Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXIX

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CHAPITRE XXIX.

Le chevalier des Mœurs. — Les infidèles fidèles. — Florestan. — Gabrielle. — Coup de théâtre.


La belle ressuscitée voulait sortir de la chambre, et ne pouvait sortir sans le rencontrer. On crut devoir alors lui faire pressentir son arrivée ; on parla de la croisade et des chevaliers revenus des lieux saints, portant des nouvelles de Florestan. — Terminez ma peine, s’écria-t-elle, ne craignez rien, je m’attends à le voir, je ne sais où, ni comment ; mais sa voix m’a frappée ; s’il est arrivé, dites-le moi : il est arrivé, répondit une jeune fille, dont l’impatience ne pouvait être contenue ; il lui tardait qu’elle vît son amant, comme si le sien attendait Florestan pour paraître lui-même. Il est arrivé, lui dit-elle. Qu’il vienne, s’écria Gabrielle, en courant vers la porte les bras ouverts ; qu’il vienne ! Florestan l’entendit, et Florestan ne vint pas.

C’était le jour du tournoi, le jour de l’exécution des sorcières, le jour où devait arriver le baron avec le manteau d’Élie, le tibia d’Élisée, et le carme attaché sous le ventre de son cheval.

Le chevalier des Mœurs, les chevaliers vaincus, les écuyers donnant du cor, les dames de la chevalerie, les moines, les dévots et les bannières de l’église, les sorcières et les torches du bûcher, le baron, le carme et le tibia, les curieux et les oisifs, enfin toute la contrée s’avançaient à grands pas par les différentes avenues du bourg. Le soleil planait sur l’horison, il éclairait de toute sa lumière ce théâtre de tant d’événemens.

Ce mot, qu’il vienne ! retentit dans le cœur de Florestan, et cet amant estropié, la bouche de travers, borgne, défiguré par la petite-vérole, le visage brûlé par le soleil d’Asie ; vieilli par le malheur et la souffrance, fatigué par la route, exténué de fatigue et de besoin, perdit toutes ses forces au moment où la certitude de son bonheur frappa son oreille. Qu’il vienne ! s’écriait Gabrielle, et Florestan, appuyé contre la porte, tremblant, presque inanimé, ne peut répondre au vœu de son amante ; ô ciel ! s’écrie-t-elle, m’étais-je flattée d’une espérance vaine, faut-il l’aller attendre encore et ne pas le voir venir. Si Florestan était auprès de moi, Florestan serait dans mes bras.

Le désir de la consoler le ranime, il se relève sur ses jambes affaiblies, en se relevant il heurte contre la porte ; le bruit avertit Gabrielle, et son chien qui s’élance devant ses pas et gratte, en jetant des cris d’allégresse, l’arrache à son désespoir ; elle court, elle s’élance, elle ouvre la porte de son côté au moment où Florestan, revenu à lui, la pousse du sien ; elle ouvre, et s’écrie : est-ce toi, cher amant ! C’est moi, chère amie, répond le Croisé ; la porte est ouverte et Florestan lui apparaît, un bras tendu vers elle, un œil plein d’un amour noyé dans les larmes, et l’autre œil et l’autre bras faits comme vous savez.

Gabrielle s’était précipitée vers lui, le regard curieux de cette tendre amante l’a investi tout entier ; et cette merveille du siècle, ce modèle de constance et d’amour s’arrête tout-à-coup, recule, ferme ses bras, cache sa tête dans ses mains, et s’écrie : Ah ! le monstre !!!

Il est vrai, répondit Florestan, poursuivi par ses remords ; il est vrai, je suis un monstre ; j’ai obéi à ta voix toute-puissante, j’ai versé le sang de mon père ; mais tu conduisais mon bras… tu l’as voulu. Quoi ! répliqua Gabrielle, en essayant de le regarder, et détournant aussitôt la vue ; vous osez paraître devant moi couvert du sang paternel, et vous vous dites Florestan ! Florestan était le plus tendre des fils comme le plus beau des mortels ; ce n’est pas lui que je vois, j’irai, j’irai de nouveau l’attendre ; je l’attendrai toute ma vie, dût-il n’arriver jamais.

Ces mots affreux le foudroyèrent, il frémit, il frappa de ses pieds désespérés la terre indignée, et se jetant aux genoux de la cruelle, il lui dit :

Gabrielle ! si tes yeux me méconnaissent, ton cœur ne m’a-t-il pas deviné ; pour moi, je t’ai vue partout où la gloire, la religion ou le malheur ont conduit mes pas. Jamais mes regards n’ont cherché, jamais ma pensée ne m’a rappelé, jamais mon cœur n’a désiré d’autre que toi. J’ai cueilli les lauriers de la victoire, les palmes de la foi ; j’ai subi toutes les misères de la vie pour te plaire ; et quand je reviens, après avoir tout perdu, afin de te retrouver ; après avoir tout immolé devant mon amour ; tu me repousses et me rejettes ! Je ne suis pas Florestan ! Et qui donc aura mon cœur ?… Tu me méconnais et je vis encore ; et moi, dans l’horreur des tombeaux où naguères tu dormais du sommeil éternel, je t’ai reconnue au milieu des ossemens de tes ancêtres ; je n’ai pas craint le trépas, je t’ai suivie parmi les morts ; et toi, tu me fuis dans cette vie que tu dois à mon amour et à mes prières. Ah ! Gabrielle… peux-tu me repousser ! Je suis malheureux, le plus malheureux des hommes !

