Le Monastère/Chapitre VI

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 104-111).
CHAPITRE VI.


l’abbé boniface.


Maintenant tenons un conclave. Que ces mauvaises herbes soient arrachées de la vigne de l’Église, que cette mauvaise ivraie soit séparée du froment : c’est une chose sur laquelle nous sommes, j’espère, parfaitement d’accord. Mais pour savoir comment y parvenir sans faire tort à la bonne moisson, sans endommager les tendres ceps de la vigne, c’est ce qui demande une sage discussion.
La Réformation.


L’office du soir était terminé dans l’église du monastère de Sainte-Marie. L’abbé avait quitté ses magnifiques habits de cérémonie, et repris son costume ordinaire : c’était une robe noire sur une soutane blanche, avec un étroit scapulaire : costume vénérable, très-propre à faire ressortir avantageusement la belle taille et la noble figure de l’abbé Boniface.

En des temps paisibles, personne n’eût pu remplir la place d’abbé mitre (car tel était son titre), plus convenablement que ce digne prêtre. Il avait sans doute plusieurs de ces défauts qui tiennent de l’égoïsme, et que contractent assez ordinairement ceux qui ne vivent que pour eux-mêmes. Outre cela, il était vain, et lorsqu’on lui résistait hardiment, il laissait voir des symptômes de faiblesse qui ne s’accordaient guère avec les superbes prétentions d’un haut dignitaire de l’Église, ni avec la déférence scrupuleuse qu’il exigeait de tous ceux qui étaient placés sous ses ordres ; mais il était hospitalier, charitable et nullement porté à user de sévérité envers qui que ce fût. Nous le répétons, en d’autres temps il aurait fourni sa carrière aussi bien que tout autre abbé revêtu de la pourpre, menant une vie facile, mais convenable à son rang ; dormant bien, et ne faisant jamais de mauvais rêves.

Mais les vives alarmes répandues dans toute l’Église romaine par les progrès des doctrines réformées troublèrent cruellement le repos de l’abbé Boniface, et ouvrirent devant lui un vaste champ de devoirs et de soucis dont il ne s’était jamais fait la moindre idée. Il y avait des opinions à combattre et à réfuter, des pratiques à examiner, des hérétiques à démasquer et à punir, des brebis égarées à ramener au bercail, des consciences chancelantes à rassurer ; il fallait arrêter le scandale donné par le clergé, et rétablir la discipline dans toute sa rigueur. Courriers sur courriers arrivaient au monastère de Sainte-Marie, chevaux haletants, cavaliers épuisés… celui-ci de la part du conseil privé ; celui-là, du primat d’Écosse ; cet autre, de la reine-mère, exhortant, approuvant, condamnant, demandant des avis sur tel sujet, ou des renseignements sur tel autre.

Ces dépêches étaient reçues par l’abbé Boniface avec un air important d’indécision soucieuse, ou un air soucieux d’importance indécise, comme le lecteur voudra l’appeler, qui laissait voir que sa vanité était flattée, mais que son esprit était profondément troublé.

Le primat de Saint-André, homme d’un grand sens et d’un jugement sûr, avait prévu les irrésolutions du prieur de Sainte-Marie : pour y suppléer, il avait fait admettre dans le monastère, en qualité de sous prieur, un religieux de l’ordre de Cîteaux, homme de talent, rempli de connaissances, et dévoué pour l’Église catholique ; très-capable non-seulement de diriger l’abbé dans des cas difficiles, mais encore de le rappeler au sentiment de son devoir dans des circonstances où, soit par bonté d’âme, soit par timidité, il se montrerait disposé à s’en écarter.

Le père Eustache était dans le monastère comme le vieux général dans les armées étrangères : celui-ci est placé auprès du prince qui commande nominalement, et à la condition de ne rien entreprendre sans l’avis de son mentor. Le religieux partageait le sort de ces hommes d’expérience, souverainement haïs et craints du grand personnage. Malgré cela, les intentions du primat étaient parfaitement remplies. Le père Eustache devint l’assidu conseiller et l’épouvantail du digne abbé, lequel osait à peine se retourner dans son lit sans se demander ce que le père Eustache penserait de cela. Chaque fois qu’il se présentait une difficulté, le père Eustache était appelé et son opinion demandée ; mais l’abbé n’était pas plutôt sorti d’embarras, qu’il songeait aux moyens de se débarrasser d’un conseiller si incommode. Dans chaque lettre qu’il écrivait aux chefs du gouvernement, il recommandait le père Eustache comme un sujet digne de s’élever à une haute dignité dans l’Église, tel qu’un évêché ou une abbaye ; et comme toutes ces lettres étaient successivement mises de côté, et que les bénéfices étaient conférés à d’autres, il commença à croire, ainsi qu’il le disait dans l’amertume de son âme, que le monastère avait fait un bail à vie avec le sous-prieur.

