Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/III

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Le Roi (3p. 166-170).


CHAPITRE III.

Le Pilote. — Naufrage au port.


Ils touchaient au port. La foule des oisifs bordait les quais ou la grève : les Croisés, arrivés déjà de l’Orient, appelaient du rivage les Croisés dont ils attendaient le retour. Les dévots se proposaient d’acheter des reliques ; et les voyageurs s’ajustant de leur mieux pour produire de l’effet, jouissaient d’avance des louanges, des bénédictions et des aumônes qui les attendaient sur la rive. Mais le pilote nourrissait un dessein bien différent ; il appelle ses rameurs, leur donne des ordres, et montant sur un des côtés du navire il s’adresse aux Croisés, en ces termes :

« Illustres soldats de l’Église romaine, moines, prêtres, chevaliers et vilains ! quelle aveugle manie vous fit déserter vos foyers ? N’y a-t-il chez vous ni temples où vous puissiez chanter les louanges de l’Éternel, ni grands chemins pour faire des courses, ni champs à cultiver ? Fallait-il, pour vous rendre agréables à Dieu, venir ravager l’Asie ? Dans quels livres diaboliques trouvâtes-vous l’ordre d’exterminer tout ce qui ne pense pas comme vous ? Était-il bien nécessaire de chasser les Arabes des lieux saints pour leur substituer des brigands orthodoxes ? Croyez-vous le berceau de Dieu plus honoré par les crimes de ses disciples que par les erreurs des infidèles ? Est-ce pour la religion que vous avez pris les armes et que vous prêchez ? Votre conduite lui fait plus d’ennemis que vos armes n’en sauraient détruire ; et vos discours la feraient détester, si l’on pouvait vous en croire ! Serait-ce pour défendre cette barrière de l’Empire contre Mahomet, que, les pieds dans le sang des chrétiens, vous êtes venus sur les rives de la Propontide ? Pourquoi donc avez-vous dévasté nos maisons, dépeuplé nos villes, brisé tous les liens qui réunissaient encore les peuples de cet empire ? Grâce à vous, nous ne pouvons plus, désormais, que choisir nos maîtres ; vous, chrétiens comme nous, ou les Sarrazins, nos ennemis comme les vôtres ; et telle est la haine que nous inspire votre cruauté, que nous déserterions plutôt nos temples que d’y paraître avec vous ; oui, je le dis avec tout l’empire, que le croissant s’élève sur les tours de Sainte-Sophie, plutôt que de voir un chapeau de cardinal sous ses voûtes !…[1]

» J’en suis sûr ; il n’y a parmi vous, ni un guerrier qui n’ait versé le sang des vieillards, des femmes, des enfans, ni un moine qui n’ait commandé ces crimes au nom du ciel. Que vous avaient fait vos compagnons d’infortune ? vous les avez exterminés. Que vous ai-je fait moi-même ? vous avez pillé ma maison, maltraité mes enfans et mon vieux père ; et vous m’avez, à coups de bâton, forcé de vous recevoir sur mon bord ; la force est votre loi, pourquoi ne serait-elle pas la mienne ? Vous étiez mes bourreaux sur la terre, je suis votre maître ; j’ose me donner un plus beau titre : Je suis votre juge sur les flots de cette mer qui nous protège encore : vous fûtes sans pitié, je n’en aurai point pour vous ; ou plutôt, la pitié pour les malheureux que vous feriez sans doute m’ordonne d’être juste. Je vais vous noyer, non pas tant pour vous perdre que pour les sauver. »

Il dit ; les Croisés poussent des cris affreux et se précipitent sur lui : ce mouvement le sert ; le vaisseau penche ; le Grec donne un signal : ses rameurs frappent le vaisseau de ce côté ; il s’entr’ouvre ; ils se jettent à la mer comme leur chef, tirent le navire dans les ondes ; elles s’y précipitent ; et tandis que les Croisés, moines, chevaliers et vilains, disparaissent engloutis par elles, le pilote et les rameurs nagent, fendent les flots, et s’éloignent.




  1. Quand Mahomet assiégeait Constantinople, l’Empereur, pour engager le Pape et les catholiques à le secourir, suivait le rit romain ; il avait à sa cour un cardinal ; les Grecs n’entraient point dans les églises qu’il fréquentait : « Nous aimons mieux, s’écriaient-ils, voir les Tartares ici, qu’un chapeau de cardinal. »
    (Voltaire, Essai, etc.)