Le Moine et le Philosophe/Tome 3/II/VII

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Le Roi (3p. 209-219).


CHAPITRE VII.

Le Tournoi.


Gabrielle suivit le cours de la Vidourle, admirant les beaux vallons fécondés par ses eaux, mais regrettant toujours les prairies et les bosquets de la Fontaine ; elle passa devant les murs de l’antique Nîmes, séjour de la discorde, et arriva sous les tours de Beaucaire la veille du tournoi.

Cette ville était alors le rendez-vous de tous les chevaliers de l’Occitanie et de la Provence, de la Loire et des Alpes, de Valence et de l’Arragon, de tous les pays de la douce langue d’oc, ou langue romane. Gabrielle espéra plus que jamais d’y trouver des nouvelles de son amant. Elle parcourut la ville, armée de toutes pièces, arrêtant les chevaliers et les interrogeant ; les uns lui répondaient, les autres s’en allaient sans l’écouter. L’un d’eux se permit une moquerie sur la rouille de ses armes, Gabrielle lui barra le passage et lui fit vider les arçons. Encouragée par cet heureux début, elle se posta à l’entrée de la lice, et força à combattre tous les chevaliers attirés par la curiosité ; ils furent vaincus et s’engagèrent par serment d’attaquer tous les chevaliers qu’ils rencontreraient, et d’obliger les vaincus à en faire autant, jusqu’à ce qu’ils eussent appris des nouvelles de Florestan. Ils devaient le lendemain déclarer, à haute voix, dans la lice, après la première joûte, le résultat de leurs recherches.

Le premier chevalier vaincu se battit contre un nouveau venu, le vainquit à son tour, celui-ci se battit contre un autre et le vainquit de même, et cet autre se joignit aux vainqueurs comme le firent à fur et mesure tous les nouveaux battus.

À ce bruit imprévu des armes, toute la ville s’effraie, tous les chevaliers montent à cheval et se précipitent dans les rues, ils paraissent, on leur crie : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? Que m’importe ! Non. Pourquoi ? Telles sont leurs réponses ; eh bien ! combattons, répondent les assaillans. On combat, et ceux qui ont été attaqués et vaincus, deviennent à leur tour assaillans et vainqueurs, et demandent à de nouveaux arrivans : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? Les combats particuliers se changèrent en une mêlée générale, et l’on entendit de tout côté les coups de hache, de lance, d’épée, le hennissement des chevaux, les cris des dames éplorées, de la canaille de Beaucaire ameutée, des héros pacificateurs, et par-dessus tous ces cris, celui qui partait de mille bouches à la fois : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? Quand tous les chevaliers eurent été vaincus par les quêteurs de nouvelles, car ceux qui d’abord ne l’avaient point été, finissaient par l’être dans de nouveaux combats nécessités par la même question faite par d’autres, ils se regardèrent tout étonnés, et se demandèrent : — Quel est donc ce Florestan, et comment nous battons-nous pour savoir de ses nouvelles ? La réponse était difficile. Cependant l’engagement était pris, jusqu’à l’ouverture des joûtes, il fallait chercher des nouvelles du chevalier. Ils partirent donc, et s’allèrent poster sur toutes les avenues de Beaucaire et de Tarascon, demandant aux chevaliers arrivans : Savez-vous des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle ? et les forçant à combattre et à faire la même question à d’autres. Des chevaliers, cette question passa aux écuyers, aux pages, aux citadins, aux vilains, aux dames, aux servantes. L’on se battit à coups de poing, à coups de pied, à coups de bâton, surtout à coups de couteau, selon les us et coutumes du pays, pour savoir des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle. Celle-ci voyant tout son monde en campagne, voulait aller se coucher, mais elle fut obligée de se battre jusqu’au jour contre un enragé qui voulait absolument savoir des nouvelles de Florestan, le chevalier de Gabrielle, et qui recommençait toujours le combat, vainqueur ou vaincu.

