Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XIV

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Le Roi (4p. 24-51).


CHAPITRE XIV.

Gabrielle. — Le Sabbat.


On peut errer, mais il faut convenir de sa faute dès qu’on l’a reconnue ; j’écrivais cette partie de l’histoire de Gabrielle sur un ton un peu ricaneur, je me moquais des sorciers et de la magie du Diable et du sabbat, je ne croyais, puisqu’il faut le dire, ni aux uns, ni aux autres, mais je travaille à mon instruction encore plus qu’à votre amusement, ô mes chers lecteurs ; j’ai donc consulté mes livres, la Sorbonne et la justice, et tout m’a convaincu du pouvoir du Diable, de la science des sorciers, de l’existence de la magie et des sortiléges ; je dis convaincu, car je dois l’être ; jamais il n’y eut sur aucune matière un pareil accord, des sentimens aussi unanimes, des preuves aussi répétées ; si l’on refuse de croire aux sorciers et à la magie, il est impossible de rien prouver de ce qui est contraire à l’ordre de la nature ; et vous comprenez où cela mène. Tous les peuples s’unissent dans la même croyance, les monumens de tous les pays attestent les mêmes faits, la raison seule les repousse, mais la raison est un guide infidèle ; habitant de l’Inde, demande à ton derviche ?

Vous rappellerai-je les enchantemens des magiciens d’Égypte, présidés par Jamnès et Mambrès, enfans du prophète Balaam ; les lois de Moïse qui défendent, sous peine de mort, de consulter ceux qui ont un esprit de Pithon ?

Les actes des apôtres où l’on voit que Simon était un grand magicien, et que les Éphésiens brûlèrent grand nombre de livres de magie.

Les enchantemens de Médée et de Circé.

Les oracles de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, dictés par le Démon, comme il a été prouvé.

La mort du grand Pan, révélée à Thamus le pilote et à son équipage, dans la mer Égée, sous le règne de Tibère ; c’est-à-dire, la fin de la puissance des démons vaincus par l’arrivée de notre Seigneur Jésus.

Le nombre immense des gens possédés du Diable depuis la défaite du Démon ; ce nombre est immense, et prouvé : 1o par le pouvoir donné aux apôtres de chasser les démons ; 2o par les démons qui entrèrent en Judée dans le corps des cochons et se noyèrent avec eux ; 3o par les décisions de la Sorbonne, les ouvrages des théologiens et des jurisconsultes, les lois des rois de France, entre autres de Louis XIV, roi très-chrétien ; et les arrêts des juges subalternes, des parlemens et de l’inquisition, qui firent brûler des milliers de sorciers.

La France en eut toujours beaucoup de ces démoniaques, de ces devins malencontreux. Ils y multipliaient d’une manière effrayante. Mézerai fait mention de l’exécution en place de Grève, de l’un d’eux ; lequel déclara qu’il avait douze cents complices ; il trouve ce nombre bien fort ; cependant Bodin assure que ce même sorcier avait déclaré à Charles IX (en 1571) qu’il y en avait plus de trois cent mille ; et, une trentaine d’années après (en 1609), le savant Filesac, docteur de Sorbonne, déclare qu’il y en a des millions, et demande qu’on les brûle tous. Filesac avait raison, la loi de Dieu est expresse[1], et on eut grand tort de ne pas les brûler tous, à commencer par lui, docteur Filesac, car il avait deviné trop juste pour n’être pas sorcier lui-même.

On ne les brûla pas tous, mais les juges en firent bonne justice, toutes les fois qu’on leur en dénonça. Souvenez-vous de Léonora Galigaï, femme d’un maréchal de France ; souvenez-vous d’Urbain Grandier, accusé par les diables eux-mêmes ; brûlés tous deux par arrêt[2]. On peut, dans les annales de la justice, lire une infinité d’exécutions moins célèbres ; et ce sont principalement ces arrêts qui m’ont fait changer d’opinion.

Quoi, me suis-je dit, les tribunaux français ont fait brûler une multitude infinie de sorciers, et je ne croirais pas aux sorciers ! Ou ces misérables étaient réellement coupables de sorcellerie, ou les tribunaux étaient composés de juges prévaricateurs ou imbécilles. (Quant aux conséquences, la scélératesse et l’imbécillité des juges sont une seule et même chose.) J’aime mieux croire aux sorciers qu’à cette longue suite de magistrats infâmes, que je serais obligé d’admettre. Et d’ailleurs : Res judicata pro veritate habetur. La chose jugée est la vérité même.

