Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XVII

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Le Roi (4p. 66-77).


CHAPITRE XVII.

La Justice du Baron.


Cependant la gent cloîtrée n’avait pas oublié les coups de verges, l’occasion lui parut bonne pour la vengeance ; son intérêt, sa haine, tout la poussait à mener l’affaire vivement, il ne s’agissait de rien moins que de faire brûler la fille, et de s’emparer des biens du père ; jamais on n’avait pu lui arracher le moindre lopin de terre. On avait bien des titres contre lui ; mais comment les faire valoir ? Le baron devina leur dessein. Dès que Gabrielle est au lit, il ordonne à ses gens-d’armes de monter à cheval, entoure le village et fait conduire la population entière au château.

Mes amis, dit-il aux vilains, vous savez le malheur de ma fille, vous pouviez la livrer aux prêtres et ne l’avez pas fait ; je veux vous en récompenser ; voyez cette bourse pleine d’or, voyez ces riches étoffes, je vais les distribuer à ceux qui près du cimetière ont vu leur maîtresse arrivant du sabbat, et n’ont voulu, ni la secourir, ni la perdre, se contentant de pleurer son crime et son malheur ; braves gens, passez de ce côté !

Les braves gens y passèrent ; femmes, filles, enfans et vilains ; les serfs et les valets du baron parurent alors.

Coquins ! dit-il aux braves gens ; vous devez les uns les autres vous dénoncer, vous emprisonner, vous tuer ; vous devez d’un œil sec voir les infortunes de vos amis, de vos proches, de vos enfans ; vous êtes ici-bas pour travailler, souffrir et obéir ; mais quand il s’agit de vos maîtres, au lieu de pleurer, il faut voler à leur secours. Qui t’a dit que ma fille était excommuniée, demanda-t-il à l’un d’eux ? — Monseigneur, c’est maître Pierre. Eh bien ! répondit le baron, maître Pierre est un sot ; et pour le lui prouver, mets-le tout nu et fouette-le jusqu’au sang. Maître Pierre fut déshabillé et fouetté ; ensuite ayant déclaré que Jacques le lui avait dit à lui-même, on lui passa le fouet, et Jacques fut fouetté par lui. Jacques dénonça la commère Jeanne, la déshabilla et la fouetta à son tour ; de l’un à l’autre, tous ceux qui avaient vu Gabrielle, même quelques-uns qui ne l’avaient pas vue, et que l’espoir de la récompense avaient fait mentir, passèrent par les verges. Ensuite, le baron s’écria : ce n’est pas tout, coquins ! vous venez d’être fouettés, un à un, pour avoir dit que ma fille était excommuniée, et vous allez être fustigés, en masse, pour ne l’avoir pas secourue, excommuniée ou non. En ce moment les gens-d’armes, valets et les serfs tombèrent à coups de gaule sur toute la troupe, et la menèrent battant une heure entière.

C’est assez, dit le baron, quand ses valets n’en purent plus de fatigue ; donnez à boire à ces braves gens et failes-les chanter ; ils burent et il fallut qu’ils chantassent. Vous serez plus sages à l’avenir, continua-t-il, je ne demande pas mieux que de vous voir en joie comme vous voilà ; mais aussi, quelle vision vous avait fait croire que ma fille était excommuniée ; parle gros Lucas ? Monseigneur, dit Lucas, votre fille avait dit être allée au sabbat, et avoir fait un pacte avec le Démon… Oh ! oh, c’est bien différent, riposta le baron ; je suis fâché des coups que je vous ai fait donner. Es-tu bien sûr que ma fille ait dit cela ? — Sûr, monseigneur. — Tu en jurerais ! — Oui, monseigneur. — Devant la justice ? — Certainement, monseigneur, c’est la vérité ; demandez à tous ces manans et à leurs femmes. — Est-il vrai, manans ? — Oui, monseigneur. — Vous vous trompez, peut-être ; réfléchissez-y un moment ; en attendant, dit-il à ses valets, qu’on pende Lucas haut et court par le cou à ce vieux figuier. Lucas fut pendu de suite, malgré ses cris et les cris de sa femme et de ses enfans.

Quand l’opération fut terminée, le baron se tourna vers les manans : — Eh ! bien, mes amis, que vous en semble, après y avoir réfléchi ? Avez-vous entendu dire à votre maîtresse qu’elle avait fait un pacte avec le Démon ? — Non, monseigneur, non, monseigneur : — C’est bien. La mémoire vous revient, j’en suis charmé ; prenez garde à ne pas la perdre devant les moines, les prêtres et leur justice. Ce figuier a beaucoup de branches, et nous ne manquons pas de cordes ; de plus, mes gens me prient de leur permettre d’aller faire le dégât dans vos terres pour se payer de leurs gages, et si vous oubliez ce que vous venez de me dire, je me souviendrai, moi, de ce qu’ils m’ont dit.

Allons, coquins, retournez chez vous, et soyez sages : il dit, et les fit chasser à coups de pied.

