Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XX

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Le Roi (4p. 96-108).


CHAPITRE XX.

Miracle sur miracle.


Il fallut se résoudre à vouloir. Le lendemain, jour de grande fête, en présence d’une multitude immense, au moment où le prêtre élevait le corps de notre Seigneur ; un Christ s’écrie : lisez et tremblez ! Il avait un papier à la main ; le papier tombe sur l’autel et va se coller contre le soleil ; tous entendirent les paroles du Christ ; tous virent le papier tomber de la main ; aussitôt le clergé, les moines, les fidèles, déjà à genoux, frappent la terre de leurs fronts et se relèvent en chantant l’Alleluia ; le prédicateur monte en chaire ; toutes les reliques, tous les trésors de l’église sont exposés. Le prédicateur, après un discours analogue à la circonstance, prend le papier : c’est une lettre ; il l’ouvre. Jésus-Christ lui-même l’écrit aux saints moines ; il y déclare que Gabrielle est sa fille bien-aimée ; qu’il a voulu qu’elle obéît à la voix du Diable, afin qu’elle fît connaître les sorciers qui fréquentaient le sabbat ; que les moines et les juges engloutis dans le château, l’avaient été pour les punir de leurs mauvaises pensées sur le compte de la baronne, mais que s’ils reconnaissaient leur faute, l’abîme s’ouvrirait en présentant cette lettre devant les murs.

La lettre lue, on ordonna de dénoncer les sorciers ; et les moines, suivis des fidèles, sortirent en procession de l’église et allèrent porter la lettre au baron.

Le théologien était déjà de retour auprès des prisonniers. Avant de faire tomber la lettre du ciel, il avait découvert dans le souterrain une portion de mur très-faible : lui et les Pères travaillèrent avec ardeur à la détacher des murailles environnantes ; ils y parvinrent ; le théologien sortit alors du souterrain et alla presser l’arrivée de la procession. Le baron, très-content des moines, s’engagea par serment de les abreuver toutes les années à pareil jour, en mémoire de la paix jurée. Persuadé de la vérité de la lettre, il ne douta pas que ses prisonniers n’eussent le grain de foi de l’Évangile, il fit donc murer la trappe après leur avoir déclaré qu’ils ne sortiraient qu’à travers les murs ; à ces mots ; ils eurent l’air de se mettre en prières ; mais, assurés de leur délivrance, ils se mirent en effet à boire, et dans l’obscurité ne mesurèrent pas leurs coups.

Cependant les fidèles approchaient en chantant des hymnes ; les bannières sacrées flottaient au gré des vents ; et, sous le dais, orné de lauriers et de fleurs, le prêtre étalait aux regards étonnés et ravis, la lettre de Notre-Seigneur ; le chevalier de la Vierge, armé de toutes pièces, à la tête de ses gens d’armes, de ses gens de justice, de ses valets, de ses esclaves, attendait la dévote compagnie. Elle arrive ; il voit la lettre céleste ; soudain il se précipite à genoux ; son peuple l’imite ; le prêtre grandit de toute leur chute, et promène ses regards triomphateurs sur cette foule soumise.

Qu’il est beau de porter son Dieu dans sa main ! L’univers tremblait au bruit des ailes de l’aigle armé de la foudre, et jamais l’Olympien ne vit arriver aux pieds de son trône que l’encens dédaigné par ses prêtres.

L’abbé proclame alors Gabrielle la bien-aimée du fils de Dieu, donne lecture de la lettre miraculeuse, s’approche des murs du château, et s’écrie : « Au nom du Sauveur du monde, rochers de cette forteresse, séparez-vous ! tombez, murs immenses ! terre, r’ouvre tes abîmes ! et vous, serviteurs du Christ, sortez et venez arroser de vos larmes les adorables caractères tracés par sa main divine ! »

Il dit, frappe sur le mur, et le mur s’ébranle, s’entr’ouvre, croule et tombe avec un fracas épouvantable.

