Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXI

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CHAPITRE XXI.

Funérailles de Gabrielle. — Le Baron va chercher le tibia d’Élisée.


Gabrielle, en proie à sa douleur, à ses remords, à ses regrets, avait pris peu de part aux événemens qui décidaient de son sort. Persuadée du trépas de son amant, la vie était pour elle un exil, et la mort le terme de ses tourmens et le moment de sa délivrance. D’ailleurs, elle savait que, les huit jours accomplis, le démon viendrait réclamer sa proie ; et si les trésors de l’église, prodigués à son repentir, lui faisaient croire au salut de son âme, elle n’espérait point que Dieu voulût lui conserver la vie, son crime méritait au moins cette punition, que la mort de la coupable fût l’œuvre de son suborneur, afin d’effrayer ceux qui oseraient l’écouter encore. Ainsi raisonnait la malheureuse amante, et le huitième jour, le jour fatal, elle fit mettre à côté de son lit la bière qui devait la transporter auprès de ses aïeux, et, couverte du linceul funéraire, dont elle-même s’était entourée, la tête couronnée de roses blanches, un crucifix dans ses mains, elle attendit, sans effroi, l’heure dernière.

Le baron était craint et détesté de ses vassaux ; mais Gabrielle exerçait sur eux le double empire de la grâce et de la beauté. Les hommes l’aimaient comme ils aimaient le Dieu du ciel ; toujours occupés d’elle, mais effrayés de la distance immense qui les en séparait, une vague pensée d’amour les faisait soupirer sans leur donner des désirs ; cet amour ne produisait en eux que le besoin de lui plaire et d’appeler un moment ses regards sur les effets d’un dévoûment sans bornes. Les femmes, que leur sexe rapprochait d’elle, ne pouvant voir une rivale dans l’héritière d’un baron, subissaient volontairement elles-mêmes le doux esclavage de ses charmes ; et loin de trouver, en se rapprochant d’elle, comme il arrive toujours, que leur maîtresse ne leur était supérieure que par le hasard de la naissance, elles se jugeaient d’une nature moins parfaite, et mettaient la récompense de leurs services dans le bonheur de la servir. Elle était donc aimée pour elle-même, et le bruit de sa mort prochaine avait porté la désolation partout où la renommée avait semé le bruit de ses charmes et de sa bienfaisance. Sur les terres du baron, il n’y avait pas une famille qui ne l’eût vue arriver avec joie sous son toit. Au cri de sa détresse, il n’y avait personne qui n’eût abandonné les travaux des champs, les soins de son ménage pour accourir autour du château. Les malades s’étaient fait porter, les vieillards s’étaient traînés ; les jeunes gens avaient volé près de leur maîtresse adorée ; et tandis que Gabrielle attendait la mort, cette foule reconnaissante attendait à genoux que le ciel se laissât fléchir à leurs larmes ; se proposant en sacrifice, elle offrait la vie de tous pour obtenir la prolongation d’une seule.

Quatre jeunes filles, habillées de blanc, et couvertes d’un long voile, étaient debout aux quatre coins de la bière, prêtes à l’enlever dès que Gabrielle expirée y aurait été déposée, car elle avait ordonné que les funérailles eussent lieu tout de suite après sa mort ; elle croyait que plutôt elle serait descendue dans la tombe, et plutôt son âme arrivée dans le ciel y trouverait l’âme de Florestan. C’était une idée à elle, une superstition vaine ; mais la superstition des cœurs tendres a toujours quelque chose de touchant, et cette attente de la mort, dans une créature si belle et si jeune encore, ce vœu d’être incontinent après son dernier soupir, enlevée du milieu des vivans et plongée dans la tombe, parce que son amant y était déjà, ce spectacle de la vie écoutant sans effroi le bruit des pas de la mort qui s’approche, se livrant même à elle avec un certain plaisir, donnait à ce moment si terrible une expression inconnue d’espérance et de consolation : ailleurs, tout cesse à la mort ; ici, tout allait recommencer ; ce n’était pas pour Gabrielle l’heure de l’anéantissement, mais le moment désiré de sa réunion à son doux ami.

