Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXXV

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Le Roi (4p. 237-244).


CHAPITRE XXXV.

Solyman, le comte de Lansac, Laurette.


On connaît maintenant l’ange de la fontaine des Rêves, c’est la bonne Laurette ; quant au vieillard aveugle, c’est le philosophe de l’hospice, c’est le père de Florestan.

On se souvient de l’incendie allumé par le moine. Le comte, en fuyant son ennemi, tomba dans les flammes ; mais aussitôt arriva l’armée de Solyman. Les Arabes, à l’exemple de leur chef, se précipitèrent dans la maison embrâsée, le vieillard fut sauvé par Solyman lui-même. Les yeux du comte de Lansac ne pouvaient voir son ami, les flammes l’avaient aveuglé. Les destins, en le réunissant à sa fille au moment où ses pas avaient besoin d’un guide, semblaient avoir voulu, non le lui donner en effet, mais achever de lui ravir tout son courage en l’accablant de tant de malheurs à la fois.

Il est auprès de Laurette, il le sait, et Laurette semble le fuir ; il entend sa voix, et ne reconnaît point cette voix jadis si douce ; il appelle sa fille, et sa fille ne vient point, il la cherche des mains, et ne la touche point, et ses yeux refusent de l’instruire en quels lieux elle gémit et pleure ; car tout ce qu’il reconnaît d’elle, ce sont des gémissemens et des pleurs. Le cœur d’un père ne peut se méprendre à la douleur d’un enfant.

Affreuse destinée ! Arraché des bras d’une tendre épouse, chassé de sa patrie par le fanatisme, il est obligé d’aller verser, sous les drapeaux de ses ennemis, le sang des peuples dont son cœur embrassait la juste cause ! Il suit dans les combats un fils sourd à la voix de la raison et du devoir ; plusieurs fois il a repoussé le fer prêt à tomber sur sa tête, il a consumé sa vie à le défendre, à éclairer son esprit, à élever son âme ; et ce fils, dont il déplore le trépas depuis le moment où son trépas lui fut annoncé, ne reparaît à ses yeux, défiguré par le glaive et la souffrance, la raison pervertie par la superstition, couvert du sang de mille victimes, qu’armé de la torche incendiaire et du poignard parricide ! Malheureux père !… il tombe sous les coups d’un fils adoré… et maintenant qu’une main généreuse l’a retiré des flammes allumées par ce fils criminel… à la douleur de l’absence de cet enfant dénaturé, qu’il ne peut ni haïr, ni oublier, se joint l’indicible tourment de savoir auprès de lui sa fille chérie et digne de l’être, et dont la présence inattendue lui dit tout le malheur !

Il ne pouvait la voir, et il gémissait amèrement. Hélas ! c’était peut-être une moindre infortune. Dans quel état l’aurait-il vue ? comment aurait-il pu supporter l’aspect de cette pauvre lépreuse, autrefois la plus belle des femmes et la plus pure des vierges ?

Laurette se tenait éloignée de son père, dans la crainte de lui communiquer son mal horrible ; elle évitait de lui parler, les sons de sa voix traînante et pénible lui auraient fait le tableau de sa misère ; quand il l’appelait, elle sortait doucement de sa cabane, marchait pas à pas sans mot dire, retenant son haleine pour lui cacher sa présence. Hélas ! elle se regardait, elle regardait son père… Ses larmes, long-temps retenues, s’échappaient enfin par torrens, et ses sanglots entrecoupés disaient à son père… me voilà !

Solyman prodigua les soins d’un fils et d’un frère à la fille et au père ; mais son amitié pour eux fut fatale aux chrétiens, et surtout aux moines ; il n’accorda plus de quartier, malgré les prières du comte, aux malheureux tombés dans ses mains. Détruisons, disait-il, jusqu’au dernier, détruisons ces scélérats qui prêtent à Dieu leurs vices et leurs crimes, et rendent l’homme le plus dégoûtant et le plus affreux des animaux, après avoir fait de Dieu l’être le plus absurde et le plus cruel ; ils ont placé un moine sur le trône des mondes.

Heureusement les médecins arabes connaissaient mieux la nature de la lèpre que ceux de l’Europe ; et quoique les guérisons parfaites fussent rares, cependant elles n’étaient pas sans exemple. Quelques malades rendus à la santé sortaient des maladreries ; la Bible nous atteste la guérison de Marie, sœur de Moïse. Laurette, comme Marie, cessa d’être souillée, mais sans miracle ; alors elle osa s’approcher de son père, et lui prêter l’appui de son bras.

Le comte, instruit fidèlement par elle de ses aventures, crut n’avoir rien à lui pardonner ; la feuille d’automne, balottée par le vent, est-elle coupable d’être tombée de l’arbre, quand l’arbre s’est détaché d’elle ? Loin d’ajouter à son malheur, en lui reprochant des erreurs passées, il les excusait en les attribuant à des sentimens généreux dont un fourbe avait abusé ; ces douces paroles, et plus encore les soins qu’elle lui rendait, calmèrent le cœur et l’imagination de Laurette. Elle n’oublia point le bel Arabe, mais l’amour filial lui fit supporter la perte d’un autre amour ; elle obtint le seul bonheur digne d’elle, le seul qu’elle eût envié, le bonheur d’être utile à l’auteur de ses jours, et de lire à tout moment dans ses yeux fermés à la lumière, ouverts aux sentimens, l’expression du bien qu’elle lui faisait, et la certitude de celui qu’elle pouvait lui faire encore.

Sa piété filiale fut récompensée, ses charmes reprirent toute leur beauté, mais une beauté plus noble et plus touchante ; la pratique de la plus sainte des vertus et le souvenir de l’infortune, donnaient à ses traits une expression suave de douceur et de mélancolie ; il y avait en elle comme une trace d’inspiration, divine ; tous ceux qui la voyaient si jeune et si belle, conduisant les pas de son vieux père, détachée du monde et de ses vains plaisirs, toute à la misère d’un aveugle, éprouvaient un sentiment de vénération profonde. Florestan, sans connaître son noble dévoûment, l’appelait l’Ange de la fontaine des Rêves ; ceux qui la connaissaient la nommaient l’Ange de l’aveugle.

Solyman tenta vainement de retenir près de lui le comte de Lansac et Laurette ; pouvaient-ils abandonner Florestan ? Il fit donc équiper un vaisseau, le remplit de richesses, et les fit conduire à Marseille, où ils arrivèrent comme Florestan, quoique partis de la Syrie bien long-temps après lui. Laurette guida son père sur les pas du Croisé, Laurette veillait sur les jours de l’un et de l’autre ; elle se cachait de son frère, mais elle se montrait à lui dès qu’il avait besoin de consolations ou de secours.

Arrivé sur ses terres, le comte ne réclama pas ses biens, il laissa ce soin à Florestan, ne doutant pas que les moines ne lui donnassent une leçon dont il perdrait difficilement la mémoire. On a vu combien il avait deviné juste.