiaire, mon oreille cherche à deviner cette voix. La voix reprend, et s’écrie :

Je suis l’Éternel ton Dieu.

Ces grands mots ne m’imposent pas, j’observe Moïse ; mais enfin la voix s’écrie :

« Aimez votre père et votre mère ; respectez votre prochain dans sa personne, dans ses biens, dans sa réputation… »

Mon doute cesse, l’éclair luit, le tonnerre gronde ; mais j’ai reconnu Dieu plutôt à sa morale qu’à son tonnerre.

Mais pourquoi suis-je obligé de combattre les livres juifs ? y a-t-il encore un peuple juif ? ses bannières sanglantes flottent-elles autour de Raba ou de Benjamin ? Jahel médite-t-elle l’assassinat de son hôte, dormant sur la foi de leur vieille amitié ? le temple est-il debout ? et le grand-prêtre a-t-il fait sortir du sanctuaire le commandement de la perfidie et du crime ? Je regarde, et je ne vois partout que des misérables errans sur la terre, sans patrie, sans rois, sans protecteurs ; abandonnés aux caprices des nations, aux glaives, aux bûchers, aux tortures ; détestés et méprisés, hors de la loi commune, immondes pour tous les hommes, comme l’animal qu’ils flétrirent de ce nom ; partout victimes du fanatisme, dont ils aiguisèrent les poignards. Voyez le fruit qui leur est revenu de leurs maximes homicides. On les frappe de leurs propres armes, on les poursuit sans pitié : tel, dont les cris d’angoisse d’un animal suspendraient la colère, s’anime au carnage en déchirant les entrailles d’un juif.

Je frémis en traçant ce tableau ; mais j’y reconnais l’expression toujours nouvelle de la colère divine excitée par les crimes commis, au nom du ciel, par ce peuple de lâches et de brigands. Il était dans l’ordre des choses divines et humaines que celui qui prêcherait le meurtre et l’extermination fût exterminé ; cela devait être, ou l’univers était sans Dieu, ou son Dieu sans justice. Mais Israël est proscrit et désarmé. Couché sur les marches de l’autel, entre les mains des sacrificateurs, il y demande la vie ; la vie, qu’il n’accorda jamais aux vaincus, qu’il ne devrait pas obtenir si ses lois étaient vos lois, que vous devez lui laisser pourtant ; car, ô peuples de l’Europe ! ô prêtres de la loi nouvelle, vous vous conduisez en juifs, et vous êtes chrétiens !…

Vous êtes chrétiens, et je le suis ; je le suis bien mieux que vous, peut-être. Je le suis par le hasard de la naissance, par ma détermination, par l’entraînement de mon cœur.

J’ai examiné toutes les sectes, comparé tous les cultes ; la loi des chrétiens m’a paru la plus pure : elle s’approche le plus de la raison humaine, ou plutôt c’est elle, mais élevée, mais agrandie ; fortifiée par une cause divine : c’est la raison, dépouillée d’erreur, hors des passions et d’un monde vain : c’est la Divinité demandant à s’unir à l’homme, autant que cette union est possible, et restituant à la nature humaine toute la perfection où elle peut atteindre.

Révolté des discours des théologiens, j’ai cherché dans les livres des apôtres le Christianisme et son auteur. Je me suis dit : si le sort m’eût fait son contemporain, et qu’on m’eût proposé de me mettre au nombre de ses disciples, n’aurais-je pas demandé à le connaître ? Il s’annonce par des miracles, m’aurait-on répondu : le paralytique le voit et marche ; le malade l’implore, il est guéri ; le Lazare sort de la tombe… Ces miracles m’auraient étonné ; peut-être aurais-je refusé d’y croire ; peut-être, en y croyant, n’aurais-je point quitté mes dieux. Les miens aussi, aurais-je pu répondre, ont opéré des prodiges. Les monumens les attestent : ils changèrent, embellirent la nature ; et chaque pas que je fais sur la terre me prouve leur toute-puissance. Les eaux, les vents, les animaux, les plantes, et les rochers même ; ces rochers, sans organes, et qui me redisent pourtant la voix de tous les êtres, me rappellent tous un miracle, et non-seulement le rappellent à ma pensée, mais beaucoup le répètent à mes yeux[6], mais si l’on eût ajouté : Ce législateur, ce sage, ce prophète, ce fils de Dieu, dit aux hommes : Je suis venu apporter le glaive et non la paix, diviser les familles, commander le massacre de ceux qui ne voudront pas venir avec moi. Je me serais écrié : Tu pourras me faire tuer, mais non pas faire que je te suive ! Eh quoi ! m’eût répliqué le disciple fidèle, ne voyez-vous pas la calomnie ? N’en croyez que lui seul. Vous vouliez le connaître, venez, il endoctrine le peuple… Le voilà ; écoutez et prononcez.

