Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXXIV

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Le Roi (4p. 228-236).


CHAPITRE XXXIV.

Le véritable Christianisme.


Un soir sa troupe fatiguée se reposait auprès d’une source, et lui s’étant écarté pour rêver à ses malheurs, vit venir un misérable dont la voix suppliante lui demanda l’aumône d’un morceau de pain ; sa faim était pressante, il mourait de besoin ; Florestan portait toujours avec lui des provisions pour plusieurs jours ; il détache son bissac et dit au misérable de choisir ; il choisit et rend le bissac ; Florestan se souvient que son chien l’accompagne ; il l’appelle et lui jette un morceau de pain laissé par le mendiant, le chien le mange, tombe et meurt ; fatale destinée ! mais dont se fût réjoui cet ami fidèle, s’il eût pu connaître que sa mort sauvait la vie à son maître.

Le Croisé reconnaissant les effets du poison, courut après le pauvre. Il allait l’atteindre au moment où il se réfugia dans un château. Florestan descendit de cheval, entra le glaive à la main, chercha le pauvre, le découvrit dans une pièce obscure et leva le fer pour l’immoler ; une main l’arrête, une douce voix lui dit : Florestan, je te demande sa vie… C’est un moine ! répond-il, ne le vois-tu pas ? je viens de le reconnaître. — N’importe, lui répond la voix… C’est un empoisonneur, réplique Florestan ; en disant ces mots il regarde la main qui l’arrête, et voit l’Ange de la Fontaine des Rêves ; il veut tomber à ses pieds, et l’Ange a déjà disparu dans l’obscurité.

Florestan se tourna vers le moine tremblant ; l’Ange le veut, lui dit-il, je te donne la vie, mais évite mes pas. Le moine embrassa ses genoux et protesta de sa reconnaissance. Va-t-en, lui répondit le Croisé, tu es moine, je n’attends rien de toi.

Arrête, moine ! s’écrie une voix inconnue ; arrête Florestan !… Le moine et Florestan s’arrêtent. — Te souviens-tu, malheureux guerrier, reprit la voix, te souviens-tu des crimes commis par toi-même pour la cause du ciel ; tu n’empoisonnas personne, mais tu massacras la mère et l’enfant ; ce moine a, comme toi, voulu servir le ciel. — Je déteste, répondit Florestan, mes erreurs et mes crimes, je les expie par le repentir et la punition de ceux qui me trompèrent. Dieu n’a pas mis en mon pouvoir d’autre réparation ; je ne puis rendre la vie à mes victimes, mais, du moins, je fus criminel sans espoir de salaire. Mon âme était séduite et non corrompue. Ce moine m’empoisonne pour s’emparer de mes biens. — Il est vrai, répondit-on, et ce moine a mérité la mort de tout autre que de toi. Écoute, et réponds : pourquoi fais-tu la guerre aux prêtres ? pourquoi ravages-tu les biens de l’Église ?… Ces biens sont mal acquis, dis-tu ; qui t’a constitué juge ? Es-tu dans l’État une puissance chargée de l’exécution des lois ? Les prêtres sont des fourbes, des sacriléges, des méchans ! Pourrais-tu me nommer un ordre, une aggrégation, une réunion d’hommes où il n’y ait ni méchans, ni fourbes ? Certes, les mauvais prêtres sont communs, mais les hommes vertueux sont rares ; on porte partout ses vices et ses erreurs, tel se voue aux autels, qui a le cœur d’un assassin ; dépose-t-il son poignard ? Non, il le couvre de la robe de lin, symbole d’innocence ; hélas ! on ne change point de cœur comme d’état ; pour le malhonnête homme, le serment d’être vertueux n’est donc qu’une promesse d’hypocrisie, ainsi, tu vois dans les vices des prêtres les vices de l’homme, et dans leurs crimes, les crimes du coupable, et non ceux de toute une société formée pour donner l’exemple de toutes les vertus.