Mais il aurait été bien autrement indigné s’il eût soupçonné que sa propre mitre était l’objet de l’ambition du père Eustache. L’abbé avait eu plusieurs attaques ; et ses amis les jugeaient plus graves qu’il ne le pensait lui-même. C’était là ce qui donnait quelques fondements aux espérances du sous-prieur. Heureusement pour l’abbé Boniface, la confiance qu’il avait en sa santé (comme beaucoup de grands dignitaires) l’empêcha de s’imaginer qu’il pût exister quelque rapport entre sa mitre et le père Eustache.

La nécessité où était le digne abbé de se concerter avec son grand conseiller, dans les circonstances véritablement difficiles, faisait qu’il cherchait à se passer de lui toutes les fois qu’il ne s’agissait que d’objets ordinaires d’administration, non cependant sans se demander ce que le père Eustache en aurait pensé. Il dédaigna donc de lui parler du coup hardi qu’il avait fait en envoyant le père Philippe à Glendearg ; mais lorsque vint l’heure de vêpres sans que le sacristain reparût, l’abbé éprouva des inquiétudes d’autant plus vives que son esprit était agité par d’autres objets d’une grande importance. La querelle toujours subsistante entre le monastère et le gardien du pont menaçait d’avoir des conséquences funestes. Le belliqueux baron avait épousé la cause de son vassal. D’ailleurs, des lettres pressantes, d’une nature très-désagréable, venaient d’arriver de la part du primat. Semblable à un goutteux qui saisit sa béquille, tout en maudissant l’infirmité qui le réduit à s’en servir, l’abbé se trouva obligé, bien malgré lui, de mander au sous-prieur qu’il eût à venir le trouver, après l’office, dans sa maison, ou plutôt dans son palais, qui était attenant au monastère et même en faisait partie.

En attendant son conseiller, l’abbé Boniface était assis devant un bon feu, où plusieurs grosses bûches avaient formé une masse ardente de braise. Le fauteuil de l’abbé était bizarrement sculpté, et le dossier du siège se terminait en forme de mitre. À côté de lui, sur une petite table en bois de chêne, étaient les débris d’un chapon rôti, qui avait été servi pour le souper de Sa Révérence, accompagné d’un gros flacon de vin de Bordeaux d’un bouquet exquis. Il avait les regards indolemment fixés sur le feu, méditant sur sa condition passée et sur sa dignité actuelle, à la fois cherchant et des tours et des clochers dans la braise rouge.

« Oui, se disait l’abbé, dans cette perspective de feu, je m’imagine voir les tours paisibles de Dundrennan, où je passais ma vie avant d’être appelé aux grandeurs et aux soucis. Notre communauté était fort tranquille ; nous remplissions régulièrement nos devoirs monastiques, et lorsque les faiblesses de l’humanité nous avaient fait succomber, nous nous confessions et nous absolvions mutuellement ; le plus grand désagrément de la pénitence consistait pour le coupable à devenir momentanément un sujet de plaisanterie pour le couvent. Je me figure presque voir le jardin du cloître, et les poiriers que j’ai greffés de mes propres mains. Et pourquoi ai-je échangé tout cela ? pour le désagrément d’être accablé d’affaires qui ne me regardent point ; pour le plaisir d’être appelé monseigneur l’abbé, et pour le tourment d’être sous la tutelle du père Eustache. Je voudrais que ces tours fussent l’abbaye d’Aberbrothwick, et que le père Eustache en fût l’abbé ; je voudrais qu’il fût dans le feu, au bout du compte, et que j’en fusse débarrassé ! Le primat dit que notre saint père le pape a un conseiller : ah ! je suis bien sûr qu’il ne vivrait pas une semaine avec un conseiller comme le mien. Et puis, il n’y a pas moyen de savoir ce que pense le père Eustache, sans avouer l’embarras dans lequel on se trouve. Avec lui, une insinuation simple n’est pas suffisante. Il est comme un avare qui ne déliera pas les cordons de sa bourse pour donner un farthing[1], jusqu’à ce que le malheureux qui en a besoin lui ait détaillé sa misère et arraché une aumône à force d’importunités. Et c’est ainsi que je suis déshonoré aux yeux de mes frères, qui me voient traité comme un enfant qui n’a pas assez de jugement pour se conduire. Je ne le souffrirai pas plus longtemps… Frère Bennet !… » Un frère lai se présenta… « Dites au père Eustache que je n’ai pas besoin de lui.

— Je venais annoncer à Votre Révérence, dit le frère, que le vénérable père arrive à l’instant du cloître.