Je ne l’ai pas vu, je n’ai pu l’entendre, mais j’ai lu et je prononce.

J’ai sincèrement étudié les diverses religions ; j’ai cherché leur divinité en elles-mêmes. L’univers, considéré, non-seulement dans son immensité, mais encore dans la plus petite de ses parties, m’a prouvé son sublime auteur. Je l’ai reconnu dans les lois immuables prescrites à la multitude des mondes jetés dans l’espace, et dans celles données à chaque être en particulier. Je l’ai reconnu dans le génie de l’homme et dans l’instinct des animaux. Tout m’étonne, mais tout me pénètre d’admiration et d’amour : les moyens me sont cachés, mais le but est incontestable, la conservation et l’ordre. Ainsi, l’univers et ses parties me prouvent et m’expliquent l’Être-Suprême.

Ce que j’ai deviné en voyant ce grand spectacle, ce que j’ai lu sur le front des étoiles comme dans le calice des fleurs, sur les vagues des mers comme au fond des vallées, tous les hommes ont pu le voir. S’ils ne l’ont pas fait, c’est inattention, c’est préoccupation d’un esprit égaré par des passions ou des préjugés ; et la preuve, c’est qu’ils le voient dès qu’on leur apprend à voir.

J’ai vu un Dieu créateur, parce qu’il y a une œuvre ; un Dieu conservateur, parce qu’il a mis dans tous les êtres les moyens de conservation. J’ai vu un Dieu bienfaisant, parce que la création est un immense bienfait ; mais ce que j’ai vu plus clairement encore, c’est que Dieu avait cessé de produire tout-à-coup. Une fois son ouvrage sorti de sa pensée, il s’arrêta et s’interdit à lui-même un nouveau travail, ou plutôt il était dans la nature d’un être parfait de ne pouvoir produire en divers temps.

Sachant tout, prévoyant tout, ne pouvant ni oublier ni apprendre, il ne peut ni changer de dessein, ni tâtonner, ni cesser de vouloir, ni ajouter à sa volonté. Aussi l’univers est toujours ce qu’il fut, et la succession des siècles et des âges n’a vu ni une planète dévier de sa marche, ni une espèce d’animal perdre son caractère, ni une autre espèce venir au jour. Que dis-je ! pas même un brin d’herbe nouveau se placer sur la terre.

Tout fut donc à la fois achevé dans l’univers physique ; et, si je puis le dire ainsi, tout dût l’être dans l’univers moral ; tout le fut en effet ; autrement les animaux auraient été privilégiés sur l’homme. Leur instinct fut complet dès le premier moment, et l’homme n’aurait pas reçu d’abord toute la raison qu’il devait avoir ! Son histoire, et les monumens de son génie qui, comme le berceau du premier homme, se perdent dans la nuit des temps, prouvent le contraire. Il y eut des époques où il ne savait pas autant, parce qu’il n’avait pas autant observé ; mais il avait la même aptitude à savoir. Puis donc, que cet univers, toujours le même, m’a révélé Dieu ; il a dû, aux premiers âges du monde, le révéler aux premiers hommes, et Dieu n’ayant plus rien ajouté ni à l’univers, ni à nous, l’univers n’a pu jamais nous donner, et jamais nous n’avons pu prendre, ni de lui, ni de son auteur, des idées nouvelles.

Il résulte de là que Dieu s’est fait connaître dès les premiers jours par ses ouvrages, par la raison de l’homme, autant qu’il est entré dans ses desseins de le faire ; et que, depuis ce premier moment, la création n’ayant point changé, ni notre raison, cette révélation n’a pu changer. Dieu se montre à nous tel qu’il se montrait dans les premiers jours ; prétendre le contraire, c’est le plier aux misères humaines, c’est ôter à ses desseins toute idée de grandeur et de stabilité.

