Le Moine et le Philosophe/Tome 3/I/XXXVIII

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Le Roi (3p. 122-135).


CHAPITRE XXXVIII.

Miracle et Martyre.


Nous avons laissé Laurette couchée sans connaissance à la porte du souterrain ; en revenant à elle, sa voix appela de nouveau son frère, mais le jour qui se levait sur sa tête lui fit connaître que déjà son frère s’était retiré ou qu’il ne sortirait jamais de ces lieux ; elle essaya, mais en vain, d’y pénétrer ; son effroi l’arrêta ; elle pressa de ses questions les serviteurs du vieillard ; la crainte de la contagion leur empêchait de lui répondre ; elle résolut donc de veiller et le jour et la nuit, jusqu’à ce qu’elle eût revu son frère, et de temps à autre l’infortunée allait sur le seuil des catacombes, où sa voix gémissante l’appelait.

Assise à la première heure de la nuit auprès de ces rochers, elle entendit les pas d’un homme : c’était le moine ; il entra. Laurette réfléchissait à ce qu’elle devait faire, quand elle entendit derrière elle un bruit nouveau : on s’approche, on entre : c’était Florestan. Elle crut le reconnaître ; sa curiosité devint plus vive, et l’emporta sur ses terreurs ; elle fit un pas en avant, sortit, rentra ; enfin, la lueur de la lampe ayant frappé ses yeux, elle s’avança vers elle lentement ; s’arrêtant, hésitant, portant ses mains pour rassurer ses pas, tantôt sur des tombeaux, tantôt sur des ossemens ; et, malgré sa terreur, poussant des cris étouffés toutes les fois que ses mains rencontraient ces objets affreux ; ces cris et ces gémissemens furent répétés et multipliés par les voûtes sonores.

La crainte d’être découverte l’arrêta loin des deux chrétiens, mais son oreille attentive saisit une partie de leur projet : elle en frémit. Elle mangeait depuis long-temps le pain du vieillard, elle résolut de le sauver ; sa voix, lorsque les cris de vengeance eurent épouvanté les corbeaux et les vautours dont cette caverne immense, où les attirait l’odeur des morts et la certitude d’une horrible curée, était l’asile, fit entendre parmi les cris lugubres de ces animaux et le battement de leurs grandes ailes, ce cri menaçant : tremblez, scélérats, tremblez ! Elle voulut effrayer les conjurés, mais son effroi fut plus grand que le leur, au tumulte horrible que firent dans ces catacombes, jusque-là silencieuses, ces oiseaux de carnage ; elle crut, comme le moine, ouïr l’enfer déchaîné ; elle crut que les démons étaient venus, non pour les arrêter dans leur entreprise, mais pour les y seconder. Ses genoux tremblèrent, ses cheveux se dressèrent : elle se traîna jusqu’à l’issue de la caverne, où elle n’arriva qu’après les deux héros ; elle les vit sortir, et avec eux des monstres dont elle ne put distinguer la nature, qui, poussant d’effroyables cris, se perdirent dans les airs : c’étaient les vautours. Florestan et le moine l’eurent bientôt devancée.

Cependant le désir d’être utile, la vue des masses de fumée, où déjà l’œil sentait la présence de la flamme, quoique encore voilée, redoubla ses forces : elle se mit à courir vers la maison en criant : tremblez, scélérats, tremblez !

Ils n’entendirent point ses menaces ou les méprisèrent.

Serrés l’un contre l’autre, s’encourageant ainsi, se confirmant dans leur magnanime dessein, ils arrivèrent à la porte de l’hospice ; tout-à-coup, comme si leur présence devait être le signal de l’explosion, les flammes, après une détonation affreuse, s’échappent, s’élancent, jaillissent dans des tourbillons de fumée ; bientôt ces tourbillons s’embrâsent et les flammes avec l’impétuosité d’un fleuve aux ondes nombreuses, se précipitant des rochers escarpés, débouchent de toute la largeur de l’édifice, et montent si rapidement et si haut, qu’il semble que les feux du ciel tombent sur la terre.