Les prêtres, les chantres, la croix d’or, les pauvres, et les parens couverts de deuil, étaient rassemblés dans l’ordre prescrit pour les funérailles. La malade avait reçu le corps de son Dieu. Cependant un prêtre et le médecin, aux deux côtés de son lit, consolaient ou exhortaient inutilement à la mort celle qui n’avait point de regrets et avait assez de la vie ; le médecin tenait une de ses mains dans les siennes, son doigt interrogateur pesait sur le pouls de Gabrielle. Au moment où il cesserait de battre, il devait avertir de la mort, et les prêtres, les yeux fixés sur ses yeux, l’oreille attentive, entr’ouvraient déjà la bouche pour entonner les chants funèbres et conduire le corps expiré aux portes des tombeaux où les vivans s’arrêtent, et livrent celui qui n’est plus, aux fossoyeurs et à l’oubli.

Le médecin espérait ; rien n’annonçait une fin prochaine. Tout-à-coup un vent impétueux ouvre la fenêtre, et Gabrielle s’écrie : le voilà… Je lui cède ma vie. Prêtres du Dieu du ciel, défendez mon âme, j’expire. Elle est morte !! s’écria le médecin.

Les sanglots des assistans, les chants des prêtres apprirent au-dehors le trépas de Gabrielle, et des cris de douleur et de désespoir succédèrent aux prières.

Cependant une certitude consolante rendait la douleur générale moins amère ; le démon était entré dans la chambre de Gabrielle au moment où sa fenêtre était ouverte ; tous les spectateurs l’avaient vu sous la forme d’une grosse mouche[1], d’une de ces mouches dont le bourdonnement est si désagréable et si bruyant ; il avait volé jusqu’auprès du lit de Gabrielle sans pouvoir l’atteindre. Les prêtres l’avaient reconnu malgré sa métamorphose ; aussitôt les exorcismes avaient commencé, l’eau bénite avait été lancée à grands flots, les signes de croix s’étaient multipliés ; on avait couvert la malade de reliques et de crucifix ; on avait poursuivi le diable à grands coups de goupillon, dont plusieurs l’avaient atteint sans l’effrayer ; mais enfin le prêtre avait présenté le corps de Notre-Seigneur au démon. À cette vue, saisi de terreur, le démon avait reculé, et le prêtre le poursuivant dans tous les recoins où il cherchait à se cacher, l’avait forcé à ressortir par la fenêtre ; il était déjà sorti quand Gabrielle expira : le Démon n’emporta donc point son âme, et le clergé déclara qu’elle était certainement montée au ciel, conduite par les anges descendus pour la recueillir. Ces détails circulaient de bouche en bouche.

Dès que le médecin eut déclaré la mort de Gabrielle, elle fut déposée dans la bière, les jeunes filles la soulevèrent, et les prêtres ayant entonné les chants funèbres, on se mit en marche vers l’église ; ce fut par des larmes véritables que toute la population manifesta sa douleur et ses regrets, et par des larmes encore qu’elle conjura le Très-Haut de récompenser Gabrielle dans le ciel du bien qu’elle avait fait sur la terre, où elle avait fait connaître, par la perfection de ses charmes, la beauté de l’œuvre créé, et par sa bienfaisante vertu la bonté du créateur qui l’avait envoyée parmi les hommes pour consoler le malheur : noble destinée des femmes, mais que toutes n’accomplissent pas.