S’il en était autrement, Malesherbes pourrait être regardé comme innocent ; on pourrait prétendre que les tribunaux d’exception ont, dans les temps de trouble, fait périr, même en 1815 et 1816, des conspirateurs qui n’avaient pas conspiré ; la société serait ébranlée jusques dans ses fondemens, ainsi qu’on l’a fort bien observé ces dernières années[3]. Non, ce qui est jugé est bien jugé. Puisqu’on a brûlé des sorciers il y avait des sorciers ; je connais des juges qui les feraient brûler encore si on leur en livrait ; donc, s’il y en eut, il y en a. Voulez-vous en trouver, épurez les tribunaux, écoutez les dénonciateurs ; tel est mon nouvel avis. J’ai pour moi l’histoire sacrée et profane, ancienne et moderne, les avocats et les juges, les médecins, et surtout les théologiens ; Rome et Genève ; enfin, Dieu et les hommes. Je continue mon histoire.

Une fièvre ardente dévorait Gabrielle, les plus noires idées se présentaient à son imagination, sa douleur égalait son effroi, mais son effroi n’égalait pas son amour. Le sabbat, l’enfer, le pacte affreux qu’elle avait promis de signer, la colère de ce Dieu vengeur, de ce Dieu qu’elle allait répudier pour livrer son corps et son âme au démon l’épouvantaient ; elle voyait ses hideuses compagnes danser autour d’elle ; elle entendait les cris des démons ; elle sentait la patte du diable s’avancer sur sa bouche ; … et, faut-il le dire, à cette image tout son sang se révoltait ; elle se sentait entraînée par les vieilles sorcières vers l’horrible… de monseigneur ; jamais, s’écriait-elle, jamais !… À ce cri, Florestan paraissait et lui tendait la main ; il fallait, pour arriver à lui, passer devant ou plutôt derrière le diable… que ne fait-on pas pour un amant ! Gabrielle pleurait, le diable riait, et les sorcières faisaient le branle autour d’eux ; c’était un vrai sabbat, comme on voit. Heureusement ce n’était encore qu’en idée, et la pauvre malade, couchée dans son lit de douleur, la tête appesantie sur le chevet sous lequel était la baguette magique, tâtant de temps à autre cette baguette fatale pour s’assurer si elle était toujours là, répétait intérieurement les paroles infernales, et n’osait les dire tout haut ; elle était impatiente d’arriver au sabbat où l’attendaient le Diable et Florestan, et n’osait se mettre en marche.

Cependant le samedi était arrivé, l’heure du sabbat était prête à sonner ; à mesure que cette heure approchait le… du Diable s’enfumait et grossissait aux yeux de Gabrielle ; il fallait se décider à tout, ou renoncer à voir Florestan. Il me faudra, moi, me décider à vous dire de quoi il s’agit, les points me gênent et me troublent.

Elle était dans cette indécision, quand par mégarde, ou volontairement, sortant la baguette magique de dessous son chevet, elle imita la sorcière en traçant un cercle autour de son lit, les paroles conjuratrices étaient sur ses lèvres, prêtes à s’échapper ; elle ne les prononça point ; seulement sa bouche fit entendre le nom d’Auxiel[4], un des noms du Diable ; et sa fenêtre venant tout-à-coup à s’ouvrir, elle aperçut, dans le lointain, un gros nuage de pourpre et d’or qui vomissait des tourbillons de flamme, et d’où s’élança la plus étonnante créature.

Elle avait des ailes au dos, un capuchon de moine sur la tête, une robe de religieuse la couvrait depuis la ceinture jusqu’aux pieds ; sa figure était riante, ses yeux étaient sombres, elle se mordait les lèvres pour se rapetisser la bouche ; sa robe était faite de parchemin sur lequel étaient écrites des thèses de théologie ; ses mains, sa tête, son cou, étaient chargés, ou couverts, ou ornés de perles, de diamans, de rubis, de bourses, de pompons, de modes. Un énorme chapelet pendait à sa ceinture. Mais ce qu’il y avait de plus étonnant, cet être merveilleux, dont la tête était encapuchonnée, les mains gantées et le corps, jusques aux pieds, couvert d’une robe monastique, avait pourtant tout nu ce que je n’ai pas osé vous nommer encore ; et, admirez la singularité, la merveille inouie, au lieu de l’avoir à peu près semblable à celui de la voisine, il était comme une énorme rose ; que dis-je, c’était une rose même, brillante des couleurs les plus belles, exhalant les plus douces odeurs.

