Le Moine et le Philosophe/Tome 3/I/XXXIII

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Le Roi (3p. 52-57).


CHAPITRE XXXIII.

La Prière du Vieillard.


Le discours du vieillard avait ému tous ses auditeurs ; le sectateur d’Ali ne craignait plus les regards du disciple d’Omar, le Grec osait s’approcher du Latin, et le Juif cessait d’être un objet de mépris et de haine universelle. Florestan détestait sa cruauté ; le moine, étonné lui-même, se cherchait, et avait peine à se retrouver ; cependant, il faisait bonne contenance, et retenait Florestan, prêt à détester, à haute voix, ses prétendus crimes.

Après un moment de silence, le philosophe reprit en ces termes :

Mes amis, pardonnez ces larmes à malheurs et aux vôtres : les yeux guerrier n’en sont pas déshonorés quand il les verse après le combat, quand la pitié les lui arrache. Hélas ! je fus époux et père ! j’avais une patrie, et je suis errant loin de ses rives chéries ; je suis errant sur cette terre désolée que le fanatisme a baignée de mon sang, et où il m’a contraint de répandre le vôtre. J’ai tout perdu quand l’âge me rendait plus précieux encore les biens que le ciel m’avait accordés ; et je ne détesterais pas ce fanatisme cruel, auteur de tous mes maux ; et je ne chercherais pas à désarmer ses mains parricides ! Ah ! mes amis, ayez pitié d’un malheureux père, seul, au déclin de ses ans ; à côté de la tombe de son fils ; séparé de tous ceux qu’il aime, peut-être tous, hélas ! moissonnés par le temps et le malheur ! Mais, que dis-je ? je me plains, et je ne suis pas sûr qu’il ne me reste pas un cœur où je puisse déposer mes larmes. Combien d’infortunés n’ont pas même la douceur de l’incertitude ! Et si tout m’est ravi, combien sont encore plus misérables que moi… J’ai su me créer une famille nouvelle, que le fanatisme ne saurait m’enlever ; les malheureux me resteront : vous me resterez, mes enfans, et de nouvelles victimes viendront gémir et espérer sur ces couches hospitalières. Je serai votre bienfaiteur et votre père tant que j’habiterai parmi vous : heureux si vous payez l’amitié que j’ai pour vous par celle que je vous désire les uns pour les autres !

À ces mots, le vieillard lève les yeux au ciel, et, d’un ton pathétique et tendre, il dit :

Grand Dieu ! maître de toutes les nations, père de tous les hommes, toi que le fanatisme invoque et calomnie ; tu vois dans cet hospice des misérables de tous les pays. On les a conduits dans cette région fameuse par tant de crimes, afin que, s’égorgeant entre eux et tombant en holocauste sur tes autels déshonorés, leurs dépouilles fussent partagées par tes faux prêtres. Le malheur et la pitié les ont réunis dans ce lieu d’angoisse et de miséricorde ; ils y sont plus étonnés encore de ne pas se haïr que de vivre. Achève de les éclairer ; fais-leur reconnaître, aux traits de leur visage, qu’ils sont nés frères ; et aux sentimens d’amour ou de bienveillance ranimés aujourd’hui dans leur âme, qu’ils doivent vivre en frères. Reçois donc ici nos sermens, attestés par nos larmes, garantis par notre repentir, que ton nom va devenir pour nous le signal de la paix ; et que si jamais, à la voix de tes faux ministres, nous reprenions les armes impies dont ils chargèrent nos mains, ce serait pour repousser loin de nous ceux qui nous commanderaient de nous haïr.

Alors, il s’adresse à ses malades, et leur dit : Venez tous dans mes bras, et jurez-y de vous aimer !…

Aussitôt, vous eussiez vu les malades quitter leurs lits, se grouper autour du vieillard, le presser dans leurs bras, se donner entre eux le baiser de paix, et aller embrasser dans leurs lits ceux que la faiblesse ou la douleur y retenaient ; les Indiens, les Persans, les Égyptiens, les Tartares, les Français et les Juifs, et même le moine, qui, touché de ce spectacle, entraîné par l’exemple, attendri par la perfide éloquence du vieillard, pleurait comme les autres, mais pourtant malgré lui ; car, protestant intérieurement contre la violence que lui faisait le philosophe, il disait entre ses dents, au moment même où il pleurait le plus : Le scélérat ! le brigand ! l’athée ! l’antechrist ! … On raconte même, qu’en pressant dans ses bras ce dangereux hérétique, l’exemple de saint Aod lui revint à la mémoire ; et, par une soudaine inspiration, lorsque le vieillard, après l’avoir embrassé, lui tournait le dos pour s’en aller, comme fit autrefois le roi Églon, il fouilla, lui bon moine, dans le gousset de sa culotte, sur sa cuisse droite, croyant y trouver son couteau pour le lui fourrer dans le ventre, selon l’expression des livres saints[1] ; mais ne l’y trouvant pas, il se remit tristement dans son lit en soupirant, et répétant toujours à voix basse :

« Le scélérat ! le brigand ! l’athée ! l’antechrist ! le philosophe ! … »




  1. Traduction de Calvin.