La véritable religion, qui n’est que la morale unie à la connaissance d’un Dieu, date donc du moment où l’homme eut une famille. Nos passions et nos faiblesses ne nous ont pas souvent permis à tous de la connaître dans toute sa pureté ; d’ailleurs, il est, presque toujours, de faux docteurs intéressés à nous cacher la lumière en se mettant entre nous et le ciel. Mais aussi, à plusieurs époques, d’autres hommes allumèrent le flambeau dans les ténèbres ; ils nous montrèrent cette religion sainte, dont nos cœurs nous attestèrent la vérité.

Celui de ces hommes qui sera le plus d’accord avec la voix intérieure qui parle à ma conscience et à mon cœur, se sera le plus approché de la vérité que je cherche.

Ainsi, j’ai parcouru tous les âges et tous les climats, j’ai écouté les sages et les législateurs.

Tout ce qui n’a pas été d’accord avec mon cœur, et qui s’est trouvé en opposition avec ma raison, je l’ai rejeté comme faux, et sans hésiter. Je n’ai pas dit au-dessus de ma raison parce que, nécessairement bornée comme ma nature, elle ne peut m’expliquer tout ce qui est. J’ai jugé de son ignorance en l’interrogeant sur moi-même ; elle n’a pu me dire ni comment j’existe, ni me dévoiler le secret ressort qui me fait mouvoir. J’ai donc admis tel dogme que ma raison ni mon esprit n’ont pas conçu, si mon cœur me l’a démontré, l’a accepté, et s’il n’a pas été une création intermédiaire ; car, je le répète, je ne reconnais point de création successive en morale, pas plus que dans le monde matériel : tout fut complet dès le premier jour.

Ainsi, par exemple, il est des dogmes primitifs que la raison ne peut comprendre ; mais le cœur les accueille et les chérit, parce qu’il trouve en eux un appui, une espérance, une consolation. Leur nécessité prouve leur vérité ; le consentement de tous les hommes, leur céleste origine : telles sont l’immortalité de l’âme et les récompenses après la vie.

Tous ceux qui nous les révélèrent furent inspirés du ciel : Brama, Numa, Mahomet.

Quant à la morale qui en découle, elle est divine ; et c’est parce qu’il en découle une morale divine que ces dogmes sont vrais.

Au contraire de ces dogmes, il en est d’autres repoussés par la raison et non admis par le cœur ; ils sont inutiles ou dangereux. Dans l’un et l’autre cas, ils sont également faux. Quand Dieu refuse à notre raison la possibilité de croire, et en même temps à notre cœur le sentiment qui fait aimer, et par conséquent le désir d’admettre ce que la raison repousse, il nous dit : Ce sont-là des mensonges vains ou d’indignes faussetés.

Vous êtes à même, maintenant, de connaître jusqu’à quel point vos législateurs et vos prophètes vous ont fidèlement rendu les paroles de l’Éternel, et si je vous trompe ou veux vous tromper. Il sera plus facile de m’injurier que de me répondre, de me persécuter que de prouver mes erreurs.

Malheureusement, en vous montrant la lumière ils la voilèrent, dans la crainte que votre vue n’en pût soutenir l’éclat. Ces voiles vous parurent lumineux, tandis qu’ils n’étaient qu’un obstacle au jour de la vérité ; et vous prîtes pour elle cela même qui vous la cachait…

Déchirez ces voiles… et voyez !…

Le jeune aiglon baisse peut-être la paupière devant le premier soleil qui le frappe ; mais il s’obstine à la relever, et tous les feux du jour entrent, sans l’éblouir, dans son œil vigoureux. Le hibou ferme son œil à la lumière, et ne peut plus vivre que dans les ténèbres.