On ne vit pas le baron aux funérailles de sa fille, il l’avait quittée pour la sauver. Il avait su qu’un religieux du Mont-Carmel était venu dans le comté de Toulouse[2], et vivait dans un ermitage à quelques lieues de son château, possesseur de deux reliques toutes puissantes, savoir ; 1o. un bout du manteau du prophète Élie, instituteur des religieux du Carmel, manteau donné à Élisée leur général, et par celui-ci transmis à ses successeurs, tels qu’Abdias, Ézéchiel, Pythagore, tous carmes, comme on sait, manteau immortel comme son maître ; 2o. l’os tibia d’Élisée, le même os qui ressuscita le mort jeté dans le tombeau de ce prophète, le même, puisque le mort ne toucha qu’à cet os seulement ; en pliant le tibia d’Élisée avec un corps expiré depuis moins de quarante-huit heures, dans le manteau d’Élie, on rendait la vie au mort. D’abord son pouls battait doucement, il s’animait peu à peu ; ensuite le défunt poussait un soupir, r’ouvrait les yeux, et sortait de la tombe, pourvu cependant que celui qui avait réclamé l’application des reliques eût la foi, et désirât la résurrection du mort. Déjà le carme avait ressuscité un enfant ; il avait échoué dans d’autres occasions, mais toujours par la faute des veufs ou des veuves, et jamais par celle de l’os du prophète. Larmes de veuves et d’héritiers, répondait-il aux incrédules, furent toujours chants de victoire.

Pour moi, dit le baron en partant, je désire tellement que ma fille vive, que sa mort amènerait la mienne ; ma foi est si forte que je néglige tous les moyens offerts par la médecine pour l’empêcher de mourir, sûr que le carme, son manteau et le tibia, la feront renaître ; en un mot, je suis tellement persuadé de la vertu de ces saintes reliques d’Élie et d’Élisée, que si elles n’opéraient point, ce serait une malice de l’enfant du Carmel, et je l’exterminerais de ma propre main sur le tombeau de ma fille ; je suis donc bien sûr du miracle. Je pars, et si le moine ne veut pas venir de bonne volonté, je l’attache à la queue de mon cheval, je m’empare du tibia et de la guenille miraculeuse, et je reviens au grand galop avant l’expiration des quarante-huit heures ; il partit.

Toute la contrée attendait son retour avec impatience ; les dévots chantaient déjà victoire ; les amis de Gabrielle doutaient et priaient ; les Albigeois, c’est-à-dire le grand nombre, car la secte hérétique était déjà forte, haussaient les épaules, mais les fidèles se promirent bien de les leur abaisser à coups de bâton après le miracle, et même de les exterminer s’ils ne se défendaient pas, car dans le midi le zèle de la maison de Dieu recule devant la résolution, et l’on traite presque comme orthodoxe l’hérétique contre lequel il faudrait se battre, tandis qu’on assassine sans pitié ceux qui veulent bien se laisser assassiner.




  1. Le diable prend souvent cette forme. Urbain Grandier, condamné au feu pour avoir ensorcelé les religieuses de Loudun, et condamné sur la déposition des diables eux-mêmes qui furent entendus en justice, fut brûlé en 1634. Comme on le brûlait, une grosse mouche volait sur sa tête, en bourdonnant ; c’est Belzébuth, s’écria un moine, c’est Belzébuth, c’est le diable qui vole autour de Grandier, pour emporter son âme. Le moine avait raison, Belzébuth est un des noms du diable, et ce nom veut dire dieu des mouches ; aussi les mouches ont été exorcisées plus d’une fois, aussi bien que les rats et les sauterelles, et toujours avec le même succès.
  2. Ceci n’est pas contraire à l’histoire. Les carmes furent importés en France, en 1254, par le bienheureux saint Louis, qui aurait mérité d’être béatifié pour ce seul fait. Mais ce n’est pas à dire qu’avant lui quelqu’enfant d’Élie ne fût venu pendant la première croisade semer la bonne graine dans le Languedoc, pays que l’Église a toujours affectionné ; témoin, l’Inquisition dont elle le favorisa avant tous les autres pays.