— C’est bon, dit l’abbé, il est le bien venu. Ôtez tout cela… ou plutôt, placez une assiette, il est possible que le révérend père ait un peu faim… Cependant non ; enlevez tout cela, car il n’est pas bon compagnon de table. Toutefois laissez le flacon de vin, et apportez une autre coupe. »

Le frère obéit à ces ordres contradictoires de la manière qu’il jugea la plus convenable, enleva la carcasse du chapon à demi dépouillée, et plaça deux gobelets à côté du flacon de vin de Bordeaux. Au même instant le père Eustache entra.

C’était un petit homme mince, au visage pointu, d’une constitution frêle, dont les yeux gris et perçants semblaient lire dans l’âme de ceux à qui il s’adressait. Son corps était amaigri autant par les jeûnes qu’il observait avec une rigide ponctualité, que par le travail continuel de son esprit vif et pénétrant.

Âme ardente, épuisant un corps grêle et fragile ;

Accablant de science une prison d’arqile.

Il fit au seigneur abbé le salut d’usage. Il eût été difficile d’imaginer entre deux hommes une différence plus complète dans la forme et dans l’expression. Le visage fleuri, l’air de bonté et l’œil riant de l’abbé, n’étaient pas fort altérés même par son inquiétude actuelle, et contrastaient d’une manière étonnante avec les joues maigres et pâles et le regard pénétrant du moine ; la sagacité et la finesse brillaient dans les yeux de ce dernier et leur donnaient un éclat presque surnaturel.

L’abbé ouvrit la conversation en faisant signe au moine de prendre un siège et en l’invitant à boire un coup de vin. Celui-ci s’en excusa respectueusement, mais non sans faire observer que l’office du soir était dit.

« Si l’estomac le demande, mon frère, » dit l’abbé en rougissant un peu… vous connaissez le texte.

— C’est un texte, répondit le moine, qu’il est dangereux de commenter lorsqu’on est seul et qu’il est tard. Hors de la société des hommes, le jus de la grappe devient un compagnon redoutable, et c’est pour cela que je l’évite. »

L’abbé Boniface venait de remplir son gobelet, qui pouvait tenir environ une demi-pinte d’Angleterre ; mais soit qu’il fût frappé de la justesse de l’observation, soit qu’il n’osât point agir en opposition directe avec l’opinion du père Eustache, il laissa le gobelet devant lui sans y toucher, et changea le sujet de la conversation.

« Le primat, dit-il, nous écrit de faire de strictes recherches dans toute l’étendue de notre juridiction, pour découvrir les hérétiques dénoncés par cette liste, et qui se sont soustraits au châtiment que méritent leurs opinions. On pense qu’ils tenteront de se réfugier en Angleterre en passant sur nos domaines, et le primat me charge de veiller avec vigilance, activité, zèle, et tout ce qui s’en suit.

— Assurément, dit le moine, le magistrat ne doit pas porter l’épée en vain (quels que soient ceux qui bouleversent le monde), et, sans doute, Votre Révérence apportera le plus grand zèle à seconder les vues du très-révérend père en Dieu, puisqu’il s’agit de défendre immédiatement la sainte Église.

— Oui, dit l’abbé ; mais comment y réussir ? Que sainte Marie nous soit en aide ! Le primat m’écrit comme si j’étais un baron temporel, un général qui eût des soldats sous ses ordres. Il dit : « envoyez partout, battez le pays, gardez les défilés. » Mais ces gens ne voyagent pas comme s’ils voulaient donner leur vie pour rien. Le dernier qui passa la frontière au sud se dirigea vers Ridingburn[2] avec une escorte de trente lances, ainsi que nous l’a écrit notre révérend frère, l’abbé de Kelso[3]. Comment des capuchons et des scapulaires s’opposeront-ils à leur passage ?

— Votre bailli passe pour un vaillant homme d’armes, vénérable père ; vos vassaux, sont obligés de se lever pour la défense de la sainte Église, c’est à cette condition qu’ils tiennent leurs terres ; s’ils ne veulent point être les champions de l’Église, qui leur donne du pain, que leurs baux soient transmis à d’autres.

— Nous ne manquerons point, » reprit l’abbé, en se recueillant d’un air d’importance, « de faire tout pour l’avantage de la sainte Église ; vous entendrez vous-même les instructions que je donnerai à notre bailli et à nos officiaux. Maintenant voici encore une contestation avec le gardien du pont et le baron de Meigallot : sainte Marie ! les vexations se multiplient tellement sur notre maison et sur la génération présente, que l’on ne sait plus de quel côté se tourner. Vous aviez dit, père Eustache, que vous vouliez faire des recherches sur le droit de passage pour les pèlerins.

