Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/VI

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Le Roi (3p. 197-208).


CHAPITRE VI.

Le Chevalier des Zéphirs.


suis-je ? qu’ai-je vu ? s’écria la guerrière ; qui êtes-vous ? allez-vous disparaître encore dans le bassin, ou vous cacher à travers ces rochers ?

Rassurez-vous, lui dit l’inconnu ; j’aurais de la peine à sortir du bassin armé comme je le suis ; si jamais je me noie, je veux auparavant qu’il n’y ait en France ni femme fidèle, ni amant non trompé ; peut-être bien pourrais-je me noyer dès à présent, mais je ne m’en tiens pas aux opinions d’autrui : je veux voir ; je me rends à Beaucaire pour vaincre les chevaliers errans, et vous aussi, s’il vous prend envie de combattre, et pour leur souffler leurs maîtresses, et la vôtre encore, si je puis la trouver. Quant à ce que vous avez vu, vous n’avez rien vu ; vous êtes à la Fontaine des Rêves, et vous avez rêvé les yeux ouverts, preuve que vous êtes poëte ou amoureux : si vous êtes poëte, je m’en moque ; si vous êtes amoureux, je m’en félicite. Vous l’êtes !… En ce cas, vous avez sans doute une amie charmante ; vous me la ferez connaître, parce que je viens de piquer votre amour-propre sur sa constance ; et je vous l’enlèverai, parce qu’aucune ne me résiste ; mais je suis accommodant, je la laisserai en route ; j’aime à voyager seul ; elle courra après moi et ne m’attrapera pas ; vous courrez après elle, et elle se laissera atteindre. Ce chevalier félon m’avait enlevée de force, vous dira-t-elle : vous la croirez ; je n’aime que toi, ajoutera-t-elle ; vois mes pleurs ; vous les verrez, et pleurerez avec elle, et lui demanderez pardon de vos soupçons, car si je ne me trompe, vous en êtes à vos premières armes, et croyez les paroles et les pleurs des dames comme articles de foi : vous faites bien, il n’y a de bonheur qu’à être trompé sans le croire ; aussi je fais beaucoup d’heureux : et tandis que vous reprendrez joyeusement vos chaînes, moi, libre et méditant de nouvelles conquêtes, je continuerai ma route rapide, et bénirai les bons et loyaux amans qui courent après les dames que je fuis, et les retrouvent avec autant de plaisir que j’en ai à les quitter. En attendant, chevalier, voulez-vous faire collation ? Mon écuyer porte ma lance et le bissac ; déjeûnons ; nous nous battrons après, si cela peut vous plaire. Je ferai la guerre à l’amant et je signerai la paix avec la dame ; car, puisque vous êtes le premier que je rencontre, je vous donne la préférence ; je veux vous faire vider les arçons et me passer la fantaisie de votre belle : belle ou laide, n’importe ; je viens de traverser des pays déserts, et je suis peu difficile aujourd’hui.

Gabrielle fut d’abord grandement émerveillée du discours outre-cuidant de l’inconnu ; elle ne savait que répondre. Le chevalier ajouta : Ne craignez point le retour des fantômes de votre imagination ; j’ai frappé sur le talisman déposé par l’enchanteur à l’entrée de la grotte ; pour que vous rêvassiez encore, il vous faudrait sortir et rentrer sans frapper un nouveau coup. Ainsi, reposez-vous, imitez-moi : cette onde est salutaire ; l’air de ces bosquets est pur. Gabrielle se laissa persuader d’autant plus aisément, qu’elle avait, enfin, à la voix, reconnu le beau chevalier, l’ami de Florestan ; elle fut curieuse de voir l’opinion qu’il pouvait avoir d’elle ; son amour-propre était flatté d’avance des éloges qu’elle se promettait de la bouche d’un pareil homme. Gabrielle, « comme toutes les honnêtes pigrièches de prudes, prenait feu quand on attaquait la vertu des dames en général, mais elle pensait assez mal de la vertu de chacune en particulier. » Grâce, mesdames ! c’est encore une réflexion de l’archevêque Turpin : j’ai copié mot à mot.

Ils s’assirent dans la grotte ; l’écuyer, qui n’était ni amoureux, ni poëte, entra sans frapper sur le talisman, déposa près d’eux une outre aux larges flancs, un pain dur et noir, une moitié de mouton, et le chevalier mordit sur l’un et sur l’autre en véritable héros d’autrefois. Gabrielle, n’osant hausser la visière, était assez embarrassée ; cependant elle avait faim, selon l’expression vulgaire, et trouva moyen de déjeûner sans laisser voir son visage.

