Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/IV

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Le Roi (3p. 171-186).


CHAPITRE IV.

Gabrielle.


On a peut-être oublié l’amante de Florestan, l’aimable Gabrielle, qui fut cause du départ du chevalier pour la croisade. Je vous ramène à elle ; je vous conduis dans les champs du Languedoc, auprès du château de Lansac, lieux jadis fortunés qu’habitaient la Paix et l’Amour.

Elle arma Florestan son chevalier, comme vous l’avez vu ; lui mit sur l’épaule la croix victorieuse, et lui fit prêter le serment d’extermination, dont il ne s’acquitta que trop bien. Le jour du départ, elle le suivit au lieu du rendez-vous, et revint, glorieuse de la gloire dont il allait se couvrir, mais triste et mélancolique, dans le château de ses pères.

Pendant les premiers jours de l’absence, l’exaltation du fanatisme et la certitude d’un prompt retour, l’empêchèrent de sentir son isolement : elle charmait ses jeunes compagnes du récit anticipé des prouesses de son chevalier ; mais bientôt elle se trouva seule, quoiqu’au milieu d’elles ; et l’espérance du bonheur ne lui déguisa plus son infortune.

Alors, afin de tromper ses ennuis, elle se mit à tresser des couronnes de lauriers et de fleurs, et les suspendit, en mémoire de son amant, aux arbres de Lansac ; elle broda de brillantes écharpes et les donna, pour les lui remettre, aux Croisés partant pour la Palestine. Vaines occupations, charme impuissant ! Sa douleur croissait d’heure en heure, et bientôt elle n’eut plus de forces que pour se plaindre, et de goût que pour la solitude la plus profonde.

Pendant que Laurette habita près d’elle, l’absence lui parut moins pénible. La sœur lui fut d’autant plus chère, que le frère lui causait plus de douleur ; elle retrouvait en elle quelques-uns de ses traits chéris. Quand la maîtresse donnait à l’amie les tendres baisers qu’elle n’avait osé donner à l’amant, ils lui semblaient avoir toute la douceur qu’elle avait quelquefois rêvée ; car, ainsi que dans ses rêves, elle les donnait à Florestan. Laurette parlait de son frère avec enthousiasme ; son cœur se méprenait, elle disait de lui tout ce qu’en pensait une maîtresse, tout ce qu’elle-même eût souhaité dans un ami. Gabrielle attribuait à la seule amitié les inspirations d’une âme tendre, déjà tourmentée du besoin d’aimer ; et, touchée d’un sentiment si vif, elle s’imagina enfin n’aimer le frère qu’à cause de la sœur. Elle s’attacha à cette idée, parce qu’elle y trouvait le terme de son inquiétude ; mais bientôt la sœur la fatigua comme ses compagnes lui avaient déplu. Malgré sa complaisance à lui parler de son frère, Laurette fut encore trop Laurette à ses yeux, et la solitude lui parut de nouveau le seul endroit où son amant fût moins absent ; car elle l’y trouvait partout, et sans distraction aucune, dans sa pensée et ses souvenirs.

C’est alors que Mme de Lansac prit la croix et quitta sa patrie. Les applaudissemens que lui valut la seule annonce de cette folie, lui auraient empêché d’entendre la voix de la raison et du devoir, qui lui défendaient de laisser orpheline une fille dont l’âge exigeait une surveillance nouvelle ; quand même les moines, dont les intrigues et les fourberies avaient occasionné le départ du comte et de son fils, ne l’auraient pas obsédée. Ils enflammèrent son imagination par le récit des exploits de Judith et d’Esther : son époux était absent ; le désir prit, à ses yeux, les traits de la religion et de la gloire ; elle croyait aller à la conquête de la Terre-Sainte, elle courait après l’objet de son amour.

Laurette délaissée se lia plus intimement encore avec l’amante de son frère ; cette amitié lui devint funeste. Gabrielle lui peignait la douceur de vivre auprès de Florestan, de partager ses dangers, d’adoucir ses peines, d’attacher sur son front les palmes de la victoire. Elle ne pouvait, disait-elle, voler à ses côtés ; d’impérieux devoirs la retenaient dans sa patrie, auprès de son vieux père ; mais Laurette n’avait d’autre patrie que les lieux où ses parens respiraient ; les mêmes raisons qui retenaient l’amante ordonnaient à la sœur de partir.