Les toits de l’édifice à moitié consumés, s’écroulent avec fracas ; les murs se fendent ; la fumée, refoulée par la flamme, ouvre avec violence, brise les fermetures des fenêtres et s’échappe ; avec elle, paraissent à toutes les ouvertures tous ceux qui ont la force ou le temps de fuir, tandis que les plus malades se traînent à côté de leurs lits embrâsés, ou déjà brûlent avec eux. Les cris des mourans, la voix de ceux qui pensant avoir trouvé une issue, bénissent le ciel ou appellent leurs amis ; la chute des poutres et des murs, le combat des feux et des vents, l’opposition de cette immense clarté avec les ténèbres universelles, et le retentissement lointain comme d’une armée qui semblait se précipiter vers le théâtre de l’incendie ; (bientôt on entendit la voix des hommes, le hennissement des chevaux, le choc des armes) tout contribuait à faire de cette nuit une nuit d’horreur, et de ces lieux, naguères si tranquilles, les lieux les plus épouvantables de la terre.

Cependant le moine et le chevalier poursuivaient leur sainte entreprise ; le moine mit le pied sur le cou du premier qu’il rencontra ; respirant encore, étendu près de l’hospice dont il venait de sortir à demi-brûlé ; il repoussa dans les flammes un juif qui s’échappait ; il reçut sur la pointe de son couteau un musulman qui sautait par la fenêtre ; et puis, se plaçant à côté de la porte, il fourra sa lame, à la manière de saint Aod, dans le ventre de tous ceux qui se présentèrent. Florestan, plus intrépide, était entré dans la maison ; il cherchait le vieillard : il avait juré sa mort sur l’hostie ; et, sous peine de damnation éternelle, il fallait qu’il le tuât : il n’alla pas loin ; le vieillard, réveillé par les flammes, courut d’abord à la chambre de Florestan pour l’aider à se sauver ; ne le trouvant pas dans son lit, et le croyant hors de péril, il cherchait à s’y mettre lui-même ; et il s’y mettait, si Florestan ne l’eût rencontré.

Ah ! mon fils, dit le vieillard en l’apercevant, vous alliez à mon secours comme j’ai couru au vôtre… Vous vivez, je n’ai rien perdu ! Il avait ouvert ses bras pour y presser Florestan… Le moment était propice ; sa poitrine était toute à découvert : le faible chrétien eut une espèce de honte de saisir cet instant : il recula, retint son glaive, et dit : Vil athée, ennemi de Dieu, ton amitié me fait horreur ; je suis ici pour verser ton sang criminel ; mais repens-toi si tu le peux, et meurs en détestant tes crimes !…

Le moine les voyait ; il vit la faute du chevalier ; et, craignant qu’il ne pardonnât à l’athée, il s’élança, tenant son couteau des deux mains et criant : Tue, tue le philosophe !… Florestan, tu l’as promis à Dieu… Mais en même temps une voix perçante criait au chevalier :

Florestan, Florestan ! épargne ce vieillard, souviens-toi de ton père : c’était la voix de Laurette. Le chevalier, que le reproche du moine avait rappelé à ses devoirs, avait levé le bras et son glaive allait tomber sur le vieillard, quand celui-ci s’écria… Florestan ! je suis le comte de Lansac… Êtes-vous mon fils ?… Mon père !… répondit le chevalier épouvanté !… mais son glaive avait commencé à tomber, et tomba, quoique faiblement, sur le vieillard, dont la poitrine fut frappée ; en même temps que son oreille entendit le nom sacré de père prononcé par son meurtrier.

Si ce père n’eût été un hérétique, son malheur arracherait des larmes ; si ce fils n’eût accompli les desseins de l’Éternel et les vœux de l’Église, son héroïsme serait un forfait exécrable ; mais loin de le maudire pour avoir frappé, il faut imiter le moine qui lui reproche sa lâcheté. Florestan, comme atteint de la foudre par la présence de son père, par la vue de son sang, par l’épouvantable spectacle du carnage et de l’incendie qu’il semblait n’avoir pas vu jusqu’alors, tomba roide sans force et sans mouvement. Le philosophe voyant le moine se précipiter sur lui, le couteau en avant, eut la force de le fuir. Il se rejeta dans la maison, espérant plus de pitié des flammes que d’un moine, celui-ci le poursuivit, et comme il allait l’atteindre, le plancher s’écroula, le vieillard tomba dans les flammes, et le moine resta debout sur un morceau de poutre, tenant encore contre un pan de muraille.

