Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/I

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AVERTISSEMENT.


Les pages qu’on vient de lire furent trouvées sur un des assassins du Midi, en 1815. On ignore si le Jésuite et le Dominicain ont poussé plus loin leur ouvrage ; mais comme j’ai eu connaissance de la Chronique où ils ont puisé les faits de cette histoire, j’ai pris la plume, et je vous présente,ami lecteur, la fin des aventures de nos héros.




LE RETOUR
DE LA CROISADE.


CHAPITRE PREMIER.

Départ de Florestan. — Résultat des croisades.


Le malheureux Florestan, poursuivi par son crime, en horreur à lui-même, suivait sa route au hasard. Pendant que le jour éclairait l’univers, distrait de sa noire mélancolie par la fatigue de sa course, par le spectacle de la nature, par la douce influence de cet astre bienfaisant, dont les rayons descendent dans le sein de l’homme comme dans les sillons, et portent partout l’espérance et la vie, il osait quelquefois se promettre un avenir plus tranquille.

Pour oublier son père, il pensait à Gabrielle ; il cherchait, en regardant le prix de son crime, à perdre de vue son crime même ; mais souvent, dans sa rêverie amoureuse, il retrouvait le sang paternel jusque sur la bouche de Gabrielle, où ses lèvres allaient déposer le baiser du retour.

Mais quand revenait la nuit sombre, revenaient avec elle tous ses malheurs et tous ses remords. Tantôt elle le surprenait sur les rives déchirées des torrens, et ne lui présentait pour abri que les cavernes ou les rochers battus par les orages ; tantôt elle le surprenait dans les déserts, où ni le bruit d’une source, ni la feuille d’un arbre ne lui permettaient l’espérance d’étancher sa soif ou d’apaiser sa faim impatiente.

Alors il jetait dans l’espace les cris de sa voix désespérée, et rien ne répondait à sa voix. Il invoquait la mort, et n’obtenait que la douleur. Il cherchait le sommeil, et ses yeux restaient ouverts : ainsi le criminel crie, gémit et veille.

Ne dites point que les forfaits restent impunis sur la terre ; trop souvent la justice des hommes est impuissante ou corrompue, la foudre frappe au hasard, et ne tombe plus sur la tête des criminels ; mais il est encore des ministres des vengeances célestes, plus terribles que la foudre, plus implacables que les Euménides, et il en est deux : la nuit et l’insomnie.

Avec quelle force, pendant ces heures d’angoisse, les soins que lui prodigua son père, se présentaient à sa pensée, et lui reprochaient l’énormité de son crime ! En vain se répondait-il, je l’ai frappé sans le connaître ; en vain se redisait-il, les ordres du ciel et les sermens prêtés à Dieu même, à ce Dieu s’unissant à lui pour lui communiquer sa haine et sa rage contre les philosophes. Sa raison repoussait alors tous les monstrueux argumens du fanatisme, et son cœur lui répétait les leçons de son malheureux père.

« Un crime serait crime, quand Dieu même en serait l’auteur ; mais Dieu ne peut ni l’ordonner ni le commettre. »

Plus d’une fois il résolut d’attenter à ses jours. La crainte d’une vie à venir ne le retint pas dans la vie de ce monde : qu’avait-il à craindre ? Tout finit avec nous ; ou, s’il est une nouvelle manière d’être, le ciel, dont il avait suivi les ordres, lui devait la récompense de son forfait. Ainsi raisonne, ainsi doit raisonner le fanatisme. Mais le souvenir de sa maîtresse, pour laquelle il avait supporté tant de fatigues, bravé tant de dangers, répandu tant de sang, le soutenait encore, et donnait à ses pas la force de s’éloigner de ces funestes lieux, où son désespoir lui montrait partout un tombeau.

C’est ainsi qu’il traversa les champs dominés par Constantinople, si mal à propos nommés l’Empire romain ; il rencontra sur sa route des malheureux, revenant comme lui de la terre sainte, affligés de mille maux, blessés, estropiés, et mendiant. Ils payaient, misérables et souffrans, pour leurs fautes passées, pour les fautes des Croisés nouveaux, qui, trop fidèles imitateurs des premiers Croisés, abusaient de la force et du nombre ; et, brigands sans pitié, volaient vers les saints lieux pour y mourir, ou n’en revenir, que misérables et souffrans, recueillir les mauvais traitemens que maintenant ils semaient sur leur route.

Les Grecs dont les cris de détresse avaient appelé les armées catholiques au secours de l’empire déchiré par les peuples de l’Orient, et qui n’avaient trouvé dans leurs prétendus défenseurs que des brigands avides de sang et de pillage, que des fanatiques disposés à tout détruire à la voix d’un moine ; les Grecs, épouvantés au débordement de ces armées immenses, à l’aspect des flammes, qui des sources du Danube s’avançaient vers les bords du Bosphore, et laissaient enfin apercevoir du haut des tours impériales tout le sang versé par les Croisés : les Grecs ne surent ni commander, ni obéir, ni combattre, ni se soumettre. Comme tous les peuples faibles, ils se courbaient sous le joug et méditaient la révolte ; ils espéraient de la fortune ce qu’ils n’avaient pas demandé à la résolution ; et de la ruse ce que leur avait refusé le courage. Ils se vengeaient sur les Croisés éloignés de l’armée, des cruautés et des brigandages des Croisés réunis sous la bannière sacrée ; ainsi toujours le faible et l’innocent porte la peine du coupable et du fort.