Le Diable, car c’était lui, fut dans un clin-d’œil à la fenêtre de Gabrielle ; je te salue, belle amie, lui dit-il d’un air gracieux ; je t’apporte de l’hypocrisie, des plaisirs et de l’or ; par conséquent, joyeuse vie et réputation de bigote ; que peux-tu vouloir de plus ! On fait peur de moi aux enfans, mais les mamans se donneraient toutes à moi si j’en voulais ; je les prends quand elles sont belles. Je procure des places aux maris, des carrosses aux épouses, et je veille sur mes protégées sous la forme d’un maltôtier, ou d’un directeur de conscience ; viens au sabbat, ma belle amie, c’est là que tu me verras dans toute ma gloire : au milieu de ma cour, répandant mes bienfaits sur mon peuple. Ne crois pas que j’admette tout ce qui frappe à la porte ; beaucoup m’appellent en vain ; je fais la sourde oreille. À peine as-tu prononcé mon nom, j’accours ; je suis capricieux, je ressemble aux belles, je t’aime parce que tu me ressembles ; je t’aime tant que je renonce à être ton maître, les autres me servent, je te servirai, je me donne à toi ; je suis à toi, toujours à toi, dis un mot ; je vole te servir en esclave. Il étalait, en parlant ainsi, ses pompons, ses colifichets, ses diamans, son or, ses modes nouvelles. La chambre en était pleine, il en sortait de partout, de la terre et de la voûte. Cependant, on entendait des airs joyeux et les pas mesurés des danseurs, et les saillies des buveurs, et les soupirs des amans ; le Diable continuait à pérorer à la fenêtre, sur laquelle il frappait des mains en gesticulant. Le bas de son corps était dans la campagne, en sorte qu’il semblait monté dans une chaire de prédicateur, le mouchoir blanc étalé devant lui ; son capuchon et ses gestes désordonnés lui donnaient un air de missionnaire, qui ne gâtait rien. Tu ne peux, dit-il à la belle, être admise parmi nous qu’après avoir prononcé les paroles magiques, mais je te laisse entendre ce qui s’y passe, afin de rassurer ton âme ; cesse de craindre et connais-moi ; ton Dieu te créa pour la douleur, moi je suis la source des plaisirs ; il inventa le jeûne, les austérités, la solitude et la tristesse ; moi, j’inventai le champagne, les langues fourrées, les parties carrées et les joyeux déduits ; il vous accorde pour passer le temps, le sermon et le loto ; moi, je vous offre le rigodon et la main-chaude ; est-il si difficile de choisir entre nous ? Malgré toi tu m’appartiendrais un jour, ton Dieu est dans la manche des prêtres, ils en font ce qu’ils veulent ; déplais à l’un d’eux, il t’excommunie, et Dieu te damne. Ne fusses-tu pas excommuniée, si tu vis, tu deviendras vieille ; vieille, tu seras laide ; laide, tu n’auras point d’amans, tu te donneras au Diable pour en avoir, et je ne voudrai pas de toi ; mes gens ne feront de tes débris qu’un fagot pour ma cuisine ; viens donc, belle amie, viens régner sur mon trône, n’attends pas l’heure où tu ne serais plus que l’esclave de mes valets : viens, belle amie, viens au sabbat.

Il dit et mille voix s’écrièrent : — Viens, belle, viens parmi nous, viens pendant que tu le peux encore ; le bonheur est ici ; le dégoût et l’ennui, c’est la béatitude éternelle ; la joie et les plaisirs sont notre partage ; le vin et les jeux, l’amour et les plaisirs, c’est le sabbat de la vie.

En même temps le nuage d’où le Diable était sorti s’ouvrit de nouveau ; le pays le plus enchanteur frappa les regards ravis de Gabrielle, ce n’était que verdure, que fleurs ; partout des danses et des amans, partout les plaisirs et le bonheur ; le nuage se referma tout-à-coup ; tous les bruits cessèrent, elle n’entendit plus qu’une voix, une seule voix lointaine et confuse, elle partait du sein du nuage ; en écoutant bien, elle reconnut un air que jadis chantait Florestan, elle reconnut enfin la voix de Florestan lui-même ; le nuage s’était rapproché, et la voix semblait partir de derrière la fenêtre :


Ma tendre Gabrielle,
C’est ma voix qui t’appelle ;
Réponds à mon amour,
Préviens le point du jour.