Aux cris de miracle, poussés par les spectateurs ébahis ; aux chants d’Alleluia entonnés par leurs frères, les moines sortirent par la brèche ; mais ayant bu dans les ténèbres, et par conséquent un peu plus que de raison, surpris, d’ailleurs, par l’air extérieur, ils oublièrent leur rôle, et au lieu de chanter des cantiques d’église, ils sortirent en chantant le refrain du baron :


En tous temps, divisés sur l’honneur et la gloire,
Sur les dieux, les chevaux, les femmes, les amours,
Les hommes sont d’accord, toujours,
Toujours… quand il s’agit de boire.


Vainement on leur imposait silence. Ils s’avancèrent en chantant et en chancelant vers la lettre divine : à son aspect, ils tombèrent ivres morts ; leur chute fut attribuée à la terreur du nom de Jésus. Ainsi l’Église tirait parti des événemens fâcheux.

Le baron, tout radieux, fit généreusement les honneurs de son château. Les fidèles mesuraient l’épaisseur de ces murs renversés avec tant de facilité ; on dressait procès-verbal du miracle, et la lettre divine fut dès-lors considérée comme un remède universel ; les malades affluèrent au monastère, et les miracles s’y multiplièrent avec les offrandes, suivant l’usage. Quant au prieur et au curé, le baron consentit à les laisser sortir aussi par la muraille. Ils ont le grain de foi, disait-il, ou ils ne l’ont pas. S’ils l’ont, ils renverseront les murs d’un seul mot ; il n’y a rien de plus aisé : on vient d’en avoir la preuve. S’ils ne l’ont pas, ils sont hérétiques, c’est-à-dire damnés, car il faut avoir la foi pour être sauvé. S’ils sont hérétiques et damnés, ils doivent être mis à mort : c’est la règle. Cependant, comme il est défendu à la justice laïque de juger les prêtres, je ne les juge pas ; je les enverrai à l’archi-diacre ; mais, en attendant que je les y envoie, je ne leur ferai rien donner à manger, car je ne suis pas obligé de les nourrir.

Ainsi raisonnait le chevalier de la Vierge. Il n’y avait pas un mot dans un livre de théologie qui ne fût un oracle pour lui ; mais malheur au prêtre qui se trouvait sur ses terres, s’il ne faisait des miracles à volonté. Un jour, il avait besoin de pluie, et comme la pluie n’arrivait pas assez vite, il défendit à son curé de boire, jusqu’à ce qu’il eût fait pleuvoir. Une autre fois, pour lui faire éteindre un incendie, il l’exposa de très-près aux flammes. Enfin, un jour son curé lui ayant raconté le miracle du cadran d’Achaz, il voulait qu’il fît reculer aussi l’ombre du sien, et lui fit donner les étrivières jusqu’au lendemain, au moment où l’ombre se trouva reculée par le retour du soleil.

Mon curé est têtu, disait-il, mais je suis ferme.

Les moines retournèrent à leur moutier ; Gabrielle fut sauvée ; les juges furent délivrés, mais le prieur et le curé moururent de faim, par leur faute, comme disait le baron, ils moururent pour n’avoir pas eu le grain de foi, ou pour n’avoir pas voulu faire de miracle, car ils pouvaient renverser d’un mot les remparts du château et sortir par la brèche, ou se faire apporter à manger par le prophète Habacuc, ou par les corbeaux d’Élie ; il crut même long-temps qu’ils avaient pris ce dernier parti, parce qu’une compagnie de corbeaux planait sur ses donjons. Ses prisonniers étaient déjà morts, il se tenait encore aux aguets pour voir comment leur arrivait la pâture miraculeuse.

