Le Monastère/Chapitre XXIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 279-285).
CHAPITRE XXIII.


le vieillard.


C’est lorsque la blessure est engourdie par le froid que le guerrier sent la première douleur ; c’est lorsque la chaleur et la fièvre brûlante de l’âme sont éteintes que le pécheur sent l’aiguillon du remords.
Ancienne comédie.


Les remords qui déchiraient le cœur d’Halbert Glendinning en cette pénible occasion étaient plus violents qu’il n’appartenait à un temps et à un pays où la vie humaine était comptée pour rien. Sa douleur était encore loin sans doute de la douleur d’un esprit dirigé par de meilleurs principes de religion, et plus strictement soumis ans lois sociales ; mais cependant elle était profonde et vraie, et égalait, dans le cœur d’Halbert, même le regret d’abandonner Marie et la tour de ses aïeux.

Le vieux voyageur marcha près de lui pendant quelque temps en silence, puis il lui adressa ces mots : « Mon fils, on dit qu’il faut que le chagrin s’exhale en paroles ou qu’il tue. Pourquoi es-tu si abattu ? Conte-moi ta malheureuse histoire, et peut-être ma tête grise pourra-t-elle te donner de bons conseils qui seront utiles à ta jeunesse.

— Hélas ! dit Halbert Glendinning, pouvez-vous vous étonner de mon accablement ? Maintenant je fuis le toit paternel, ma mère, mes amis ; et le sang d’un homme qui ne m’a offensé que par de vaines paroles, que j’ai vengées d’une manière si affreuse, retombe à cette heure sur ma tête : je sens mon cœur qui me crie que je suis coupable ; il serait plus dur qu’un rocher s’il n’était douloureusement affecté à la seule pensée que j’ai tué un homme sans lui donner le temps de se confesser !

— Arrête, mon fils, dit le voyageur, que tu aies brisé l’image de Dieu dans la personne de ton prochain, que tu aies rendu la poussière à la poussière, dans un instant de colère ou d’orgueil, c’est sans doute un péché bien grand ; que tu aies rendu plus court l’espace de temps que Dieu lui avait accordé pour son repentir, cela le rend encore plus affreux ; mais pour tout ceci il y a un baume dans Galaad.

— Je ne vous entends pas, mon père, » dit Halbert, frappé du ton solennel que prenait son compagnon.

Le vieillard poursuivit : « Tu as tué ton ennemi, c’est une action horrible. Tu l’as tué peut-être plein de péchés, c’est un crime épouvantable. Agis cependant par mes conseils, et, si tu l’as envoyé dans le noir empire du démon, fais tes efforts pour empêcher qu’un autre sujet encore n’aille peupler ce royaume.

— Je vous comprends, mon père, dit Halbert ; vous voudriez que j’expiasse ma cruauté en rachetant moi-même l’âme de ma victime ; mais comment cela se pourrait-il ? Je n’ai point d’argent pour faire dire des messes : j’irais avec bien de la joie nu-pieds à la Terre-Sainte pour délivrer son esprit du purgatoire ; seulement…

— Mon fils, » dit le vieillard en l’interrompant, « le pécheur pour la rédemption duquel je te supplie de travailler n’est pas le mort, mais le vivant. C’est pour ton âme que je te conjure de prier, et non pour celle de ton ennemi, qui a déjà reçu sa condamnation d’un juge aussi miséricordieux que juste ; et si tu transformais en ducats ce rocher, et que chacun de ces ducats servît à acheter une messe, cela ne servirait de rien à cette âme qui a abandonné son corps : l’arbre doit mourir où il est tombé ; mais le rejeton qui porte en lui la vigueur et le suc de la vie, peut recevoir l’inclinaison qu’on se propose de lui faire prendre.

— Es-tu prêtre ? mon père, dit le jeune homme, ou qui t’a donné le droit de parler de si hautes matières ?