Je reviens de la guerre, et je reviens pour toi.
Les feux brûlans du jour et la nuit la plus noire,
Rien n’arrête mes pas, rien n’existe pour moi,
Que l’amour de ma belle et l’amour de la gloire.
Ma tendre Gabrielle, etc.

Je voulais…, mais ta porte est fermée aux verroux ;
Ma main n’a point trouvé l’ouverture secrète ;
Attends-tu que le jour ouvre l’œil des jaloux !
On s’égare la nuit, mais la nuit est discrète.
Ma tendre Gabrielle, etc.

Des rêves de l’amour ce n’est plus le moment ;
Éveille-toi, ma belle, et sors des bras des songes ;
Qu’ils disparaissent tous au retour de l’amant ;
La vérité vaut mieux que les plus doux mensonges.

Ma tendre Gabrielle,
C’est ma voix qui t’appelle ;
Réponds à mon amour,
Préviens le point du jour !…


Dès qu’il eut fini, le cri général répéta, viens belle, viens parmi nous ; le vin, les jeux, l’amour et les plaisirs, c’est le sabbat de la vie !… La voix de Florestan se fit entendre en s’éloignant : viens, belle amie, viens ; je t’attends au sabbat ; et le Diable toujours à la fenêtre ajouta : « Tu l’entends, il t’appelle : prends ta baguette, monte sur le balai qui est derrière la porte ; dis un mot et je l’enlève. »

Gabrielle, fortement sollicitée par ses désirs et par son amant, par la voix mielleuse du Diable et par les merveilles étalées devant elle, prit sa baguette, traça un rond, entra dans le cercle, se mit à califourchon sur le manche à balai ; et, fermant les yeux, elle allait prononcer les paroles prescrites ; quand se rappelant de la condition inévitable, elle frémit, rouvrit les yeux, et dit au Diable :

— Méchant, tu me tentes pour me perdre ? Il est vrai, répondit-il, je suis bien méchant, je t’offre des plaisirs, ton amant et tous les biens de la terre ! — Mais cette loi dont on m’a parlé, je ne puis m’y soumettre, dispense-m’en, ou renonce à moi. — Impossible. Le pacte conclu, mon protégé m’embrasse, et ce n’est pas au visage ; la règle est de rigueur ; mais c’est un vain épouvantail, une épreuve employée pour connaître le dévouement de mes serviteurs ; tous en sont quittes pour la peur ; mais ce que les autres n’apprennent qu’après le sabbat, toi, tu le sauras avant ; je manque à nos statuts, mais je t’aime, et l’amour fait toujours faire des sottises ; connais-moi donc en entier, ajouta-t-il en se retournant, le voilà ! craindras-tu de lui donner un baiser. — Non, s’écria la belle, en voyant la rose brillante, il ressemble à mon pot à fleurs, et je n’eus jamais peur des roses ; tu ne peux avoir peur de ton image, répliqua le Diable galant ; rentre donc dans le cercle, ta baguette à la main, monte sur ton balai, prononce les paroles magiques, et ajoute enfin :

« Tu es à moi, je suis à toi, je t’accepte et je me donne. Cul du Diable, viens à moi. »

Oui, mesdames, Cul du Diable, le mot est lâché, mais c’est le Diable qui l’a dit.

La belle, à qui la rose faisait envie, mourait du désir de respirer de plus près son odeur suave ; le Diable lui parut alors l’être le plus aimable et le plus obligeant ; ses flagorneries et ses présens l’avaient enchantée. Notre première mère, Ève la facile, ne pouvait donner le jour à des filles fortes ; elle fut prise par l’oreille, c’est par-là qu’on les prend aussi ; Gabrielle était attaquée à la fois par l’oreille et par les yeux, par le nez et par le cœur, elle entra donc dans le cercle, se mit à califourchon sur le manche à balai ; et sans fermer les yeux, car elle n’avait plus de peur, regardant au contraire cette superbe rose qui s’approchait d’elle à mesure qu’elle parlait, elle prononça sans hésiter les mots consacrés, et s’écria d’une voix joyeuse : « Tu es à moi, je suis à toi, je t’accepte et je me donne. Cul du Diable, viens à moi !… »