— J’ai examiné la collection des chartes de la maison, révérend père, répondit Eustache, et j’ai trouvé un acte authentique portant exception de tous droits et péage au pont-levis de Brigton, non seulement pour les ecclésiastiques de cette communauté, mais encore pour tout pèlerin qui prouvera qu’il vient visiter la maison pour l’accomplissement de quelque vœu ; et ce, en faveur de l’abbé Ailfort et des religieux de Sainte-Marie de Kennaquhair, pour cette époque et pour toujours. L’acte est daté de la veille de la fête de sainte Brigitte, l’an de la rédemption 1137, et il est revêtu de la signature et du sceau de celui qui a octroyé le privilège, Charles de Meigallot, trisaïeul du baron actuel ; il spécifie enfin que cette cession a eu pour objet le propre salut de ce seigneur et le soulagement des âmes de son père et de sa mère et de tous ses prédécesseurs et successeurs, barons de Meigallot.

— Mais Pierre allègue, dit l’abbé, que les gardiens du pont ont été en possession de ces droits et les ont exigés pendant plus de cinquante ans ; le baron menace d’employer la violence : en attendant, le voyage des pèlerins est interrompu, au préjudice de leurs âmes et au grand détriment des revenus de Sainte-Marie. Le sacristain nous avait conseillé d’établir un bateau ; mais le gardien, que vous connaissez pour un homme sans foi et sans religion, a juré qu’il voulait être emporté par le diable, s’il ne démolissait planche par planche, le bateau que nous mettrions sur la rivière de son maître. Il y a des personnes qui disent que nous devrions entrer en composition pour cet objet, au moyen d’une petite somme d’argent. » L’abbé s’arrêta un instant pour attendre la réponse ; n’en recevant point, il ajouta : « Qu’en pensez-vous, père Eustache ? pourquoi gardez-vous le silence ?

— Parce que je suis surpris que le seigneur abbé de Sainte-Marie fasse une pareille question au plus jeune de ses frères.

— Le plus jeune, sous le rapport du temps que vous avez passé avec nous, frère Eustache, dit l’abbé, mais non sous le rapport de l’âge et de l’expérience, je pense… Sous-prieur de ce couvent, d’ailleurs…

— Je suis étonné, reprit Eustache, que l’abbé de cette respectable maison demande à qui que ce soit s’il peut aliéner le patrimoine de notre sainte et divine patronne, et abandonner à un baron sans conscience, hérétique peut-être, les droits que son pieux trisaïeul a concédés à cette église. Les papes et les conciles le défendent également ; l’honneur des vivants et le repos des âmes de ceux qui ne sont plus le défendent aussi… Cela ne peut se faire. S’il ose employer la force, il faudra bien se soumettre ; mais jamais de notre propre consentement nous ne devons laisser piller les biens de l’Église comme un troupeau de bétail anglais. Du courage, révérend père, et ne doutez pas que la bonne cause ne triomphe. Aiguisez le glaive spirituel, et dirigez-le contre les méchants qui voudraient usurper nos droits sacrés. Prenez même le glaive temporel, s’il est nécessaire, et excitez le zèle de vos fidèles vassaux. »

L’abbé poussa un profond soupir. « Tout ceci, dit-il, est bientôt dit par celui qui n’a pas à l’exécuter ; mais… » Il fut interrompu par Bennet qui entra précipitamment. » La mule du sacristain est revenue, dit-il ; elle est dans l’écurie du couvent, toute mouillée et la selle tournée sous son ventre.

Sancta Maria ! s’écria l’abbé, notre bien-aimé frère aura péri en route.

— Il est possible que cela ne soit pas, dit aussitôt Eustache ; que l’on sonne le tocsin ; que chaque frère prenne une torche ; que l’on répande l’alarme dans le village : courons à la rivière ; je veux moi-même être le premier. »

Le vénérable abbé resta muet d’étonnement en voyant ses fonctions remplies, et tout ce qu’il aurait dû ordonner lui-même, commandé hardiment par le plus jeune moine de son couvent. Mais avant que les ordres d’Eustache, que personne ne contestait, eussent pu être mis à exécution, ils devinrent inutiles par l’apparition soudaine du sacristain, dont le danger avait excité ces alarmes.



  1. Le farthing équivaut à deux centimes et demi de notre monnaie. Quatre farthings font un penny ou dix centimes ; douze pennies, ou plutôt pence, font un shilling, qui lui-même vaut un franc vingt centimes ; et vingt shillings forment la livre sterling. a. m.
  2. Nom de lieu, formé de riding, allant à cheval, et burn, ruisseau. a. m.
  3. Ville du midi de l’Écosse. a. m.