Les fables mêlées à la vérité finissent toujours, pour le vulgaire, par être la vérité même. Il néglige sa recherche pour s’occuper des sottises impertinentes inventées pourtant, quelquefois, pour le faire croire plus aisément à ce qu’il est utile de croire. Mahomet profite d’une maladie pour se donner un air d’inspiré ; l’Alcoran, dit-il, lui vient du ciel, feuille à feuille. Les préceptes de ce Livre sont divins, ils descendirent du ciel en même temps que l’âme de l’homme. Mahomet les apprit d’elle ; mais les peuples ne les auraient point admis s’il les leur avait présentés comme je vous les présente. Sa fraude eut donc un but d’utilité ; mais le résultat en est funeste. Nous exterminons les mahométans parce qu’ils ne veulent pas croire que le Saint-Père a reçu le pouvoir de lier et de délier ; ils nous exterminent parce que nous soutenons que l’ange Gabriel ne portait point le Coran au prophète. Certes, nous ne nous ferions pas la guerre pour nous forcer à convenir que ces mots du vainqueur de la Mecque : « Faites du bien aux pauvres et parlez-leur avec douceur ; mesurez à bonne mesure et pesez à bon poids ; ne soyez point superbes, vous ne serez jamais aussi grands que les montagnes »[7] ; et ceux-ci, de Jésus : « Aimez-vous les uns les autres ; que celui qui n’a point péché jette la première pierre » ; expriment des vérités incontestables ou contiennent des préceptes divins. Mais Mahomet, indépendamment de la raison d’utilité, qui lui fit employer le merveilleux auprès d’un peuple avide de contes et de merveilles, eut encore un but personnel. Il voulut s’assujétir la terre, et il fonda l’autel pour en faire la base de son trône ; il dut, pour y parvenir, l’entourer de fables et de nuages. Les hommes aiment les mystères, l’obscurité leur paraît toujours profondeur. Les ombres nous étonnent et nous épouvantent ; la nuit nous est sacrée. Nous ne concevons la Divinité que dans l’immensité des nuées, et cependant jamais elle ne se manifesta d’une manière plus expresse que par la lumière. Tous les législateurs, tous les prophètes, moins un seul, obscurcirent la vérité, dans leur intérêt ou dans le nôtre ; quelques-uns nous la présentèrent sous des emblêmes ingénieux, comme les prêtres d’Égypte et les poëtes de la Grèce.

Les prêtres d’Égypte crurent devoir laisser à chacun le soin de la dépouiller de ses voiles, et se faire ainsi une conquête particulière d’un bien commun à tous. Les philosophes la mirent à nu et la confessèrent publiquement ; mais les peuples crièrent au blasphême : ils repoussèrent Dieu pour adorer ses ornemens ; et Socrate fut assassiné comme athée par un peuple idolâtre.

Les poëtes de la Grèce secondèrent les prêtres du Nil. Leur imagination riante s’empara de la science. Ils ouvrirent les cieux à l’homme ; mais ils firent descendre les dieux sur la terre. Ils unirent la terre et le ciel par la chaîne des vertus, des besoins et des passions ; mais il arriva de ce mélange, que si les hommes, sur leur lyre brillante, furent quelquefois égaux à la Divinité, les dieux se ravalèrent souvent au-dessous de l’espèce humaine. La multitude des puissances célestes fit enfin perdre Dieu de vue : le peuple crut l’Olympe désert, après l’avoir vu rempli d’habitans ; il était plus athée que païen lorsque Jésus parut.

Je viens de nommer mon maître ; oui, c’est lui dont la voix est à l’unisson avec mon âme. C’est à sa suite que je marche, c’est lui que je confesse. Sa mission fut d’éclairer les hommes, de les ramener à Dieu et à la vérité. Sa mission fut divine, et la preuve en est dans sa vie.

Il ne veut point s’élever un trône, il ne fait point parler le ciel dans l’intérêt de son pouvoir ou de son orgueil ; il n’égare point dans un horrible désert une horde barbare pour lui imposer sa famille et son ignorance sanguinaire. Sa main n’est point armée du glaive des conquérans, il n’a ni extases, ni révélations.

Il est né dans la misère, et la supporte sans bassesse, sans envie et sans orgueil. Il ne désire, ni fortune, ni pouvoir, ni renommée. Il ne refuse ses consolations à personne, et ne recherche les hommages d’aucun. Si on le suit, c’est comme on suit un père, un ami, un bienfaiteur. Loin d’avoir un intérêt personnel à éclairer les hommes, il sait qu’en les éclairant il court à la mort : c’est la torche brillante qui ne nous éclaire qu’en se consumant.