Les dévots, privés du plaisir de voir brûler la jeune baronne, n’en furent que plus ardens à poursuivre les autres sorciers. La misérable vieille, dont personne ne prenait la défense, fut arrêtée et soumise à toutes les expériences ordonnées par les théologiens et les jurisconsultes. On la dépouilla de ses vêtemens, on l’épila, on enfonça des pointes de fer dans son corps, on la jeta dans la rivière, on lui donna la question, et l’on obtint d’elle tous les aveux désirés. Elle fit la description du Diable et du sabbat, et nomma ses complices : ses complices emprisonnés et torturés, nommèrent d’autres coupables, lesquels firent aussi d’importantes révélations. Dans quelques jours les prisons furent remplies de sorciers, et les champs couverts de suspects, cherchant, par la fuite, à se soustraire à la justice ; on ordonna de leur courir sus. Les fidèles prêtaient main-forte à l’Église, mais souvent tel qui venait d’assommer un sorcier rebelle, se voyait arrêté, lui-même, pour crime de sorcellage. Plus on en arrêtait, plus il y en avait à saisir ; un cri général de haine et d’extermination s’éleva contre ces enfans du démon ; ils se vengeaient par mille forfaits de la haine publique. Les vignerons se plaignaient que, par de continuels orages, ils faisaient couler les raisins ; les meûniers, qu’ils empêchaient de pleuvoir ; les laides femmes, qu’ils nouaient les aiguillettes. Ce fut là leur crime le plus ordinaire. Les béates étaient furieuses, elles appelèrent les prêtres à leur secours ; les prêtres accoururent, exorcisèrent, dénouèrent les aiguillettes, et calmèrent, pour quelque temps, les affligées ; mais les aiguillettes finissaient toujours par se nouer. Bien valut, à certains sorciers, d’être riches et accommodans. Les pauvres furent condamnés sans miséricorde ; on se contenta d’exorciser les riches qui se mirent à la raison. Les juges s’illustrèrent par leur sagacité ; eux, et les dénonciateurs, et les moines s’enrichirent. La vieille sorcière et plusieurs de ses complices furent condamnés au feu. On les brûla, comme on le verra plus bas, et Jésus-Christ et son Église triomphèrent ; conformément à cette parole : Les portes de l’enfer ne prévaudront point[1].

Prouvèrent leur innocence ! l’observation est bonne.

Gloire aux juges d’Arras et pays d’Artois, en 1459 !

L’histoire critique de la magistrature est encore à faire, mais il serait à désirer qu’un homme juste s’en occupât. Que de bassesses, de turpitudes, de sottises et de scélératesses il nous ferait connaître ! Il n’oublierait pas ces juges allant à la chasse des protestans, et jugeant ensuite sur leur tribunal ceux qu’ils avaient manqués à coups de carabine. Il ne s’arrêterait pas en 1793, et trouverait sans doute convenable de pousser ses recherches jusqu’aux temps actuels.




  1. En l’année 1459, en la ville d’Arras, et pays d’Artois, dit Monstrelot, que j’abrège ; advint un terrible et pitoyable cas qu’on nommait Vaudoisie, ne sais pourquoi. C’étaient hommes et femmes qui, de nuit, se transportaient par vertu du diable, et se trouvaient en aucuns lieux arrière des gens ès-bois, et déserts…, là où ils trouvaient illec un diable en forme d’homme duquel ils ne vesient jamais le visage…, puis fesait à chacun d’eux baiser son derrière…, puis tout-à-coup chacun prenait sa chacune, et en ce point s’éteignait la lumière, et connaissaient l’un l’autre charnellement…, et ce fait, se trouvait chacun en sa place dont il était parti premièrement…, furent pris et emprisonnés plusieurs notables gens…, et furent tellement gehénés et si terriblement tourmentés, que les uns confessèrent le cas leur être advenu, et outre plus avoir cogneu en leur assemblée, prélats, seigneurs, voir tels que les examinateurs et les juges leur nommaient et mettaient en la bouche les aucuns, ainsi nommés, étaient pris et emprisonnés, et mis à la torture tant et si très-longuement que confesser le cas leur convenait ; et furent, ceux qui étaient des moindres gens, exécutés et brûlés inhumainement ; aucuns autres plus riches et plus puissans se racheptèrent par force d’argent… Tels y eut des plus grands qui furent prêchés et séduits par les examinateurs…, qui leur promettaient, s’ils confessaient le cas, qu’ils ne perdraient ne corps ne biens : tels qui souffrirent en merveilleuse patience les peines et les tormens…, ne voulurent rien confesser, mais donnèrent argent largement aux juges, autres qui se absentèrent et vuidèrent le pays, et prouvèrent leur innocence, etc