Il eût parlé plus long-temps encore, sans obtenir de réponse, s’il n’eût prononcé les mots de tombeaux et de morts ; ces noms lui rappelèrent des événemens échappés à sa mémoire. Gabrielle a plus aimé Florestan qu’elle n’en fut aimée, répondit-elle ; quels lieux n’ont pas gémi de ma douleur ; quels chevaliers de l’Occitanie ou de la France ne l’ont pas célébrée ; quelles dames l’ignorent ? Vous êtes descendu pour moi dans les tombeaux, mais avant vous j’y descendis pour Florestan ; ma mort ne vous a point ôté la vie, et le doute de son trépas m’avait donné la mort. De quoi vous plaignez-vous ? Où est ce Florestan que j’adorai, que j’aime toujours, que j’allais attendre sans espérance de le revoir, que je veux aller attendre encore ; qu’il vienne et je suis à lui. J’aimais et sa douce voix, et son doux sourire, et ses yeux charmans, et son cœur vertueux : cette voix tendre, ce doux sourire, ces beaux yeux, ce cœur noble et vertueux, c’est là Florestan. Je vous vois, mais je ne vois rien de lui. Je suis moi, la Gabrielle d’autrefois. Florestan, à son retour, retrouvera cette amante qu’il a quittée. Que le ciel me rende l’amant que j’ai perdu, il me retrouvera avec tout mon amour.

Elle dit, et s’élance vers l’escalier, le descend précipitamment ; elle court, et Florestan la suit ; elle arrive sur la place, Florestan l’atteint, l’arrête, se jette encore à ses pieds, et la supplie de ne pas le fuir.

Non, non, s’écrie-t-elle en se débattant ; laissez-moi, vous n’êtes pas le Florestan que j’aimais ; vous m’inspirez de la compassion et non pas de l’amour. Laissez-moi

Cependant, les prêtres, les moines, les dévots, les torches, étaient arrivés sur la place, et les sorcières étaient déjà liées sur le bûcher.

Le baron, avec son carme, attaché sur le cheval, et les reliques d’Élie et d’Élisée, accourait au galop ; ils étaient arrivés.

Les dames fidèles étaient placées sur les échafauds, ou assises encore sur leurs palefrois, prêtes à en descendre.

Cinquante écuyers, donnant du cor, avaient parcouru tout le village en sonnant des fanfares, et débouchaient sur la place, suivis du chevalier des Mœurs et des cinquante chevaliers vaincus ; ils étaient précisément arrivés au lieu même où Gabrielle s’écriait, en repoussant Florestan, et s’échappant de ses mains suppliantes :

« Vous m’inspirez de la compassion et non pas de l’amour ! Laissez-moi. » À peine eut-elle dit ces paroles, les cors sonnèrent pour la dernière fois, et le chevalier des Mœurs s’écria, d’une voix mâle et retentissante :

Gabrielle est la plus belle et la plus fidèle ; Florestan règne toujours sur son cœur ; Heureux ou malheureux, il sera toujours son bien-aimé !!…

Alors Gabrielle se souvint du beau chevalier, de son opinion sur le compte des dames, de la punition qu’elle lui avait infligée ; et la honte qu’elle en éprouva lui fit regretter de n’être pas encore dans les tombeaux. Du moins, si elle avait pu s’enfuir, mais la foule était immense ; toute issue était fermée à ses pas.

Après que le chevalier des Mœurs eut prononcé les paroles prescrites, un chevalier, obéissant à l’arrêt de la cour d’amour, agita sa lance et s’écria, tous les chevaliers répétèrent après lui :

« Gabrielle est fidèle comme une autre, mais ma dame est la plus belle. Je demande le combat. »

La confusion de Gabrielle en augmenta. Beau chevalier, dit-elle au chevalier des Mœurs, faites-moi donner un cheval. Un écuyer descendit aussitôt du sien, Gabrielle y monta, et s’enfuit à bride abattue. Le chevalier des Mœurs galope après elle, les cinquante chevaliers qui viennent de confesser sa fidélité, si bien démentie par elle-même, et curieux de mieux connaître cette belle célèbre, courent après le chevalier des Mœurs ; les écuyers courent après leurs maîtres ; les dames craignant de perdre leurs amans courent après les écuyers et les chevaliers ; en sorte que la moitié de cette foule chevaleresque part aussi vite qu’elle est arrivée ; l’autre moitié critique ou justifie tumultueusement la conduite de Gabrielle. Les hommes la jugent trop cruelle et contraire aux procédés d’usage : les prudes, car il y en avait au tournoi, (où n’y en a-t-il pas ?) disaient tout haut qu’il fallait jeter l’ingrate sur le bûcher des sorcières ; et les autres dames voulant examiner l’affaire, accouraient autour du délaissé, le regardaient un moment, et revenaient en disant tout bas :

Il est bien laid !…

Pendant ce temps, les dévots entouraient le bûcher, en chantant des hymnes à la gloire du père et du fils ; les prêtres soufflaient le feu ; les sorcières brûlaient en jetant de hauts cris. Le baron, ayant vu sa fille ressuscitée, avait fait délier le carme, et lui attribuant cette résurrection, avait fait mettre ses vassaux à genoux, s’y était mis lui-même, et criait miracle de toutes ses forces ; les dévots, les moines et les prêtres, répondirent à tue-tête, miracle ! miracle ! et ce fut pendant tous ces cris de miracle que les sorcières furent brûlées ; que les cors des écuyers annoncèrent l’ouverture du tournoi ; que le hautbois du village fit danser les jeunes fillettes, et que le baron fit fustiger une vingtaine de vilains, pères de ces fillettes, lesquels avaient osé dire que le carme, ni le tibia, n’avaient pu ressusciter leur maîtresse qui n’était pas morte.

Ainsi, sur la même place, on voyait un miracle, un autodafé, un tournoi, un baron et ses esclaves aux genoux d’un carme, des danses sous l’ormeau, et des serfs bâtonnés par ordre du maître : c’était le bon temps.