Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XV

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Le Roi (4p. 52-60).


CHAPITRE XV.

Suite. — Florestan. — Le Cimetière.


Ses jambes tremblantes ont repris leur ancienne vigueur. Dans deux pas elle est arrivée ; sa main se porte sur la clef ; la clef tourne, le penne rentre avec bruit, les gonds crient, on a poussé la porte du dehors, elle s’ouvre ; c’est Florestan… Il n’entre pas ; vainement son amante l’appelle, il ne lui répond pas, et lui fait signe de la main de le suivre ; elle quitte sa demeure et le suit.

Il était minuit, heure des enchantemens et des sortiléges. La lune rougeâtre s’était rapprochée de la terre, les sorciers par leurs conjurations l’avaient forcée à descendre du ciel. Les cris sinistres du hibou et de l’orfraye retentissaient dans les cours du château ; tout dormait cependant, hormis Gabrielle ; tout dormait. Les gardes ne l’entendirent point appeler son amant, ils n’entendirent point le bruit de leurs pas précipités, elle passa sur leurs corps étendus devant les ponts-levis ; les ponts-levis s’abaissèrent d’eux-mêmes et se relevèrent, et les gardes ne sentirent aucun poids, n’entendirent aucun bruit. Un sommeil surnaturel enchaînait tous leurs sens.

Au bout du pont-levis Florestan s’arrêta, Gabrielle l’atteignit ; un voile noir couvrait la tête du Croisé ; elle lui prit la main, et cette main froide comme le marbre au milieu des hivers, sèche et décharnée, serra la sienne d’une force extraordinaire ; il l’entraîna violemment vers un coursier d’une taille démesurée, dont les pieds impatiens battaient la terre, et dont les naseaux brûlans vomissaient la fumée et la flamme… Ah ! Florestan !… Florestan !… où me conduis-tu ?… s’écria-t-elle… Aux lieux que j’habite, répondit-il, tu sauras ma destinée, coupable amante ; ta criminelle curiosité trouvera sa récompense.

Il dit ; la prend par les cheveux, la soulève, elle crie, il ne l’écoute pas, et la met derrière lui sur son coursier ; le coursier est parti, il rugit, fend les airs avec la rapidité de la foudre, traverse les régions des vents furieux, de la grêle et des tonnerres ; et Gabrielle, forcée d’embrasser fortement, pour n’être pas renversée, ce Florestan si désiré, ne touche qu’un squelette affreux, dont les os desséchés craquent sous sa main ; et à travers le bruit épouvantable des vents qui se précipitent sur elle, de la grêle qui tombe et la meurtrit, de la foudre qui de tous côtés s’allume, et tonne, elle entend ces paroles odieuses :

« Tu es à moi, je suis à toi ; je t’accepte et je me donne. »

Cependant elle conjurait son bien-aimé de ralentir sa course ; le bien-aimé, sourd à ses prières, précipitait plus violemment encore le vol de son cheval parmi les vents, la foudre et les orages ; l’infortunée, préférant la mort au supplice de ce voyage, détache ses bras du corps de son cruel amant, et se jette au-devant de la foudre. Elle tombe ; sa chute est comme celle d’un rocher lancé dans l’abîme ; Florestan la regardait tomber, tout-à-coup le coursier se précipite sur elle, l’atteint, la saisit aux cheveux, remonte au plus haut des airs, la portant à sa gueule et la couvrant des flammes de ses naseaux.

Enfin le coursier et son cavalier descendent des régions supérieures ; Florestan enlève sa maîtresse de la gueule du terrible animal, il ne la met plus en croupe, mais devant lui, la presse dans ses bras et la baigne de ses larmes, mais ses larmes sont du sang. Gabrielle s’écrie : Mon bien-aimé, quel est ce sang qui tombe sur moi ? Le fer des infidèles t’a-t-il frappé !… Non, lui répond-il, c’est le sang de mon père, que j’ai massacré pour te plaire. — Quoi ! ton père est tombé sous tes coups ! — Et mon père, et les pères de tous les enfans, et les enfans de tous les pères qui ne suivaient pas la loi de mon Dieu… Vois cet incendie, entends les cris des misérables qu’il dévore, c’est moi qui l’ai allumé, c’est toi qui l’as voulu ; je t’y précipiterais vivante, et je m’y précipiterais avec toi, pour te punir de ta barbarie et de tes sacriléges, si Satan ne me défendait de te livrer à d’autres flammes qu’aux flammes de l’enfer.