La nouvelle de la sorcellerie de Gabrielle, n’avait pas tardé à se répandre ; les moines et les prêtres jettèrent de hauts cris ; les juges se dressèrent sur leur tribunal ; les dévots, armés de la hache et de la cognée, allèrent couper du bois dans la forêt ; on ne parlait que de flammes et de bûchers ; prêtres, moines, dévots et juges, les familiers de l’Église et de la justice, espions, délateurs, calomniateurs et bourreaux, se disant amis de Dieu et du prince, se portèrent en foule sur les terres du baron ; celui-ci faisait bonne garde, il faisait brancher tous ceux qu’il trouvait éloignés de la grande route, sous prétexte qu’ils pillaient les champs ; et faisait fouler aux pieds de ses chevaux tous ceux qui, sur la grande route, n’étaient pas assez lestes pour ouvrir une large voie à ses gens-d’armes courant à bride abattue ; cette manière d’agir calma les esprits, et l’affaire se serait assoupie sans l’obstination des moines. Ils sortirent en procession de leur couvent, et, bannières déployées, se dirigèrent vers le château ; la justice suivait les moines, les sergens et les dévots escortaient la justice ; force fut au baron de laisser entrer le clergé et son cortége. Ils entrèrent, on interrogea les manans, ils n’avaient rien vu, rien entendu. Gabrielle, plus franche, convint de tout, nomma la vieille sorcière, premier auteur de son crime, raconta ses aventures au sabbat, et fut visitée par les matrones et les docteurs ; conséquemment on lui trouva, sous l’aisselle gauche, la marque du Démon ; cette preuve parut suffisante aux plus incrédules, aux esprits forts du temps, au baron lui-même ; et Gabrielle, convaincue d’être sorcière et d’avoir fait un pacte avec l’enfer, fut, tout d’une voix, condamnée au feu, après avoir été préalablement mise à la question pour obtenir d’elle l’aveu de ses complices. La question ne fut pas nécessaire, elle déclara avoir vu, au sabbat, le curé avec sa servante, le prieur du monastère avec sa pénitente, et un juge avec une plaideuse qui avait gagné un mauvais procès. Les assistans se regardèrent avec effroi ; le baron reprit sa bonne humeur, il força le greffier à écrire la déposition de Gabrielle, la fit signer par les moines et les prêtres, et leurs juges. S’asseyant ensuite sur un large fauteuil :

Parbleu, dit-il, cette race de sorciers est bien dangereuse ! elle revêt toutes les formes. Qui diable aurait cru que ce juge idiot qui a étudié, comme on voit, la justice à Alais, est sorcier !! Mon curé a ensorcelé sa servante, et le prieur sa dévote ; je les croyais tous deux querelleurs et libertins, et voilà tout ; mais puisqu’ils ont des intelligences avec le Démon, ils sont excommuniés et maudits, et leur heure est venue. Je suis juge sur mes terres, quand il ne s’agit ni de moi, ni des miens ; je suis donc votre juge. Vous avez condamné ma fille sur sa déclaration unique, c’est donc sur sa déclaration que je vous condamne. Vous avez fait la loi, vous la subirez.

Pensez-vous comme moi, sire Renard ? c’était l’homme de confiance du baron, celui qu’il chargeait du soin de distribuer la justice ou l’injustice à ses vassaux. Sire Renard n’aurait eu garde de penser autrement. — Certainement, Monseigneur, répondit-il, votre sagesse… votre… — C’est fort bien, interrompit-il, ma sagesse condamne au feu le prieur et sa pénitente, le curé et sa servante, le juge et la plaideuse. Qu’on les arrête et qu’on les pende, demain on les brûlera. Bonne justice, courte et bonne. Je déteste les sorciers et je ne ferai grâce à aucun.

Le baron était un terrible homme ; il fit hausser les ponts-levis ; on se saisit des coupables, ils furent pendus au figuier de Lucas ; savoir : le juge et la plaideuse, la servante et la dévote ; quant au curé et au prieur, ils réclamèrent les immunités ecclésiastiques. Vous avez raison, dit le baron, je vous enverrai à l’évêque, pieds et poings liés ; mais vous ne l’échapperez pas. Je ne suis pas un Albigeois, mais un véritable catholique, soumis à l’Église ; j’honore les prêtres, je connais leurs priviléges, et verserais mon sang pour les maintenir ; mais Dieu veut qu’on brûle les sorciers, et vous serez brûlés ; vous, et tous ceux que ma fille aura vus au sabbat. Elle a des déclarations à faire encore, elle y a vu des moines, elle a oublié leurs noms, elle les cherche, et dès qu’elle les aura trouvés, elle sera brûlée, elle et les moines, et leurs dévotes, et même l’abbé pour n’avoir pas surveillé la conduite de ses moines, et même le couvent à cause du scandale donné par les moines.

La dévote assistance, effrayée, mais admirant l’héroïsme du chevalier de la Vierge, qui laissait mourir, sans s’y opposer sa malheureuse fille, se retira. Les moines reprirent leurs bannières et sortirent, en procession, de l’appartement de Gabrielle ; mais, ô surprise ! à peine une moitié de la troupe a-t-elle dépassé le seuil, le sol s’affaisse, croule avec fracas, et une partie des moines tombe avec lui dans de sombres souterrains. Autant en advint aux juges d’un autre côté. Les moines échappés au danger, se mirent à fuir en désordre, et Gabrielle ne fut pas brûlée.