Expliquer aux mortels la divine morale de Jésus, la faire aimer ; prouver la vérité de sa doctrine par une sainte vie, renoncer aux plaisirs du monde pour se donner tout entier au service des malheureux, rester avec celui que tout abandonne, et ne garder ainsi de la vie que ce qu’elle a de pénible pour soi-même et d’utile aux autres ; y a-t-il rien sur la terre de plus magnanime et de plus digne de nos respects ? Tels sont les devoirs des prêtres, beaucoup y sont fidèles ; l’Église chrétienne offre une multitude de lévites dignes ministres de la religion du Christ ; les crimes de ceux qui la déshonorent ne t’autorisent point à te rendre criminel. Des moines détiennent ton héritage ! Il est des lois, invoque-les ; si tu succombes, sache te soumettre, et ne perds pas aux yeux des hommes et du ciel le mérite d’une infortune non méritée. Tu veux rétablir le christianisme dans toute sa pureté primitive, et tu prêches les peuples le sabre à la main ! Laisse à l’erreur l’appui du glaive, la vérité ne fait point de croisades, le christianisme désavoue la force. Tu te dis meilleur chrétien que tes ennemis ; si tu l’es, tu le prouveras. Le moine est là sans doute, n’as-tu rien à lui dire ?

— Oh ! s’écria Florestan, quelle voix divine vient de se faire entendre ? De quelle nuit profonde elle a fait jaillir la lumière ! Errant d’erreur en erreur, de crime en crime, j’ai tantôt couvert l’autel du sang demandé par les prêtres, et tantôt je l’ai baigné du sang des prêtres eux-mêmes ; et c’est au nom du Ciel que leurs passions ou les miennes, m’ont fait violer les ordres du Ciel. Je suis chrétien, aujourd’hui seulement ; je le suis et je veux l’être ! Je quitte les armes, je renonce à la vengeance la plus légitime peut-être, et je jure de restituer, si je le puis jamais, ce que les miens et moi avons enlevé des mains de nos ennemis ; et toi, mon père, toi que mon bras égaré frappa sans te connaître, toi, qui m’entends du haut des cieux où ta vertu t’a placé ; chrétien sans fanatisme et sans erreur, philosophe sans préjugés, aujourd’hui seulement, je mérite le nom de ton fils ! Je ne suis plus moi ; je suis toi-même ; tes vertus m’éclairent et m’animent ; accepte le sacrifice de ma haine ; et rends-moi ton amour ! Tu vois cet empoisonneur, en reconnaissance de l’aumône accordée à sa misère, il a voulu m’arracher la vie ; eh bien ! j’oublierai son ingratitude, et déjà j’ai oublié ma colère ; ami, dit-il au moine, en lui tendant les bras : Jésus-Christ, votre maître et le mien, a dit : Aimez ceux qui vous haïssent, pardonnez à ceux qui vous persécutent ; mon père m’apprit ces paroles divines ; au nom de mon père et du Christ, je vous pardonne et je vous aime ; au nom du Christ, pardonnez-moi le mal que vous avez voulu me faire, et tâchez de ne pas me haïr… Il dit, et serre le moine dans ses bras. — Oui, répondit la voix, oui, Florestan, ton père te pardonne, ton épreuve est finie, ta vertu sort victorieuse de la lutte ; ton père a retrouvé son fils, tu retrouves un père… Ange du Ciel, mon Antigone ! viens me conduire dans ses bras…

Les portes du château s’ouvraient, les serviteurs accouraient avec des flambeaux ; l’ange des Rêves, conduisant le vieillard des montagnes, s’avançait ; mais le moine avait donné un coup de sifflet, une troupe armée s’était précipitée dans le château ; Florestan et le moine furent enlevés tout-à-coup.

Je l’ai trop long-temps abandonné à lui-même, dit le vieillard ; excellente créature, fille chérie, ô ma bonne Laurette ! tu voulais depuis long-temps que je le reçusse dans mes bras, je lui avais pardonné comme toi, mais je crus devoir le laisser à l’école du malheur, je voulus qu’il dût à sa propre expérience son retour à la vérité, je voulais recevoir mon fils de lui-même, et quand il me revient tel que je l’avais désiré, les barbares me l’enlèvent ! ils le feront mourir ! Je connais les moines. Courons implorer la protection du souverain ; allons à Toulouse, il aura pitié de mes malheurs.

Il dit : Les serviteurs attèlent les coursiers impatiens, les coursiers s’élancent, et la poussière vole sous leurs pieds impétueux.