En disant ces mots, ils touchèrent la terre ; ils descendirent aux environs de Damas, au lieu même où l’hospice du comte de Lansac s’élevait naguère. Florestan la mena près des catacombes, parmi les restes des chrétiens et des infidèles égorgés. Gabrielle, jusques-là trop fortement émue par tant d’objets terribles pour pouvoir exprimer sa douleur, trouve enfin des larmes abondantes, gémit et pleure auprès de son amant, qui pleure et gémit comme elle ; mais toujours il pleure du sang et refuse de répondre à ses caresses.

Laisse-moi, lui disait-elle, ôter de ta tête ce voile qui me dérobe les traits charmans où se peignent ton âme et ton amour. J’ai quitté, tu le vois, le deuil dont je me couvris à ton départ ; j’ai repris ma robe de fête dès que ta main a touché ma porte ; dépouille-toi de ces voiles de la douleur. Tu le veux, répondit-il, tu le veux ; eh bien ! revois ton amant ! À ces mots, les vents soufflent avec furie, comme dans une nuit d’orage, le voile funèbre se détache et s’embrâse au feu des éclairs ; à leur éclat effroyable, une tête de mort, rongée par les vers, paraît sur un squelette animé. Cette tête se baisse sur la bouche de la malheureuse amante pour lui donner un baiser, tandis que les longs bras du cadavre l’attirent et la pressent… Gabrielle, indignée, repousse le monstre…, et la tête de mort, faisant entendre la voix de Florestan, s’écrie : Ingrate ! c’est toi qui m’as dévoré, et tu me fuis… Elle dit, le monstre chancelle, tombe, et Gabrielle, que cette voix a ramenée à lui, se baisse pour le relever, et ne trouve plus sous sa main que des ossemens affreux et brisés ; plus de Florestan. Mais la terre s’entrouvre, et la tête de bouc sort de l’abîme, et dit, avec un rire diabolique : « Tu es à moi, je suis à toi, je t’accepte et je me donne. Tu l’as vu, j’ai tenu ma promesse ; dans huit jours j’en viendrai réclamer le prix. »

Il s’adresse ensuite à ses esclaves : « Monstres des enfers, transportez-la près de son château. » Les monstres l’enlèvent et la déposent dans le cimetière, où tout le village, accourant à ses cris, la trouve échevelée au milieu d’un tas de têtes et d’os de mort, rassemblés en ce lieu pour y être recouverts d’une terre plus fidèle à garder son dépôt.

Je viens du sabbat, s’écria-t-elle, j’ai vu le Démon et Florestan ; j’ai fait un pacte avec le Diable ; le Dieu du ciel m’a livrée à la rage des enfers ; dans huit jours le Démon viendra me prendre et tout sera fini pour moi.

Je suis à toi, tu es à moi, je t’accepte et je me donne.

Ses forces l’abandonnèrent, elle tomba comme morte sur les ossemens des morts.

Cependant le peuple n’osait lui porter secours. Ayant fait un pacte avec le Diable elle était excommuniée ! il est défendu de secourir les excommuniés en général ; le feu et l’eau leur sont interdits[1] ; et quant aux sorciers en particulier, on doit les livrer à la justice qui doit les faire brûler. Telles sont les lois divines et humaines.

Le père de Gabrielle brava les censures ecclésiastiques ; il la porta dans son lit, auprès duquel bientôt le clergé séculier et régulier, les dévots, les juges et les sergens accoururent, comme on verra.




  1. L’Histoire de France fournit un grand exemple de l’effet de l’excommunication sur l’esprit des peuples : « Le Roi Robert, fils de Hugues Capet, ayant été excommunié par Grégoire V, les courtisans et les domestiques du Roi se séparèrent de lui. Deux domestiques seulement lui restèrent ; mais ils n’osaient toucher à la desserte de sa table ; les restes de ce qu’il avait touché étaient jetés aux chiens ; et ils passaient au feu les plats et les vases où il avait bu ou mangé. » La Reine, à ce que rapporte un cardinal, accoucha d’un monstre qui avait la tête et le cou d’un canard.