— Le maître de toutes choses, répondit le voyageur, qui m’a enrôlé sous sa bannière. »

Le savoir d’Halbert sur les matières religieuses n’avait pas plus d’extension que celle que lui avaient donnée le catéchisme de l’archevêque de Saint-André et la brochure ayant pour titre : la Foi de deux sous, qui, tous les deux, par l’adresse des moines de Sainte-Marie, étaient en circulation et fortement recommandés ; cependant, quoiqu’il fût un théologien très-ordinaire et très-superficiel, il commença à soupçonner qu’il était dans la compagnie d’un de ces évangéliseurs hérétiques, qui cherchaient alors à ébranler les fondements de l’ancienne religion de ses pères. Élevé, ainsi qu’on peut le présumer, dans une sainte horreur de ces formidables sectaires, les premiers sentiments du jeune homme furent ceux d’un loyal et fidèle disciple de l’Église. « Vieillard, dit-il, si tu étais capable de soutenir avec ton bras ce que ta langue a prononcé contre notre sainte mère l’Église, nous essaierions dans ce lieu même laquelle de nos deux croyances a le meilleur champion.

— Eh bien ! dit l’étranger, si tu es un fidèle soldat de Rome, tu n’effectueras pas ton projet, parce que tu as l’avantage de la jeunesse et la force de ton côté. Écoute-moi, mon fils : je t’ai montré comment tu pouvais faire ta paix avec le ciel, et tu as repoussé mon offre. Je veux maintenant t’indiquer comment tu pourras faire la paix avec les puissants de ce monde. Sépare cette tête grise de ce corps débile qui lui sert de soutien, porte-la devant le trône de l’orgueilleux abbé Boniface, et lorsque tu verras sa colères s’élever au plus haut point en lui annonçant le meurtre que tu as commis sur la personne de Piercy Shafton, mets à ses pieds la tête de Henry Warden, et tu seras loué, bien loin d’être puni. »

Halbert Glendinning recula d’étonnement. « Quoi ! vous êtes ce Henri Warden si fameux par son hérésie, et auquel la renommée a donné un si grand éclat que le nom de Knox est à peine prononcé par ceux de ta secte. Si tu es Warden, comment oses-tu approcher de l’abbaye de Sainte-Marie ?

— Je suis Henri Warden, rien n’est plus sûr, dit le vieillard, et très-peu digne d’être nommé à côté de Knox, mais cependant prêt à courir pour le service de mon maître tous les dangers auxquels il voudra m’appeler.

— Comprends-moi donc, dit Halbert ; je n’aurais pas le cœur de te tuer ; te faire prisonnier serait également rendre ma tête responsable de ton sang ; te laisser dans ces lieux déserts et sans guide ne serait guère mieux agir. Je te conduirai, ainsi que je te l’ai promis, au château d’Avenel, où tu seras en sûreté ; mais, tandis que nous marcherons, ne profère pas un mot contre les doctrines de la sainte Église, dont je ne suis pas digne, quoique je sois un de ses membres aussi zélé qu’ignorant. Mais lorsque tu seras arrivé, aie bien soin de ne pas commettre d’indiscrétion. Ta tête est mise à un bien haut prix, et Julien Avenel aime la vue des pièces d’or à la toque[1].

— Tu ne veux pas dire pourtant que, par un vil intérêt, il vendrait le sang de son hôte ?

— Non ; si tu arrives comme un étranger invité, et comptant sur sa bonne foi, quelque méchant que puisse être Julien, il n’oserait violer les droits de l’hospitalité ; car, quoique nous tenions peu aux autres liens, ceux-là sont respectés parmi nous jusqu’à l’idolâtrie, et ses plus proches parents penseraient qu’ils devraient eux-mêmes répandre son sang pour faire disparaître la tache dont une telle trahison souillerait leur nom et leurs descendants. Mais si tu y vas sans une permission de sa part et sans l’assurance de ta sûreté, je t’avoue que tu cours un grand risque.

— Je suis sous la garde de Dieu, répondit l’apôtre protestant ; c’est à sa demande que je traverse ces déserts au milieu des dangers de toutes les espèces. Tant que je serai utile au service de mon maître, ils ne pourront rien faire contre moi ; et lorsque, semblable au figuier stérile, je ne pourrai plus produire de fruits, que m’importera quand et par qui ma racine sera coupée ?

— Votre courage et votre dévotion, dit Glendinning, mériteraient de servir une plus digne cause.