Sa morale est pure et sans mélange d’erreurs, son âme est indulgente ; elle est d’autant plus miséricordieuse, qu’elle n’a point de fautes à se reprocher. Au-dessus de l’humanité par sa sagesse, il l’est par sa clémence.

Il n’est point venu (lui-même le dit), apporter une loi nouvelle, changer la loi, mais l’accomplir, c’est-à-dire, ramener les égarés, dissiper les ténèbres de l’erreur.

Ses moyens sont, dans la vérité qu’il annonce, sa force dans sa bonté ; sa récompense est dans notre bonheur.

On l’injurie, et il détourne la tête ; on le fait souffrir, et il prie. Il meurt, et son dernier soupir est un vœu pour ses ennemis.

Ah ! si jamais la terre entendit la voix du ciel, c’est lorsque Jésus parlait aux hommes.

Maintenant vous me demanderez s’il était Dieu ? Je vous répondrai : je crois de lui ce qu’il en a dit lui-même. Montrez-moi sa réponse, et recevez-la de moi. Mais à quoi bon cette demande ? Il ne vint pas nous dire ce qu’il fallait croire, mais ce qu’il fallait faire. Si je conviens avec vous de la divinité de sa morale, qu’en sera-t-il de plus si j’ajoute : il était Dieu. Et d’ailleurs, que me voulez-vous ?

Le sectaire le plus croyant pense-t-il être meilleur chrétien que moi ? Chrétien qui n’as point de doutes, prouve-nous ta foi par tes œuvres ? Élève, autant qu’il est donné à l’homme de le faire, élève tes mérites jusqu’aux mérites du Christ. Tu dois d’autant plus le prendre pour modèle, que tu prétends l’honorer plus que moi. S’il est vrai que tu sois son disciple fidèle, je t’ouvrirai mon cœur sans crainte ; ma faiblesse trouvera un appui dans ta force. Moi, que tu dis un chrétien imparfait, je viens à toi avec un amour de frère ; toi, chrétien pur, tu m’accueilleras avec les sentimens d’un père tendre. Tu ne me persécuteras point, tu ne me tueras point ; tu mourrais pour moi, s’il le fallait pour mon salut ; car, si tu ne me trouves que les vertus d’un homme, tu dois chercher à me montrer les vertus d’un Dieu ; chrétien rigide, tu m’aimeras ; ta rigidité doit être rigueur pour toi, clémence pour moi ; tel fut le Christ. Tu m’aimeras, te dis-je, malgré mes erreurs ; car tu connaîtras que je crois tout ce que je puis croire, et surtout que je fais tout le bien que je puis faire. Ton maître et le mien n’en demandait pas davantage.

Mais cette question est oiseuse. Je rendrai compte à Dieu de ma croyance. Je ne dois aux hommes que de me bien conduire ; je ne dois aux chrétiens que de me conduire d’après les leçons de notre guide. Si je les mets en pratique, je suis chrétien. S’ils croient à sa divinité, et qu’ils ferment l’oreille à sa voix et marchent dans d’autres voies, seront-ils également chrétiens ?

Vous le savez ; mon maître vécut pauvre et sans ambition. Il fut persécuté, assassiné, et cependant il a laissé après lui de prétendus disciples ou successeurs avides de richesses et de vaine gloire, intolérans, persécuteurs et assassins. Ils commettent tous les crimes au nom du modèle de toutes les vertus.

Ainsi, le crocodile imite les pleurs des enfans pour dévorer les mères, et Judas embrasse le juste pour le faire connaître aux bourreaux. Cependant il a toujours existé des disciples dignes du maître. Des prêtres vénérables, des évêques aussi remarquables par la modestie que par la science, par leur rigorisme envers eux-mêmes que par leur indulgence pour la faiblesse d’autrui, lui succédèrent ; et la chaîne de ces vertueux ministres des autels s’est prolongée jusqu’à nous, et s’étendra jusqu’à la fin des temps. J’espère plus encore pour ramener sur la terre le règne d’une religion pure, consolatrice, pacifique, bienfaisante et tolérante, du christianisme en un mot, sur leurs lumières et leurs vertus, que sur tous les efforts de ceux qui ne sont pas, comme eux, les chefs et les flambeaux de l’Église. Il y en a, de ces véritables ministres du Seigneur, dans tous les royaumes de l’Europe ; il y en a, surtout en France. Ceux-là disputent peu, ne damnent jamais, laissent à chacun la liberté de sa pensée, et ne contraignent à suivre leur maître que par la force des bienfaits : douce violence ! contre laquelle personne n’est en garde, et que nul ne cherche à repousser.