Enfin les fanfares, annonce du tournoi, se firent entendre. À ce bruit tous les combats cessèrent ; les chevaliers se retirèrent des carrefours et des grands chemins, et parurent aux barrières du camp avec des chevaux exténués de faim et de fatigue. Les chevaliers étaient fatigués eux-mêmes, les dames qui n’avaient pas vu leurs chevaliers étaient mécontentes, tout le monde était triste, et les joûtes s’en ressentirent. On se battit mal. Cependant les chevaux trouvèrent sous l’éperon la force que l’avoine ne leur avait pas donnée, les ménestriers trouvèrent dans le vin ce qu’Apollon ne leur avait pas enseigné ; et le tournoi devint brillant et animé. Le chevalier du Tourtereau, triste sur son cheval, attendait en silence la fin de la première joûte. Dès que cette joûte fut terminée tous les chevaliers s’écrièrent à la fois : Nous n’avons appris aucune nouvelle de Florestan, le chevalier de Gabrielle. Ce cri parcourut toute la ville, chacun répétait : L’on ne sait aucune nouvelle de Florestan, le chevalier de Gabrielle. Et chacun, en répétant ces mots, s’étonnait de les dire, car enfin, qu’avait-il à faire des nouvelles de Florestan ? Les dames des chevaliers brûlaient de connaître le mystère renfermé dans ces paroles, et de savoir le pourquoi de tant de combats ; mais tout-à-coup, au bruit de ces voix désespérantes, un chevalier, le chevalier du Toutereau, chancelle sur son cheval et tombe. On accourt, on le relève, il se meurt ; on le désarme. En lui ôtant le casque, ses blonds cheveux se déroulent, son visage angélique étonne et ravit tous les yeux. Le chevalier est désarmé ; c’est la plus belle des femmes. On s’étonne, on admire ! Alors un héraut parcourt le champ du tournoi, les trompettes sonnent, et le chevalier qui le suit, s’écrie : « Gabrielle se moquait de mon amour, elle n’est pas la plus belle, mais la plus fidèle ; Florestan règne toujours sur son cœur ; heureux ou malheureux, il sera toujours le bien-aimé, c’est le plus beau, le plus vaillant, le plus aimable. » Le chevalier des Zéphirs arrive alors auprès de celui du Tourtereau, le voit désarmé, le reconnaît, tombe à ses genoux et s’écrie :

« Gabrielle, Gabrielle ! vous m’avez vaincu, je devais l’être. Je suis votre esclave, pouvais-je trouver la force de me défendre ! Et il se relève en s’écriant : Gabrielle est la plus fidèle, et surtout la plus belle ! » La foule se porta autour d’eux ; et quand l’amante de Florestan eut repris ses sens, elle entendit mille cris, ceux des chevaliers, des hérauts et du peuple, qui répétaient : Gabrielle est la plus belle et la plus fidèle !

Les dames, les juges du camp, descendirent de leurs échafauds. Les juges décidèrent qu’elle était, en effet, la plus belle ; les dames ne la trouvèrent point une merveille ; quant à sa fidélité, elles sourirent, et les ménestriers, tambours, trompettes et galoubets jouèrent de leurs instrumens de toute leur force, la populace, émerveillée, battit des mains, le tournoi fut interrompu, et tout le monde se retira, réfléchissant sur les événemens imprévus de cette journée.

Le tournoi recommença le lendemain ; je n’en parlerai pas. Gabrielle n’y parut point ; la cour d’amour tint ses séances, Gabrielle obtint, sans le demander, le prix de la sagesse. Toutes les dames, effrayées de sa beauté, l’exhortèrent fort à n’aimer que Florestan ; et, pour retenir leurs chevaliers dans leurs lacs, les unes firent les difficiles ; les autres, tout au contraire, leur accordèrent mille petites faveurs, comme, par exemple, des rubans, des écharpes, un baiser sur le bout de leurs doigts gantés, et autres gentillesses de ce temps-là. Vaines amorces ! les plus accortes furent quittées par des amans dégoûtés. Vaines rigueurs ! les plus sévères furent abandonnées par des amans désespérés ; et celles qui gardèrent le mezzo termine, qui ne furent ni trop faciles, ni trop cruelles, perdirent des amans ennuyés. Comment doivent donc faire les dames pour conserver leurs amans ?… À cette occasion, ou à une pareille, le sage archevêque Turpin, s’écrie : « Rien ! Les amans s’en vont comme ils viennent, pareils à l’eau qui passe sous le pont. Petit malheur, ajoute-t-il en finissant, si l’un suivait toujours l’autre. Si les dames étaient toujours pressées par de nouveaux amoureux comme les piles du pont le sont par des ondes nouvelles. »

La cour de Gabrielle s’enrichit des pertes de toutes ces beautés gémissantes. Leur douleur fit du bruit, la milice du pays accourut ; on leur proposa, moyennant un honnête salaire, de jeter Gabrielle dans le Rhône ; les dames délibéraient quand elles apprirent que, redevenue chevalier errant, elle avait, sur son beau cheval, repris la route des Pyrénées.

Elle partit, désespérée de l’inutilité de son voyage, toujours plus amoureuse, décidée à mourir. De retour dans le château de son père, elle se mit au lit, et ordonna à ses vassaux de faire les préparatifs de ses funérailles ; prévoyant qu’elle n’avait que peu de jours à vivre.

Le chevalier des Zéphirs partit de Beaucaire et courut les routes pour ramasser les cinquante chevaliers qu’il devait amener à Gabrielle, eux et leurs écuyers donnant du cor, pour être présens à la confession publique qu’il devait faire de la fidélité de cette amante merveilleuse.

Quant à nous, nous allons retourner à Constantinople, où d’autres merveilles nous appellent.