— Il ne s’en peut trouver de plus digne, répondit Warden ; la mienne est la meilleure. »

Ils poursuivirent leur chemin en silence, Halbert Glendinning suivant avec soin les sinuosités de la route à travers les marais et les montagnes qui séparaient l’abbaye de la baronnie d’Avenel. Quelquefois il était obligé de s’arrêter pour aider son compagnon à passer les sombres lacunes des mouvantes fondrières nommées dans le dialecte écossais hags, dont la partie la plus desséchée du marais était remplie.

— Courage, vieillard ! » dit Halbert, s’apercevant que son compagnon était accablé de fatigue ; « nous parviendrons bientôt sur la terre ferme, et cependant, quoique ce gazon soit très-mobile, j’ai vu le joyeux fauconnier le traverser avec autant de légèreté que le daim quand il est en fuite devant les chiens.

— En vérité, mon fils, répondit Warden ; car je veux encore vous nommer ainsi, quoique vous ne m’appeliez plus votre père ; telle la jeunesse étourdie poursuit ses plaisirs sans prendre garde au bourbier ni au danger de la voie qu’elle parcourt.

— Je t’ai déjà dit, » répondit froidement Halbert Glendinning, « que je ne veux rien écouter de toi qui sente ta doctrine.

— Mais, mon fils, reprit Warden, ton père spirituel lui-même ne voudrait pas sûrement contester la vérité de ce que je viens de dire pour ton édification. »

Glendinning reprit fièrement : « J’ignore ce qu’il ferait ; mais je sais que c’est la coutume de votre confrérie d’amorcer votre hameçon avec de belles paroles, et de vous montrer des anges de lumière, pour étendre ensuite avec plus de facilité le royaume des ténèbres.

— Puisse Dieu, répliqua le prédicateur, pardonner à ceux qui ont ainsi méconnu ses serviteurs. Je ne t’offenserai pas, mon fils, en te pressant d’arguments hors de saison ; tu dis seulement ce que l’on t’a appris. Cependant je me flatte qu’un aussi bon jeune homme que toi sera sauvé comme un tison peut être tiré du brasier. »

Tandis qu’il parlait ainsi, ils atteignirent l’extrémité du marais ; leur chemin était tracé devant eux sur le penchant du coteau. La pelouse était verte, et semblait, dans l’éloignement, border de sa ligne étroite et verdoyante la sombre bruyère qu’elle coupait, quoique cette différence ne fût point aussi grande à l’époque de l’année où nos voyageurs y cheminaient. Le vieillard poursuivit sa marche avec une nouvelle facilité : et ne voulant pas éveiller de nouveau le zèle jaloux de son jeune compagnon touchant la foi romaine, il discourut sur d’autres sujets. Le ton de sa conversation était toujours grave, moral et instructif. Il avait fait de nombreux voyages et était très-versé dans les langues et les mœurs des autres pays, dont Halbert Glendinning désirait ardemment s’instruire, redoutant d’être forcé de quitter l’Écosse pour le crime qu’il avait commis. Peu à peu il fut plus attiré par les charmes de la conversation de l’étranger qu’il n’avait été repoussé par la crainte de son caractère dangereux d’hérétique, et Halbert le nomma « mon père » plus d’une fois avant que les tours du château d’Avenel vinssent frapper ses regards.

La position de cette ancienne forteresse était singulière ; elle était placée sur une petite île hérissée de rochers, dans un lac des montagnes, ou tarn, comme on appelle une semblable pièce d’eau dans le West-Moreland. Le lac pouvait avoir environ un mille de circonférence ; il était entouré de rochers d’une prodigieuse hauteur, arides et couverts de bruyères ; de vieux arbres et d’épaisses broussailles remplissaient les ravins qui séparaient ces rochers les uns des autres. Ce qui surprenait le plus en cet endroit c’était de trouver une pièce d’eau placée dans un lieu montueux et escarpé. Le paysage que l’on découvrait à l’entour pouvait être plutôt appelé sauvage que romantique ou sublime ; cependant son aspect n’était pas dépourvu de charmes. Par un soleil brûlant d’été, le clair azur du lac calme et profond rafraîchissait la vue et inspirait à l’âme un sentiment délicieux qui portait à la rêverie. En hiver, lorsque la neige couvre les montagnes, leur masse éblouissante semblait s’élever au-delà de sa hauteur accoutumée, tandis que le lac qui s’étendait au-dessous couvrait leur pied d’une nappe de glace, et paraissait comme la surface d’un vaste miroir brisé autour de l’île sombre et rocailleuse et des murs rembrunis du château dont elle était couronnée.