Les Grecs furent cruels, sans doute, mais l’exemple de la cruauté leur fut donné par les latins. Les armées catholiques étaient composées de telle manière, qu’on peut assurer, sans crainte d’être injuste, que le Grec sans pitié, qui, non content de refuser un asile ou des secours, ou même les signes d’une pitié stérile au Croisé malheureux, le massacrait devant le seuil de sa porte inhospitalière, exécutait certainement la loi du talion contre un misérable dont la rage furibonde n’avait été désarmée aux jours de sa puissance, ni par les cris de l’enfance, ni par les larmes des mères, ni par les gémissemens des vieillards.

Toutes les faiblesses de la superstition, unies à tous les forfaits du fanatisme, tel fut le spectacle que, pendant plus d’un siècle, présentèrent au monde ces hordes conduites par des grands ambitieux, qui ne purent les contenir ; ou des moines sans mœurs, qui n’en eurent pas même la pensée.

Le but apparent des Croisades était de défendre l’empire Grec ; et, ses prétendus défenseurs, après l’avoir, pendant de longues années, ravagé, dévasté, inondé de sang, s’emparèrent de sa capitale ;

De repousser les Arabes et les Turcs ; et on leur prépara la conquête de Constantinople affaiblie ;

D’écraser le mahométisme ; et l’on réunit ses sectateurs divisés par la crainte d’un danger commun ;

De délivrer Jérusalem ; et l’on n’y parut un moment que pour profaner les lieux saints par les forfaits les plus atroces et les vices les plus infâmes. Protestant ainsi, aux yeux des peuples étrangers, contre la vérité de la mission de celui dont la Divinité ne peut leur être prouvée que par les vertus de ses disciples ;

De faire triompher la religion chrétienne ; et, si jamais elle mérita de périr, ce fut au spectacle de ce débordement de brigands et de crimes, de prêtres et d’ignorance, qui se disaient l’Église et le christianisme, et qui l’étaient comme les tribunaux révolutionnaires sont la justice.

Les Papes profitèrent seuls de tant d’erreurs et de forfaits, ils avaient prévu ce résultat ; mais ce qu’ils ne pouvaient prévoir, ils se creusaient un abîme en élevant leur trône ; sa masse immense devait fatiguer la terre, elle s’est entre-ouverte sous son poids énorme, il s’est écroulé !… Puisse-t-il ne se relever jamais, ce monstrueux édifice, cimenté de sang humain, et d’où l’erreur, la fraude, la violence, le parjure, tombaient sur l’univers comme les torrens de l’orage tombent des flancs de la nue !

Les barbares qui ravagèrent les Gaules et l’Italie, ayant renversé le flambeau des sciences et des lettres, ne purent, dans la nuit profonde de l’ignorance, connaître les vérités du Christianisme. Ils prirent pour elles tous les fantômes dont on épouvanta leur imagination ; mais le feu sacré brûlait encore dans la Grèce. Malgré l’épaisse fumée dont sa flamme était entourée, sa clarté tutélaire pénétra dans les rangs des Croisés, leurs yeux s’essayèrent au jour, et leur retour en Europe fut le commencement inaperçu d’une ère nouvelle. Les Grecs savaient lire, ils lisaient ; ils disputaient sur des folies, il est vrai ; mais enfin, l’habitude du raisonnement tenait l’esprit humain en éveil. En se battant contre des chimères, il aiguisait ses armes : le premier combat sérieux devait lui révéler toute sa force. Les peuples de l’Occident apprirent dans la Grèce les pauvretés de la scolastique ; ils y cherchèrent la lumière du Mont-Thabor, et finirent par entrevoir celle de la raison. La réforme de Luther fut la conséquence inattendue des plus misérables querelles. Ainsi l’œuvre du fanatisme devait être détruit par les efforts prodigieux du fanatisme même, pour le rendre éternel.

D’autres causes concouraient à l’affranchissement de l’Europe. Les grands vassaux vendaient aux villes le droit de s’administrer elles-mêmes. Les Croisades, entreprises pour courber l’homme sous le joug, enrichissaient le clergé, mais commençaient la ruine de la noblesse ; elles armaient les nations dans l’intérêt des prêtres, mais elles mettaient aux nations les armes à la main, et révélaient la force du nombre. Ainsi, loin de consolider l’esclavage du corps et de la pensée, elles préparaient la liberté, et disposaient les peuples à se servir un jour de la double artillerie de la presse et du canon, pour foudroyer les repaires du fanatisme et les donjons des seigneurs.

Mais les heureux résultats de ces folles guerres ne devaient être sensibles que dans la suite des temps. À l’époque où vivaient les héros de cette histoire, les nations souffraient sans compensation et même sans espérance, et les pontifes crurent à l’établissement de leur toute-puissance, comme les peuples à l’éternité de leur infortune.