Le Moine et le Philosophe/Tome 4/II/XXXVII

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CHAPITRE XXXVII.

Reconnaissance. — Transaction. — La famille de Lansac cède ses biens aux moines, et les moines fondent une messe.


Moines, dit le comte de Toulouse, vous abusez des frayeurs et de la piété des grands, et de la faiblesse des peuples. Se peut-il ! Vous avez osé refuser à votre seigneur l’entrée de son château ; vous l’y avez ensuite entraîné chargé de fers, et je le trouve expirant !… Est-ce la récompense due à son dévoûment, à ses bienfaits ?

Prince, répondit l’abbé, ce n’est point notre seigneur ; il se dit le fils du comte de Lansac pour s’emparer de son héritage et des biens que nous devons à la piété du comte. Partout ses prétentions ont été repoussées. La fille du baron elle-même l’a désavoué. — Moi je l’avoue, répliqua le prince, et je le mets en possession des biens de son père. — Il en est indigne, répondirent les moines… Oui, Prince, continua l’abbé, nous serons les vengeurs de la nature outragée ; s’il est le fils de notre bienfaiteur, nous invoquons la justice du ciel et la vôtre : il a tué son père !…

Ici le théologien prit la parole, et prouva par les lois divines et humaines, les Pères et les Conciles, qu’un parricide ne peut hériter de sa victime.

Il est vrai, répondit la voix mourante de Florestan, il est vrai ; j’ai tué mon père ; mais vous trompâtes ma raison, vous conduisîtes mon bras ; je mérite la mort… mais est-ce à vous de me la donner ! Prince, vous l’entendez, qu’il périsse ! Diex el volt ! (Dieu le veut)… s’écrièrent les moines.

Diex el volt ! c’était le cri de la Croisade, c’était le cri de Florestan ; il répondait Dieu le veut ! aux supplications du malheur. Le misérable pleurait-il à ses genoux, il s’écriait Dieu le veut, et ne voyait plus ses larmes ; le misérable lui tendait-il les bras, il s’écriait Dieu le veut, et il lui perçait le sein.

Dieu le veut ! La justice, l’humanité, la raison avaient-elles des droits ?… Dieu le veut ! Il voulait que l’Europe égorgeât l’Asie, pour que l’ignoble race des moines allât pulluler dans les plus riches contrées de l’univers, que l’ignorance, la fainéantise et le vagabondage fussent la religion universelle. Dieu voulait soumettre tous les hommes à la dîme ; il voulait aussi que les biens de Florestan fussent possédés par les moines.

Dieu le veut ! À ce cri terrible, Florestan se vit entouré des ombres de ses victimes ; il baissa la tête sous ses fers et dit : « Je l’ai mérité, j’attends la mort ! » Qu’il périsse ! répétèrent les moines : Diex el volt !

En ce moment, le comte de Lansac, conduit par Laurette, entre et s’écrie : Qu’il vive !… qu’il vive ! son père lui pardonne ! Florestan n’eut pas la force d’aller à lui ; Laurette le lui mena ; et, les réunissant tous les deux dans ses bras, lui dit : « En retrouvant ton père, tu retrouves ta sœur : elle vous consacre sa vie. J’ai connu le malheur ; tu m’en fis sentir toute l’amertume, mais je te pardonnai dès que je pus espérer de t’être utile. » Florestan et le vieillard s’exprimaient par des larmes.

Vous le voyez, reprit le prince ; le fils a retrouvé son père ; vous lui rendrez ses biens. Les moines se consultèrent… Le théologien prit la parole : — Prince, distinguons : nous lui rendrons ses biens, puisque vous le voulez, et nous les garderons d’après nos droits ; le comte nous les engagea, partant pour la croisade, jusqu’au remboursement des sommes que nous lui prêtâmes. Cet acte est faux, répondit le comte, je vous cédai mes revenus jusqu’à mon retour, et la prise de Jérusalem. — Il est écrit de votre main. — Je ne pouvais écrire, je ne le puis, une blessure m’en empêche. — Vaines raisons, l’acte existe. Payez, lui dit le prince, ils vous tourmenteront toute votre vie, et finiront par s’emparer de tout. Le théologien reprit : le fils de notre seigneur a pillé nos églises. Je les rétablirai, répondit le comte ; c’est juste. Ce n’est pas tout, ajouta le théologien, notre jeune seigneur est un hérétique et nous le dénonçons à notre souverain, afin qu’il le fasse brûler en place publique, suivant l’exemple donné par le bon roi Robert, et suivi par vos ancêtres, et par vous, c’est un athée, il a dit qu’il n’y avait point de Trinité. Il l’a dit, s’écrièrent tous les moines à la fois. — C’est un déiste ; il a dit que le Pape n’avait pas le pouvoir de lier et de délier. Il l’a dit, répétèrent les moines. — Il a dit que notre sainte mère Église n’avait pas le droit d’excommunier les Rois. — Il l’a dit. — Et qu’il ne fallait pas payer la dîme. Il l’a dit, il l’a dit, crièrent les moines avec une rage extrême. — C’est un therebenthin, un arien, un manichéen, un bérengiste, un scélérat d’hérétique ! qu’il soit brûlé selon qu’il est ordonné par notre sainte mère Église ! Diex el volt ! Prince, ordonnez qu’on le brûle, ou nous prêcherons une sainte croisade contre vous, comme fauteur d’hérésie, et vous serez excommunié, et vos principautés seront livrées en proie ; vous savez qu’il en est déjà question parmi les âmes dévotes.

À ces mots, le théologien se jette à genoux, croise les mains sur sa poitrine, et entonne le psaume très-catholique :


Exurge, Domine, judica causam tuam
Et dissipentur inimici fidei[1].


Et tous les moines chantent avec lui : Exurge, Domine !!…

Ces cris, ces chants, ces menaces intimidèrent le prince ; ces gens-ci, dit-il à son vassal, n’en veulent qu’à vos biens ; abandonnez-leur ce qu’il vous serait impossible de leur arracher ; l’impuissance où nous sommes est si bien reconnue que l’empereur de Constantinople[2] a rendu un édit par lequel il ordonne aux juges, non pas dans l’intérêt des moines, mais dans celui des plaideurs, pour leur épargner d’inutiles peines, de déclarer, sans examen, appartenir aux moines tout ce que les moines prétendront être à eux. Il faut les remercier de ce qu’ils nous laissent ; ils feraient brûler votre fils, et je serais forcé moi-même d’allumer le bûcher. Moines, continua le prince, Florestan n’est pas un hérétique, il abjure ses erreurs, s’il en a ; je le mets en liberté, et je vous adjuge les biens que vous dites vous appartenir.

À ces mots, les bons moines détachent les chaînes de Florestan, élèvent aux nues la justice de leur souverain, et, en mémoire de la piété du comte de Lansac et de son fils, fondent, à perpétuité, une messe pour le salut et le repos de leur âme.




  1. Parais, Dieu vengeur, lève-toi ! Prononce dans ta propre cause et les ennemis de l’Église seront exterminés.

    Ces mots sont écrits sur les bannières de la très-sainte Inquisition.

  2. Voyez Le Beau.