Cependant l’ambition s’empara des disciples ; ils fondèrent une société nouvelle ; il y eut un empire dans l’empire. César et le sénat régnaient publiquement sur les peuples, mais les évêques gouvernaient en secret les chrétiens. Quand les empereurs devinrent chrétiens, les évêques avouèrent d’abord leur suprématie ; mais l’empire tomba sous le fer des barbares, le flambeau des lettres s’éteignit ; et dans ce désordre affreux, les nations, autrefois vaincues, s’étant emparées des débris de l’empire, les esclaves ayant imposé leurs chaînes à leurs maîtres, tout croula, le trône d’Auguste et les temples de l’Olympien, les tribunes du Lycée et du Forum. Les barbares, étonnés eux-mêmes de leur victoire, embarrassés de leur triomphe, tournaient encore les yeux vers le Capitole ; ils cherchaient quel héros oserait y reprendre le sceptre du monde. Ce héros avait marché à la faveur des ténèbres ; il avait gravi, en rampant, les marches du trône. Sa petitesse et l’obscurité avaient empêché de l’apercevoir. Le héros s’assied enfin sur la pourpre, et s’écrie : Je suis Dieu !

Ce Dieu était un homme, ce héros était un prêtre.

Il se dit infaillible, armé du double glaive, ouvrant et fermant le ciel à son gré, successeur de Dieu, Dieu lui-même ; car enfin, que peut la Divinité que ne puisse son vicaire ?

Aussitôt s’élèvent, de tous les lieux, des multitudes de voix. L’innombrable armée répandue, disséminée sur toute la terre, sous les noms d’évêques, de prêtres, de clercs, de moines, d’ermites, de nonnes, de dévotes, de fanatiques enragés, et de pauvres idiots, s’écrie, et s’écrie sans cesse :

À genoux, mortels ; voilà l’homme ! voilà Dieu !

À ces mots les hommes tombent la face contre terre ; les uns étourdis par le bruit, les autres effrayés ou timides, ou abusés, ou entraînés par le mouvement général. Les ténèbres les enveloppent ; la nuit de la barbarie a multiplié ces voiles ; et, dans cette obscurité profonde, ces voix, qui sortent des brouillards de la terre, semblent tomber des nuées du ciel. Alors tous les hommes tremblent, et s’écrient : Il est vrai, c’est Dieu lui-même ; Dieu règne dans Rome et sur nous !…

Cependant quelques-uns, moins crédules ou plus hardis, se relèvent. D’abord ils ne peuvent voir ; peu à peu leurs regards s’étendent, les ténèbres s’entrouvrent, enfin le souverain du Capitole leur apparaît. Ils rient ou murmurent : d’autres vont se relever comme eux ; mais les fervens et les dupes sont à côté des téméraires, et les poignardent. La terreur et le sang achèvent l’œuvre des ténèbres.

Voilà la cause des malheurs des hérétiques.

Les rois ont d’abord secondé les prêtres, espérant régner plus despotiquement sur des peuples superstitieux. Ils s’aperçoivent que les prêtres veulent les subjuguer eux-mêmes ; ils prennent les armes.

Voilà les motifs des guerres du sacerdoce et de l’empire.

Cependant les peuples pourraient briser le joug ; il faut les occuper, il faut d’ailleurs conquérir l’Asie ; si l’on n’y réussit pas, on fera toujours exterminer les chrétiens inquiétés par les Mahométans.