Dès qu’elle dit, Cul du Diable, viens à moi… merveille nouvelle ! la douce odeur des roses est remplacée par une odeur de brûlé ; la rose disparaît, et le cul du Diable en personne, sans déguisement, cul large, immense ; semblable à celui d’un prieur ou d’un chanoine, s’applique contre le visage de Gabrielle, lui prend le nez, le serre, et le Diable poussant des cris de joie, part pour le sabbat, et entraîne avec lui l’imprudente amante de Florestan qui, ne pouvant dégager son nez, crie, et claque vainement l’épouvantable fessier du démon pour lui faire lâcher prise.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent au sabbat ; le démon fit ses excuses à la belle honteuse, et la proclama sa dame chérie ; tous les enfans du diable, (Gabrielle reconnut, en eux, presque tous les moines du monastère voisin, les dévotes et leurs directeurs, les prédicateurs du Carême et de la Mission.) vinrent lui présenter leurs hommages. Le diable se changea en bouc, on l’adora. Les vieilles sorcières lui chantèrent des hymnes ; ensuite les flammes, dont le sabbat était éclairé, s’éteignirent ; les cris d’une joie effrénée s’élevèrent de toutes parts, elle se sentit prise par sa robe ; une voix, la voix de Florestan, lui dit, pendant qu’on l’entraînait malgré ses efforts : « Le vin et les jeux, l’amour et les plaisirs, c’est le sabbat de la vie. » Florestan ! s’écria Gabrielle en étendant les bras, Florestan ! est-ce toi ! C’est moi-même, répondit la voix, cesse de te défendre, le démon m’a enlevé de la Palestine pour consommer le sabbat avec toi.

La fin du sabbat l’épouvantait moins ; mais ses mains qui cherchaient son amant se posèrent sur une énorme paire de cornes. Effrayée, elle les retira, les porta d’un autre côté, et toucha des griffes où elle croyait sentir des mains. En les retirant encore, elle saisit une énorme queue. — Ah ! l’horreur, s’écria-t-elle, c’est le diable !…

— Oui, c’est moi ! répondit-il d’une voix tonnante, c’est moi à qui tu t’es donnée ; c’est moi qui veux jouir de ma proie ; tu es à moi, je suis à toi ; je te servirai, puisque je te l’ai promis ; mais tu m’obéiras, puisque je suis ton Dieu. Demain, à pareille heure, tu verras Florestan ; mais aujourd’hui tu ne verras que moi ; c’est le droit du seigneur.

Comme il parlait, les flammes de l’enfer s’élancèrent de nouveau par la terre entr’ouverte ; elles éclairaient l’affreux spectacle des sorciers livrés à tous les désordres inspirés par l’ivresse et par la scélératesse des démons. Malgré tout le bruit du sabbat, les plaintes des damnés se faisaient entendre ; même Gabrielle aperçut quelques-uns de ces misérables qui, montant avec les flammes du fond de l’abîme, voulaient s’échapper par les crevasses de la terre ébranlée, et que les démons et les sorciers repoussaient dans l’enfer.

Quoi ! s’écria la malheureuse amante, je serais un jour livrée à ces tourmens affreux. — Oui, répondit le prince des ténèbres, mais ta vie sera heureuse. Tu seras riche et puissante, honorée et respectée. Tu seras mauvaise langue, rancuneuse ; tu n’aimeras que toi, et on t’appellera dévote. Tu seras toute au diable, et on te dira toute à Dieu. Je suis à toi, tu es à moi ; je me donne et je t’accepte. Prononce encore une fois ces mots, et tu verras tes ennemis à tes pieds et des couronnes sur ton front. Cependant le Diable posait sur elle ses griffes redoutables, il la prenait dans ses bras, il allait appuyer sur sa bouche de rose, sa gueule noire et brûlée ; brûlée et noire, comme l’est celle des protestans aux yeux des catholiques de Nîmes, d’Uzès et d’Alais. Gabrielle allait cesser de se défendre ; non qu’elle cédât, mais elle expirait. Heureusement en se débattant pour la dernière fois, elle fit le signe de la croix, signe redoutable aux enfers dont il consacre la défaite ; les flammes disparurent, la terre referma ses abîmes, les sorciers et le sabbat s’évanouirent, Gabrielle se sentit lancée à travers les airs par un bras tout-puissant, un coup de tonnerre retentit dans l’espace, et Gabrielle se retrouva dans sa chambre, à côté du cercle magique d’où le Démon l’avait enlevée.