Ce mur, ce morceau de bois, étaient seuls en place ; à l’entour tout était écroulé. Le moine, isolé sur la poutre, ne pouvait être sauvé qu’en s’élevant dans les airs ; il regarda vers le ciel pour voir s’il n’en descendrait pas un ange, qui l’enlevât par le crâne, comme il arriva à Habacuc… L’ange ne descendit pas, mais les flammes des lieux inférieurs commençaient à monter. D’abord la fumée l’enveloppa ; elle disparut, et les flammes ondoyantes s’élancèrent en tournoyant. Assailli par elles, il criait d’une manière horrible. Il élevait ses bras vers le ciel ; il faisait de vains efforts pour escalader le mur. Cependant Laurette, à l’éclat de ces feux dévorans, l’ayant reconnu, l’accablait d’imprécation ; et l’armée entière des Arabes, car c’était elle dont on avait entendu la marche, ayant investi la maison sous les ordres de Solyman, lui-même, accouru pour se réjouir avec son ami le philosophe et le féliciter sur l’emploi des richesses dont il l’avait comblé ; l’armée des Arabes, dis-je, instruite par Laurette de l’action du saint-homme, lui lançait une nuée de traits. Beaucoup l’atteignirent et restèrent attachés à son corps. Il en était hérissé, sa tête seule n’avait pas été frappée, Dieu permit ce miracle : le moine se souvint alors d’une hostie consacrée qu’il avait sur lui ; plein d’espérance, il la prit dévotement et la présenta aux flammes ; soudain elles s’abaissèrent ou s’éloignèrent comme lorsqu’un vent impétueux les couche et les refoule (a). Aussi les Arabes, endurcis, attribuèrent-ils aux vents du désert les effets produits par la présence du corps et du sang de Notre Seigneur. Le moine voyait enfin la certitude de son salut ; les flammes reculant devant l’hostie ne pouvaient plus atteindre le saint-homme, habile à la leur présenter ; mais tout-à-coup le bout de la poutre se détacha du mur, et le moine tomba dans un immense brasier, il tomba au bruit des imprécations des infidèles, des malédictions de Laurette et de l’écroulement du mur, qui, miné dans sa base par les feux dévorans, s’abattit, avec fracas, sur le martyr.

L’arrivée des Arabes sauva Florestan. Ils l’enlevèrent des flammes prêtes à l’atteindre, le croyant une des victimes du moine. Laurette ne voulut point les détromper. Le héros, sans oser regarder le théâtre de sa gloire, sans se retourner jamais, semblable à Loth, fuyant Sodôme embrasée, s’éloigna dès qu’il en eut la force ; et Laurette en pleurs, Laurette désespérée, le suivait d’aussi près qu’elle le pouvait, en lui criant : Rends-moi mon père !…

Elle n’alla pas bien loin. Tant de maux, de misère et de malheurs, la forcèrent à s’arrêter sur une élévation d’où elle voyait fuir son frère sans pouvoir le suivre plus long-temps, et d’où elle lui criait encore, lors même qu’il ne l’entendait plus :

Rends-moi mon père !…




  1. (a) C’était immanquable, puisque de nos jours ce miracle a été répété. Avant de pendre les protestans, il convenait de leur ôter tout appui. Louis XIV pressa Turenne de changer de religion ; il refusa à ce prix l’épée de connétable, ne croyant pas à la vérité du catholicisme. Un jour le feu prit au Louvre, on chercha vainement à l’éteindre ; enfin le Saint-Sacrement arriva de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois ; on le présenta aux flammes, elles se retirèrent, et l’incendie s’arrêta. M. de Turenne vit ce prodige et se fit catholique ; c’est la raison qu’il donna de sa conversion ; Je l’ai vu, disait-il, aussi ne dit-il rien en faveur des malheureux protestans. M. de Vauban, catholique de naissance, intercéda, au contraire, pour eux ; heureusement cela n’y fit rien.

    On connaît, au moins par le tableau de Michel-Ange, et les lettres de Dupaty, sur l’Italie, l’incendie de Rome, arrêtée par la présentation du Saint-Sacrement. Voilà des miracles positifs, et attestés, hors de doute.

    Ah ! si les peuples voulaient encore les voir, que nous leur en ferions voir… des miracles !…