C’est le motif des croisades. Voilà pourquoi, mes amis, vous êtes malades, estropiés, misérables, et la plupart peut-être, au moment de mourir, après avoir vu périr vos femmes, vos enfans, vos pères, vos amis, après avoir massacré vos prétendus adversaires, et leurs amis et leurs enfans ; voilà pourquoi l’on prêchera, jusqu’à la fin des siècles, l’extermination des hérétiques, des infidèles et des philosophes, et qu’on s’opposera aux progrès des lumières ; car ce sont les lumières et le jour qui chassent les fantômes et les assassins.

Il faut enfin, pour rendre la paix au monde, il faut démontrer par la raison, et, s’il est nécessaire, par la plaisanterie et le sarcasme, que dans les livres juifs, il n’y a de Dieu que ce qui est digne de lui ; que si des fous ou des méchans parlèrent en son nom, leur méchanceté ou leur folie ne prouve que leur imposture et leur perversité. La raison démontrera la vérité de tout ce qui est bon, juste, et moral ; la plaisanterie n’oserait l’attaquer. Quant à ce qui ne sera ni juste, ni bon, ni moral, j’espère que la fausseté en sera démontrée, et la parole de Dieu sortira pure de ce chaos.

Si partout les gens de bien ont imité nos exemples, les livres sacrés de tous les peuples seront purifiés de toutes les indignités dont ils furent chargés ; la pure voix de Brama retentira dans l’Inde, celle de Mahomet dans l’Arabie. Les hommes, jusque-là divisés, et se haïssant pour la cause du ciel, seront bien étonnés de voir que l’Éternel, partout le même, a dicté partout les mêmes lois. Ils seront plus étonnés encore de trouver dans leurs cœurs que la révélation faite aux prophètes l’a été également à chaque homme en particulier, et presque dans les mêmes termes. Alors, déposant leurs haines et leurs préjugés, ils s’aimeront tous, ou du moins reconnaîtront que Dieu, leur père commun, les regarde tous comme ses enfans, et ne les a mis dans ce monde que pour s’aimer et se secourir. »

Ici le vieillard s’interrompit, ses larmes coulaient.




  1. Zoroastre.
  2. Telle est celle qu’on doit tirer du forcez-les d’entrer qui n’est qu’une invitation bienveillante faite à des gens honteux qui, voyant Jésus à table, où ils n’osent se mettre malgré qu’on les y appelle, et l’envie qu’ils en ont, sont bien-aises qu’on ne s’arrête pas à leur faux refus.

    Un amant à qui l’on aurait dit qu’il peut donner sans crainte un baiser à la femme dont il est aimé, au moment où elle lui dit non, se croirait-il en droit de violer la maîtresse d’un autre. Telle serait, par analogie, la conséquence du système catholique.

  3. Citons un fait :

    Fatigué du gouvernement théocratique, il demande un Roi ; Samuel lui dit en propres termes : Demander un Roi, c’est renoncer à Dieu. Vous voyez pourtant qu’il ne renonçait qu’à ses prêtres. Il n’ajoute pas : et reconnaître des dieux étrangers, parce qu’ils demandent cette fois un Roi juif, Roi qu’il est sûr de faire mouvoir à son gré, et en effet, à la première désobéissance, il le maudit et le détrôna.

  4. Élie, bien supérieur à Diogène, court tout nu, pendant trois ans, dans les rues de Jérusalem. Dieu le lui a ordonné.

    Ézéchiel mange des excrémens humains. Dieu le lui a ordonné.

  5. Le lecteur ne doit pas oublier l’époque où parle le vieillard, et les lieux où il est.
  6. Tels que les éruptions de l’Etna, l’écho, etc.
  7. Coran, chap. du voyage de nuit. Dans ce livre, peu connu, il y a peu d’ordre et beaucoup de redites ; mais il y a des morceaux charmans et d’autres sublimes. Il est rempli de petits contes à la manière arabe. C’est dans le chapitre suivant, celui de la Caverne, que Voltaire a pris l’idée d’un de ses plus jolis romans. L’aventure est racontée comme arrivée à Moïse ; dans ce chapitre se trouve cette définition de la vie, qui me paraît si pittoresque :

    « La vie de ce monde est semblable à la rosée du ciel ; elle tombe, et les herbes de la terre reverdissent ; le matin, un vent souffle ; et, sèches comme la paille, il les disperse devant lui. » Traduit de la traduction de Duryer.