On accourut à ses cris, on lui demanda vainement la cause de ses larmes. Elle n’osa déclarer le pacte infâme auquel elle avait consenti. Mais pendant toute la journée et jusqu’au lendemain à l’heure fatale, elle avait voulu se voir entourée de beaucoup de monde, elle avait fait mettre autour de son lit une grande quantité de crucifix, et à tout moment elle se signait dévotement, afin d’éloigner l’ange des ténèbres et les apparitions diaboliques ; mais à l’heure du sabbat, le désir de voir Florestan l’emporta sur la crainte du ciel et de l’enfer, elle fit éloigner tous les témoins, elle voila les crucifix, prit sa baguette, s’assit sur son lit, traça le cercle magique et prononça de nouveau les paroles évocatoires.

Tout-à-coup ses fenêtres s’ouvrirent d’elles-mêmes ; à la lueur des éclairs elle vit un point noir s’approcher et grossir, enfin un vilain bouc parut à la fenêtre, bouc ou moine, c’était toujours le Diable ; après avoir poussé un bêlement long et rauque, il s’écria en ouvrant une large gueule qui vomissait des flammes et de la fumée :

Aïci soni : me voici. — Cavalisco !… lui répondit-elle, malvrast dra, mala bestia, faramaouca, quë sies, orë ! cambio te ; siégues beroï et droulet. L’ou volë !… Fi donc méchant Diable, mauvaise bête, tu es affreux, change de figure, rends-toi plaisant et mignon. Je le veux.

Sagana, répliqua le Démon en lui montrant les dents ; noun pode !… sorcière, je ne le puis ; L’ou volé !… Je le veux ! répliqua-t-elle d’un ton ferme et décidé.

Le Diable sait toutes les langues, il s’exprimait donc dans la langue de Gabrielle ; le français ne l’avait pas encore reléguée dans la dernière classe du peuple. J’ai cru faire plaisir en rapportant mot à mot une partie de leur conversation. Les pièces originales sont nécessaires pour établir la certitude de l’histoire.

Ce ton impérieux étonna l’excellence infernale ; il fit des représentations à Gabrielle sur son manque de foi, sur sa disparition subite du sabbat ; je le veux ! fut sa seule réponse ; je le veux !… Une belle qui commande se rend ; le Diable le savait, il ne résista plus ; le bouc disparut, et le plus joli matou sauta, miaulant tendrement sur le lit de la belle, et fit gros dos sous sa main caressante.

Joli minet, dit-elle, tu m’as promis que je verrais aujourd’hui mon amant ; je te somme de ta parole. Je te la tiendrai, répondit le matou ; le pacte que nous avons fait ensemble fut écrit, par ton nez, sur la rose où tu fus prise le jour du sabbat. Je suis fidèle à nos conventions ; toi-même tu subiras la loi que tu t’es imposée. « À ces mots on heurte violemment à la porte ; le matou saute en bas du lit, le bouc reparaît à la fenêtre : Sorcière, lui dit-il, c’est ton amant, il t’appelle ; profite du temps que je te laisse ; bientôt tu auras le cou tordu, selon l’usage. Je reviendrai dans huit jours et tout sera fini pour toi. »

Les flammes s’élèvent autour de lui, le Démon disparaît avec elles ; et Gabrielle court ouvrir à son bien-aimé.




  1. Chap. 22, v. 6, et ailleurs.
  2. Le maréchal ne fut pas brûlé, Vitry le tua d’un coup de pistolet, et le peuple fit à son cadavre les traitemens les plus indignes.
  3. Voir beaucoup d’écrits royalistes, et même ceux des grands faiseurs du parti. D’après leurs principes, les juges de 1793 auraient bien mérité de l’humanité, puisqu’un homme par cela seul qu’il est condamné par un tribunal est coupable. Malheureusement un jugement n’est trop souvent qu’un assassinat légal ; et en révolution, il n’y a de vrai que la victoire qui va d’un parti à l’autre, et la justice qui ne change jamais, mais qu’on viole presque toujours.
  4. Ce nom m’a été donné par un nommé Belot, curé, qui a fait sérieusement un ouvrage de divination. Il y enseigne également l’art de faire de bons sermons, par magie.