Comme le château occupait, ainsi que ses bâtiments principaux et ses murailles extérieures, tous les points saillants du roc qui lui servaient de fondation, il semblait entouré d’une ceinture d’eau comme le nid d’un cygne sauvage, excepté par un côté, où un chemin étroit réunissait l’île à la rive opposée ; mais il était plus vaste en apparence qu’il ne l’était en effet ; et des bâtiments qu’il contenait, plusieurs étaient tombés en ruine et devenus inhabitables. À l’époque de la splendeur de la famille d’Avenel, ils avaient été occupés par une garnison considérable de partisans et d’hommes dévoués ; mais ils étaient maintenant presque déserts ; et Julien Avenel aurait probablement établi sa demeure dans un lieu plus convenable à sa médiocre fortune, s’il n’eût considéré la grande sécurité que la situation du vieux château apportait à un homme dont la manière de vivre était si précaire et si périlleuse. Sous ce rapport, il n’était pas possible de mieux choisir, car on pouvait rendre le lieu presque inaccessible, selon la volonté de ses habitants. La distance la plus proche entre la rive et l’île n’était pas de plus de cent verges ; mais la chaussée qui les joignait était extrêmement étroite et entièrement divisée par deux tranchées, l’une à mi-chemin entre l’île et le rivage, et l’autre proche de la porte extérieure du château. Elles formaient un obstacle formidable et qui défiait toute entreprise hostile. Chacune de ses tranchées était défendue par un pont-levis, dont celui qui se trouvait le plus près du château était régulièrement levé, même pendant le jour ; tous les deux l’étaient pendant la nuit.

La situation de Julien Avenel, qui était engagé dans un grand nombre de querelles et d’entreprises obscures et mystérieuses, dont le foyer était incessamment allumé sur la frontière, demandait toutes ces précautions. En politique sa conduite ambiguë et douteuse avait augmenté ses périls ; car, comme il caressait l’un après l’autre les partis divisés dans le sein de l’État, et se rangeait à l’occasion du côté de celui qui servait le mieux ses projets, on pouvait dire de lui qu’il n’avait ni alliés ni protecteurs absolument dévoués, ni ennemis évidents. Sa vie n’était qu’un tissu d’aventures et de dangers ; et tandis que, pour servir ses intérêts particuliers, il avait recours à tous les détours qu’il pensait nécessaires pour parvenir à ses fins, souvent il courait trop vite après sa proie, et manquait ce dont il se serait rendu maître en observant une marche plus directe.



  1. Bonnets-pieces. C’était une monnaie d’or de Jacques V, la plus belle des monnaies d’Écosse, et ainsi nommée parce que l’effigie du prince y était représentée avec une toque. Le roi Jacques V, abandonné par quelques nobles écossais au moment de livrer bataille à l’armée anglaise, en mourut de honte et de chagrin (1512), en prévoyant les scènes de désolation que devait entraîner une invasion anglaise en Écosse. Quelques jours avant sa mort, on vint lui annoncer que la reine était accouchée heureusement. « Est-ce d’un garçon ou d’une fille ? — D’une fille, répondit-on. — Que de maux vont accabler ce pauvre royaume ! » répliqua le mourant : paroles qui semblent avoir fourni à Walter Scott le sujet d’une grande partie des tableaux du Monastère. Le portrait placé en tête de ce roman est d’une grande fidélité historique. On y retrouve la toque de la monnaie d’or, et dans les ornements le chardon, emblème de l’Écosse. On peut aussi en comparer le costume avec celui que le romancier a donné à lord Murray, bâtard de Jacques V, chap. xxxv.a. m.