Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XVIII

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Le Roi (4p. 78-84).


CHAPITRE XVIII.

Les Moines dans la trappe.


Le baron eut d’abord l’idée d’affamer ses prisonniers ; il jugea l’expédient trop long. Les moines ont le gosier sec, d’abondantes libations leur sont nécessaires, dit-il, altérons-les. Il fit donc faire, exprès pour eux, des saucissons, des langues fourrées, des pâtés de lièvre, viandes ecclésiastiques, saupoudrées d’une grande quantité de sel et de poivre, de poivre surtout, nommé, en Languedoc, civado de capelan, avoine de prêtre. Ils se gorgèrent de ces mets perfides ; leur gosier, irrité, s’enflamma ; leur bouche devint noire comme celle d’un hérétique. Alors, les bons pères, rêvant la cave du couvent, firent vœu de l’aggrandir de moitié, si jamais ils pouvaient revoir ses voûtes. Alors, malgré l’horreur de l’eau, dans laquelle ils avaient été élevés, ils connurent toute la grandeur du miracle de Moïse faisant, d’un coup de baguette, jaillir une source des flancs d’un rocher. Le baron était au-dessus d’eux, choquant le verre avec ses gens-d’armes, et chantant des chansons à boire, autour de l’ouverture du souterrain.

Au bruit de ses chansons, les moines, errant dans les vastes cachots du château pour trouver une issue, accoururent sous l’ouverture. Le doux glouglou des bouteilles et le choc des verres irritèrent leur soif impatiente ; leur vaste bouche s’ouvrait de toute la puissance de leurs mâchoires ; et, semblables aux oisons sur une terre aride, quand l’orage s’amasse dans la nue, ils élevaient leurs têtes vers la voûte, comme pour atteindre plutôt à la liqueur désirée ; mais, hélas ! l’impitoyable baron gardait pour lui le jus patriarchal, arraché à la vigne par le bon père Noé.

Le choc des verres et des bouteilles, la détonation des flacons, dont les bouchons étaient repoussés par la liqueur effervescente, les chants joyeux des heureux convives, et surtout l’avoine ecclésiastique qui picotait les entrailles des bons pères, irritaient leur soif brûlante ; c’est dans des tourmens égaux à ceux de Tantale qu’ils écoutèrent la chanson suivante :


Chacun a son goût dans le monde,
Et chaque pays a ses mœurs ;
Les goûts de l’un, l’autre les fronde,
Vos plaisirs seraient mes douleurs.
Aimez le jeu, je le déteste ;
Chassez, je hais le bruit du cor.
Je fuis l’amour comme la peste,
Ma gaîté, voilà mon trésor.

En tout temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,

Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours…, quand il s’agit de boire.


Pourquoi sommes-nous dans la vie ?
Pour aimer, l’on n’aime qu’un jour.
On aime, on adore…, on s’ennuie,
Le sot passe-temps que l’amour !…
C’est pour manger, dit le chanoine ;
Le soldat dit : pour férailler ;
C’est pour gueuser, s’écrie un moine ;
Et le vilain, pour travailler.


Ici les buveurs furent interrompus par une voix qui sortit du souterrain :

— Monseigneur, on a calomnié ce moine, que n’avait-il passé une demi-journée dans votre château, je proteste à votre excellence que les jambons et les langues fourrées lui auraient fait dire comme à nous… À ces mots, les bons pères, au fond du souterrain, se mirent à chanter en chœur, d’une voix rauque :


En tous temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,
Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours…, quand il s’agit de boire.


Je les tiens, dit le baron, il m’en coûtera mon plus gros tonneau, mais n’importe. Il fit verser rasade à ses gens, et ils continuèrent :


On a soif dès qu’on vient de naître ;
C’est en buvant que l’on grandit ;
En vain l’âge affaiblit son être,
L’homme peut boire tant qu’il vit.
Pour la soif, gardons une poire ;
Le sage l’a dit, je le crois ;
L’âne, sans soif, ne peut pas boire ;
Pour moi j’ai soif dès que je bois…


Pendant que l’on chantait ce couplet, le plus svelte des pères monta sur les épaules des quatre plus gros de la bande ; sa tête arriva tout juste au-dessus de la voûte au moment où le couplet finissait, et prévenant les gens du baron, il s’empressa de chanter le refrain :


En tous temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,
Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours…, quand il s’agit de boire.


Vous chantez bien, dit le baron, et, comme il paraît, vous ne refuseriez pas un verre de vin ? Monseigneur, reprit le père, mille ne seraient pas assez. Malheureusement, riposta le baron, ma fille est sorcière, comme vous savez ; elle assure qu’elle le sera jusqu’à ce que vous creviez de soif ; je dois l’en croire, et… — Monseigneur, répliqua le moine, elle ne doit plus l’être, car nous mourrons de langues fourrées et de poivre. — C’est possible, mais si vous voulez boire et vivre, il faut que, quoique ayant été sorcière, elle ne l’ait pas été ; car si elle l’a été, elle doit être brûlée, et moi-même je la placerais sur le bûcher, tant je suis ferme dans la foi ; donc je veux qu’elle ne l’ait pas été, car je ne veux pas qu’on la brûle. — Eh bien ! nous l’exorciserons et ne la brûlerons pas. Non, non, s’écria le baron, les sorciers doivent passer par le feu, votre prieur et mon curé y passeront ; il faut faire un exemple : je veux que ma fille soit brûlée si elle a été sorcière ; je sais qu’elle l’a été, et je veux que vous fassiez qu’elle ne l’ait pas été. Vous mangerez du poivre et du sel jusqu’à ce que cela soit ainsi. — Mais, monseigneur !… Le baron, impatienté, le renversa d’un coup de pied dans le souterrain.

Un instant après, le plus érudit monta sur les épaules de ses compagnons, parut à la trappe, et, en leur nom, offrit d’exorciser de suite la possédée, et de faire déchirer aux juges l’arrêt de condamnation ; pourvu qu’on leur donnât à boire. Le baron, toujours plus entêté, lui jeta les bouteilles vides à la figure ; le moine esquiva le coup ; et, peu après, la conversation suivante s’établit.