Il est un âge où tout prend les couleurs de la pensée ; et dans la pensée que l’expérience n’a point flétrie, il n’y a que succès et bonheur. Mais les pays lointains, les temps à venir, et les êtres peu connus, se prêtent seuls aux caprices de nos désirs. Hélas ! nous voyons trop dans les objets qui nous entourent le côté désagréable, et partout où nous ne sommes pas, ce qui saurait nous plaire. Près de nous est le chagrin, car le chagrin est la suite des espérances trompées, et tout ce que nous connaissons a trahi notre espoir. Le bonheur est dans l’avenir et dans les terres étrangères, car nos regards ne peuvent les atteindre ; notre cœur s’élance vers cet avenir heureux, et l’avenir s’éloigne !… Nous n’obtenons jamais que le présent : nous partons pour les rives désirées, nous marchons, impatiens, et nous arrivons, mais avec tout notre espoir ; nous ne trouvons ni une félicité plus grande, ni une peine de moins. Ainsi passe la vie, dans une recherche vaine, et le voyage s’achève comme s’il n’avait pas commencé.

Laurette prit les désirs de Gabrielle pour les siens, elle vit le bonheur où se voyait Gabrielle. Elle ne put vivre sans son frère, parce que son amie se mourait de son absence ; et d’ailleurs, quelles destinées ne l’attendaient-elles pas dans ces belles contrées illustrées par de si grands miracles ! combien de chevaliers n’allaient-ils pas rompre de lances pour elle, et donner, en l’aimant, des preuves inouies d’un amour sans bornes ! Le moine, à qui elle fit part de sa résolution, l’y confirma. La jeune fille était belle, naïve, innocente ; il était moine, et moine du bon temps ; il n’eut garde de laisser échapper cette proie. Ils partirent. Vous connaissez leurs aventures.

Gabrielle espérait que la présence de Laurette hâterait le retour du guerrier ; elle exigeait qu’il revînt sans différer ; le ciel, la gloire, le devoir, tout devait se taire devant l’amour ; les moines ne faisaient plus de miracles.

Son impatience calcula l’heure du retour. La sœur était encore sur les terres de France, qu’elle commença d’aller au-devant des pas du frère, arrivé déjà dans les champs de Syrie. Pour le voir plus tôt, elle montait sur les buttes qui dominent la route : ne voyant rien venir, elle en accusait la butte voisine ; elle y courait, et lorsque cette monticule, plus favorable en apparence, lui laissait découvrir l’étendue, à l’aspect de cette étendue muette et déserte, tout son courage l’abandonnait, et le désespoir succédait à l’espérance. Heureux qui ne voit que pas à pas dans son avenir ! malheureux celui dont la prescience dominerait l’ensemble de sa vie !

Pendant plus d’une année, tous les jours la revirent aux mêmes lieux : voyait-elle un noble coursier s’élancer dans la plaine sous le poids d’un hardi cavalier, entendait-elle le bruit d’une armure ? c’était Florestan. Jamais elle ne le soupçonnait sous l’habit d’un humble piéton ; son Florestan revenait comme il était parti, superbe, brillant de jeunesse, de parure et d’amour. Quand la fuite du jour la rappelait dans son castel, elle retournait cent fois sur ses pas, interrogeait les ombres du soir, et, l’oreille contre terre, écoutait les bruits qui glissaient sur le sol : hélas ! elle n’y reconnaissait enfin, quoiqu’elle s’obstinât à vouloir se tromper elle-même, que les pas pesans des bœufs ramenant la charrue dans la ferme, la clochette ou le bêlement des agneaux, et la voix du pasteur, qui, près du parc et non loin de la chaumière, charmait à la fois de ses chants, et ses moutons, et sa bien-aimée. Gabrielle détrompée soupirait et s’éloignait. De retour dans le castel, sur ses remparts solitaires, elle se laissait abuser encore par le jeu des ombres, par les formes bizarres des grands arbres ; elle lisait sa pensée dans le ciel, et son amant lui semblait sortir des vastes bois, annoncé par le bruissement des feuilles tremblantes, ou se peindre dans les vapeurs, cortége de la nuit, au sein desquelles la lune errante cachait à demi son disque rêveur.

Enfin, quelques Croisés revinrent dans leur patrie : les uns avaient déserté la sainte bannière avant même d’avoir vu les remparts de Constantinople ; et, riches d’un butin habilement conservé, enflammaient la cupidité des peuples ; les autres venaient redemander au soleil de la patrie la force et la santé. Tous racontaient des merveilles du voyage, mais bien peu étaient à même de consoler les enfans abandonnés ou les épouses délaissées ; ce qu’ils savaient était plus à craindre que leur ignorance. Il est mort, il est mourant, je ne sais ; telles étaient les réponses des Croisés. Gabrielle courait de l’un à l’autre ; et le triste je ne sais, mille fois répété, ne l’empêchait pas de se le faire répéter mille fois encore.