Chevalier, lui dit-elle, je vais au tournoi, et j’espère bien vous y mettre à la raison ; je renvoie le combat jusqu’à cette époque ; je suis obligé de partir, mais le chevalier du Tourtereau, c’est mon nom et ma devise, saura vous y trouver. Quant à ma maîtresse, si jamais j’en fais une, je vous la ferai connaître, et, si vous ne me l’enlevez pas, je vous défends de vous dire chevalier. — J’y consens, répondit-il, non à cause de la menace, mais de la certitude de ma victoire. — Vous êtes bien présomptueux. — Un peu ; mais je compte plus encore sur la légèreté des dames que sur mon mérite. Je vous fais ma confession, je n’en ai pas manqué une seule ! — Une seule !… — Non. — Cependant… Je suis moins heureux que vous. Je vis, aux environs de Toulouse, une dame ; je l’aimai, je l’aime… et, pour mon essai, je me suis fait haïr en parlant d’amour. — Son nom, chevalier, son nom, je vous vengerai : je connais toutes les beautés de ce pays, et je ne connais point cette merveille. — Quoi ! vous n’avez jamais entendu le nom de Gabrielle, cette belle chantée par tous les troubadours et l’objet de tous les vœux ? — Belle en effet, la plus belle. — Eh bien !… — Eh bien, que vous dirais-je ?… Elle est femme. — Chevalier ! — Vous l’aimez, vous vous emportez, c’est dans l’ordre. — Gabrielle est la dame d’un Croisé, du chevalier Florestan ; elle l’aimait avant que je la visse, j’en accuse mon malheur ; elle n’aime que lui, je l’honore à cause de sa constance. — Fort bien ! chevalier, nous nous ressemblons en tout ; notre âge seul diffère. Vous adorez les belles, et moi aussi ; vous vous battez pour elles, et moi aussi ; vous croyez à leur constance, et non pas moi. Ni moi non plus ! direz-vous dans quelques années. Gabrielle aime Florestan, il est vrai, mais elle m’aime aussi, c’est encore vrai : elle vous aimera vous-même un jour ; persistez. Où croyez-vous qu’elle est, cette belle inconsolable ? Je suis parti, et elle est partie ; elle court les champs ; elle me cherche ; elle en trouvera peut-être un autre en route, peut-être vous. Je vous le souhaite. Adieu, je bois et je pars.

Vous êtes un chevalier félon, s’écria Gabrielle — Vous êtes un enfant, répondit le chevalier. — Bataille, s’écria-t-elle, bataille à la lance et à l’épée, à pied et à cheval ! Bataille jusqu’à la mort ! — Allons donc bataille ! Une dame m’attend ; mais je vous aurai bientôt désarmé. Je ne veux pas vous tuer, moi, je vous mènerai prisonnier à ma belle, et vous serez là tout juste pour la consoler quand je la quitterai, car je fais bien les choses.

Cependant Gabrielle et le chevalier des Zéphirs montèrent à cheval ; ils prirent champ sur la prairie, où serpentent les eaux de la Fontaine des Rêves. La visière baissée, la lance en arrêt, ils courent l’un contre l’autre ; le choc fut terrible. Le chevalier était plus vigoureux, mais Gabrielle avait un bien meilleur cheval ; son armure était à l’épreuve, et son bras était raffermi par la colère et l’indignation. Les chevaliers se portèrent mille coups : leurs casques, cuissards et brassards en retentirent ; l’écho les redit ; les airs en gémirent : c’était comme le bruit du marteau des cyclopes sur l’enclume de l’Etna. Ô sage Turpin ! Ô divin Arioste ! que n’avez-vous décrit ce combat immortel. Je ne puis l’entreprendre, car je suis pressé : un de mes héros est tombé dans les flammes ; un autre a été jeté dans le Bosphore, je dois voir ce qu’ils y font ; j’abrège donc, et j’arrive au moment où la lance du chevalier s’étant rompue, le cheval de Gabrielle, que le fer de l’ennemi n’arrêtait plus, se précipita sur l’autre cheval, le renversa avec son cavalier, et tomba lui-même, ou par accident, ou tout exprès, sur le chevalier des Zéphirs, après avoir jeté Gabrielle à dix pas : elle se releva l’épée à la main, et accourut aux cris de son antagoniste, étouffé par le poids du noble coursier ; elle délie son casque et lui appuie son épée sur le col.

Meurs, infâme, lui dit-elle ; meurs comme un enchanteur, un Maure maudit, un chevalier félon ! Le malheureux demande la vie ; il était beau garçon ; la belle se souvint qu’il était aimable : elle n’enfonça pas le fer homicide. Traître, lui dit-elle, je t’accorde la vie, mais à une condition : tu te rendras au tournoi, et tu publieras, accompagné d’un héraut, que Gabrielle se moquait de toi quand tu lui parlais d’amour, qu’elle aimera toujours Florestan, et que Florestan est le plus beau, le plus vaillant, le plus aimable chevalier ; tu le feras confesser de gré ou de force à tous les chevaliers du tournoi et à tous ceux que tu rencontreras sur les grandes routes ; et, quand tu en auras vaincu cinquante, tu iras à leur tête trouver Gabrielle, et, un genou en terre, tu diras au peuple rassemblé au son du cor des cinquante écuyers : « Gabrielle n’est pas la plus belle, mais la plus fidèle ; Florestan règne toujours sur son cœur : heureux ou malheureux, il sera toujours son bien-aimé… »

Ces conditions déplurent au chevalier des Zéphirs ; la mort lui déplaisait bien plus encore. Il fit des réclamations, néant ; des propositions, rejetées ; comment s’y prendre ? La mort d’un côté, la vie de l’autre. Le cheval qui lui serrait les reins, et puis la dame qui l’attendait, que de raisons pour être coulant en affaires ! Il accorda tout. Gabrielle appela son cheval ; il se releva, baissa les pieds de derrière, selon son usage, pour aider l’héroïne à se mettre en selle ; et, tandis que le chevalier, moulu et vaincu, se relevait tristement, elle piqua des deux et partit après lui avoir crié ces mots : « Souviens-toi du Tourtereau ; je t’attends au tournoi, sois fidèle à tes sermens ; je te connais : le beau chevalier est ton nom, et je saurai te trouver. » Elle ralentit insensiblement sa marche pour admirer les beaux arbres de la forêt et les sites charmans où les eaux de la Fontaine des Rêves sèment, en fuyant, la verdure et les fleurs ; elle leur promit d’y revenir un jour ; et, après les avoir perdus de vue, remplie d’amour, de gloire et d’espérance, elle s’éloigna de toute la vigueur de son noble coursier.