Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXX

La bibliothèque libre.



CHAPITRE XXX.

Suite. — L’Ange. — Consolation.


Tous les regards ne cherchaient point Gabrielle, sa fuite n’avait point calmé la jalousie des dames ; leur jalousie avait changé d’objet.

Une inconnue, unissant la pureté des formes à la douceur des traits, l’élégance à la noblesse, l’abandon à la modestie, telle que serait un être formé des perfections de Pallas, de Vénus et de ses compagnes, et dont la beauté serait l’ouvrage de la seule nature ; la grâce, la fille de la bonté, et la sagesse le fruit du malheur, venait de paraître. Elle avait parcouru la brillante assemblée, ayant toujours un sourire de bienveillance sur la bouche, la rougeur sur le front, une pensée dans le regard. Elle guidait les pas d’un vieillard privé de la lumière ; mais les yeux inquiets de son guide examinant sa route avec plus de soin que ne l’eussent pu faire jadis ses yeux favorisés du jour, détournaient ses pas des plus petits obstacles. À les voir ensemble, on aurait dit la misère humaine appuyée sur la providence.

À son aspect, un murmure approbateur s’était élevé dans la noble assemblée. Jamais une femme n’est belle comme lorsqu’elle est secourable. La parure qui ajoute à ses charmes, l’illusion de la fortune et les prestiges de l’art, la danse qui les développe et leur donne de l’élégance et de la grâce, ne l’embellissent point comme la bienfaisance. Cette romaine, nourrissant de son lait son vieux père dans les fers, Antigone, seul appui d’Œdipe proscrit, et luttant avec lui contre la malédiction du ciel et l’ingratitude de ses fils, présentent l’union de la vertu la plus noble à la beauté la plus ravissante. N’eussent-elles pas été belles en sortant des mains de la nature, l’exercice de la plus noble vertu les eût élevées au-dessus des belles ; la beauté morale se serait empreinte sur leurs traits, et leur eût donné tous les charmes.

L’inconnue exerçait le double pouvoir donné à la femme d’enchanter les regards et d’enchaîner les cœurs ; elle marchait en souveraine au milieu de sujets volontaires qui demandaient à la servir. Elle aperçut Florestan, abandonné par l’ingrate Gabrielle ; elle entendit les dames dire : Il est bien laid ! et ne put s’empêcher de leur répondre : Il est bien malheureux !…

Aussitôt elle dirigea ses pas vers lui, le prit dans ses bras et lui dit : « Florestan… Ta douleur est indigne de toi. L’homme ne doit pleurer que de ses fautes : on t’abandonne, que perds-tu ? L’illusion vaine. Gémit-on à son réveil du rêve flatteur évanoui ? Subis la vie ; elle n’est aussi qu’un rêve, et c’est à notre pensée à l’embellir ; elle peut tout ; il n’y a rien de sûr pour nous, que nous-mêmes. Mets ton bonheur dans l’accomplissement de tes devoirs, et laisse faire aux autres ; nul ne pourra le troubler. Il vaut mieux avoir été trompé que de l’être encore : on est plus heureux d’avoir fait des ingrats que d’être ingrat soi-même. Florestan, tu dois le savoir ! tu fus ingrat aussi : ceux que tu dédaignas te plaignirent, oublièrent et pardonnèrent ; et toi, tu n’as pu ni oublier, ni te pardonner : ta punition est avec toi. »

Aux doux sons de cette voix tendre, à ces caresses inattendues, Florestan sortit de l’abattement du désespoir ; il retrouva sa raison, sa pensée et du courage ; il fut comme délivré tout-à-coup d’un immense fardeau dont le poids l’écrasait. Oh ! quel est le pouvoir d’une parole consolante ? c’est la source dans les sables du désert ; la cloche de l’hospice au milieu des neiges éternelles ; c’est, pendant le naufrage, la planche flottante sur les mers. Il parut à Florestan que tous les liens déchirés, qui avaient cessé de l’unir à l’humanité, venaient de se renouer.

La foule accourue autour de lui, la splendeur de ce jour de fête, le nombre inattendu et la richesse des témoins de sa misère profonde, la fausse honte d’avoir été trompé, comme si l’on devait rougir du crime d’autrui ; tout avait contribué à son abattement, mais la présence de tant de spectateurs de sa faiblesse lui donna peut-être, quand il se vit soutenu, plus de résolution et de force. Le coup avait été violent, la réaction en fut d’autant plus vive. N’étant pas mort de sa défaite, il devait ressaisir la victoire en se relevant ; il se releva, résolu de vaincre ; il avait déjà triomphé, en osant croire à son triomphe.

Jusque-là il avait baissé la tête pour ne pas voir ceux dont il eût désiré n’être pas vu. Tout-à-coup, rougissant de sa faiblesse, fier d’un malheur non mérité ; glorieux des blessures, preuves de sa vaillance ; de ses vêtemens en lambeaux, trophées de l’honneur ; il jeta sur cette brillante assemblée un regard assuré, et le ramenant aussitôt sur lui-même et sur son consolateur, il se vit dans les bras de l’Ange de la fontaine des Rêves.

Comment dépeindre son ravissement, son émotion, ses transports ! C’est encore cet être miraculeux ; c’est toujours lui qui l’arrache au désespoir, qui le guide à travers les orages, ou le relève quand l’orage l’a terrassé. L’amitié de cet être bienfaisant augmente avec l’infortune de son protégé. Sur les terres de Lafont, sous la grotte des Rêves, il lui apparaît seulement ; sur les hautes montagnes, il le conduit par la main ; dans les tombeaux, il le rappelle à la vie. Quand son amante l’abandonne, il accourt le presser dans ses bras ; et les caresses qu’il lui prodigue, quand il se croit un objet de mépris et de haine, lui disent qu’il est encore aimé.

Florestan cherchait la parole, et la parole se refusait à sa reconnaissance. L’inconnue comprit ce silence ; Florestan, lui dit-elle, je mets un prix à mon amitié ; sois heureux, tu le peux encore, tu n’es pas seul sur la terre ; pardonne à l’ingrate, non pas de n’avoir plus d’amour, tu ne peux en inspirer, il est tout dans les yeux ; ce qui déplaît à la vue est repoussé par l’amour ; mais pardonne-lui de t’avoir pu quitter, amoureux toi-même, et surtout malheureux ; elle devait feindre, peut-être, ce qu’elle ne sentait plus, jusqu’à ce qu’elle eut consolé ton infortune et préparé ton cœur à la lumière de la vérité. Elle a fui, mais je te reste ; je reviendrai près de toi dans les jours d’orage, quand l’épreuve à laquelle te condamne un être au-dessus de moi, sera terminée ; je te consacrerai tous mes soins.

Alors, elle regarde autour d’elle, aperçoit une jeune fille de Lansac, l’appelle, et lui remettant son protégé :

« Émilie, belle Émilie, ton cœur est aussi généreux que tes traits sont aimables. Ton père est serf, mais la noblesse de son âme m’est connue ; il est pauvre, mais il est bienfaisant, il suffit. Il servira son maître malheureux ; c’est là le beau Florestan, c’est ton seigneur, ce guerrier troubadour dont on t’a parlé dans ton enfance, dont tu chantes les romances, je le confie à ta pitié ; adieu belle Émilie, adieu noble Croisé. »

Elle dit ; le vieillard était déjà monté sur un char traîné par de vigoureux coursiers ; elle monte à ses côtés, la foule s’écarte, et le char vole.