Son amour et son impatience furent bientôt connus, sa beauté les rendit célèbres : tant de constance et de fidélité surprirent nos bons aïeux. En amour, les absens avaient tort, même dans les siècles de la chevalerie ; il y avait alors, disent les médisans aujourd’hui, il y avait des perfides toujours prêts à brouiller les amans et à guerroyer contre la vertu des dames : on vit donc affluer dans le castel les gentils écuyers, les chevaliers vaillans et les gais troubadours ; pour elle on rompit des lances, on chanta des romances tendres, on composa des tensons et des sirventes. Alors la poésie languedocienne ou provençale était cultivée, et formait les modèles que l’Espagne et l’Italie devaient imiter un jour en les dépassant. Ceux auxquels la nature marâtre refusait le don assez commun de s’exprimer en rimes dans une langue remplie de voyelles, payaient, comme aujourd’hui, des versificateurs officieux, et chantaient les vers qu’ils avaient achetés.

Parmi les courtisans de Gabrielle, on distinguait un chevalier fameux par ses exploits avec les dames, et par de méchans vers admirés en sa présence, et déchirés ensuite, selon l’usage, par tous les amis. Les amans le craignaient, toutes les dames le désiraient ; il en avait soumis une multitude. La fidélité n’était point sa vertu : les délaissées le maudissaient et se consolaient, comme il arrive ; et celles qu’il n’avait point attaquées encore, loin de le fuir, allaient au-devant de lui : plus il était parjure, plus il paraissait aimable ; on aurait dit, au plaisir que les belles de ce temps éprouvaient quand un amant trahissait sa maîtresse, que leur ennemie personnelle venait d’être humiliée, et que sa chute était leur victoire. Honni soit qui mal y pense ! ayons toujours ces mots à la bouche quand il s’agit des dames. Elles jouissaient du malheur de la délaissée ; mais c’est qu’elles y voyaient la punition d’une honteuse faiblesse : elles se pressaient autour du volage ; mais pour réhabiliter l’honneur du sexe, compromis par de lâches amazones indignes de compter sous les drapeaux de leur héroïque et chaste corps. Ces dames désiraient de lui plaire, pour le désespérer ; elles voulaient l’enchaîner à leur char, pour le donner en spectacle, comme les triomphateurs faisaient des rois vaincus. Les belles de la chevalerie et des croisades écouter les galans ! Nos arrières-grand’mères, ornement du siècle des mœurs, manquer à la vertu ! non, non !… Elles défièrent donc le héros. Elles combattirent contre lui, se promettant bien de publier sa défaite ; elles triomphèrent, sans doute ; et pourtant la Renommée, qui dit toutes choses, se tut sur de si nobles triomphes. La vertu de ces héroïnes était si bien connue, qu’on n’en parla pas.

Gabrielle, tout entière à sa douleur, ne s’aperçut point des empressemens du galant chevalier ; elle écoutait ses vers sans les entendre, et les acceptait sans se les faire lire. Les coups de lance qu’il donnait ou recevait dans les tournois n’effleuraient point son cœur ; elle ne s’apercevait ni de sa gentillesse, ni de sa valeur, ni de sa bonne mine, ni de son grand cheval ; et cependant on était si peu fait à le voir échouer dans ses entreprises, que les dames l’accusèrent de discrétion pour la première fois de sa vie. D’abord il s’en défendit avec chaleur, insensiblement il laissa dire ; il finit peut-être même par se croire adoré, et mit sur le compte du défaut d’occasion ce que sa fausse expérience lui empêchait d’attribuer à la vertu, et son amour-propre à l’indifférence. Gabrielle même le confirma dans cette idée ; elle se plut enfin avec lui, l’écouta avec attention, se plaignit de son absence quand il laissait passer quelques jours sans la voir. Mais ce changement n’en était pas un ; le chevalier avait fait l’éloge de Florestan, il racontait des histoires de la croisade, et Gabrielle l’attendait, comme l’ami de son amant, pour parler avec lui de la guerre et de la gloire des Croisés. Dans cette guerre et dans cette gloire, elle ne voyait que Florestan ; c’était à lui qu’elle attribuait tous les exploits de l’armée, et sur son front qu’elle posait tous les lauriers.

Le chevalier se permit d’arborer les couleurs de la dame, il en obtint même une écharpe. En la donnant à l’amant, elle crut la donner à l’ami ; la présomption reçut le don de la confiance : il courut, dans les cours et les châteaux du Midi, étaler son bonheur, et disputer aux chevaliers la gloire d’être aimé de la plus belle ; il les vainquit, et les obligea d’aller à ses pieds confesser leur défaite et la prééminence de sa beauté. Ils abordaient Gabrielle la honte sur le front, et se retiraient le trouble dans le cœur. Vaincus par le chevalier, rendus esclaves par un regard de la damoiselle, leur chute leur paraissait méritée. Ils disaient à ses genoux, et proclamaient partout, après l’avoir quittée, qu’ils avaient dû succomber en combattant contre la vérité ; que ce n’était pas le chevalier qui avait remporté la victoire, mais la bonne cause ; et que désormais ils seraient invincibles comme leur vainqueur, car ils combattraient pour Gabrielle.