Le Monastère/Chapitre XXV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 300-310).
CHAPITRE XXV.


l’évasion.


Quand une femme aimable se laisse séduire et reconnaît trop tard que les hommes l’ont trahie,. . . . . . . . . .
Goldsmith.


Julien Avenel ne vit pas sans surprise la conduite du vénérable étranger. « Malédiction sur moi, dit-il, ces nouveaux réformateurs, ces religionnaires ont, je le parie, leurs jours de jeûne. Les anciens avaient coutume de répandre ces bénédictions uniquement sur nous autres laïques.

— Nous ne reconnaissons pas de semblables règles, dit le prédicateur. Notre croyance ne consiste pas à user ou à s’abstenir de certaines viandes dans certains jours, et quand nous jeûnons, ce sont nos cœurs que nous mortifions, et nous les lacérons au lieu de notre robe.

— Tant mieux, tant mieux pour vous, et tant pis pour Tom le tailleur ! Allons, assieds-toi ; et si tu veux nous donner un échantillon de ton office, explique-nous ton grimoire.

— Sir baron, dit le prédicateur, je suis dans un pays étranger, où ni mon office, ni ma doctrine, ne sont connus, et où au contraire l’un et l’autre semblent bien peu compris. Mon devoir est de faire respecter ma personne, tout humble qu’elle soit, et la dignité de mon maître, comme aussi de ne pas lâcher la bride au péché, en l’autorisant de ma présence.

— Holà, halte-là ! dit le baron ; tu es envoyé ici pour ta sûreté, et non, je pense, pour me sermonner et me prêcher. Eh bien, sir prédicateur ! que voulez-vous ? Rappelez-vous que vous parlez à qui la patience est courte, et à qui aime à mener courte vie et à boire long-temps.

— Alors, en un mot, dit Henri Warden ; cette dame…

— Comment, » dit le baron tressaillant de colère, « qu’as-tu à dire sur cette dame ?

— Est-ce la dame de la maison ? » dit le prédicateur, après un silence d’un moment, pendant lequel il semblait chercher l’expression propre. « En un mot, est-ce ta femme ? »

L’infortunée jeune dame porta ses deux mains à son visage, comme pour se cacher ; mais la rougeur subite qui couvrit son front et son cou, indiqua suffisamment que ses joues étaient rouges comme du feu, et les larmes qui ruisselaient à travers ses doigts effilés témoignaient sa douleur en même temps que son embarras.

« Maintenant, par les cendres de mon père, » dit le baron en se levant, et d’un coup de pied poussant loin de lui son escabelle avec une telle violence, qu’elle alla frapper la muraille opposée de l’appartement… puis, s’arrêtant tout à coup et se contraignant, il murmura entre les dents : « Qu’ai-je besoin de me troubler ainsi pour la demande d’un fou ! » Alors, reprenant son siège, il répondit froidement et avec un ton de mépris : « Non, sir prêtre ou sir prédicateur, comme vous voudrez, Catherine n’est point ma femme. Cesse tes grimaces, folle que tu es. Elle n’est pas mon épouse, mais nos deux mains sont unies, et c’est assez pour en faire une femme digne de respect.

— Vos mains sont unies ? répéta Warden.

— Il paraît que tu ne connais pas cette coutume, saint homme, » dit Avenel sur le même ton d’ironie ; « eh bien ! je vais te l’apprendre. Nous autres hommes des frontières, nous sommes plus sages que vous autres qui vivez dans l’intérieur des comtés de Fife et de Lothian. Nous ne nous jetons pas en aveugles dans le précipice ; nous ne nous mettons pas les fers aux mains avant de savoir si nous pourrons les porter ; nous prenons nos femmes comme nos chevaux, à l’essai. Lorsque nos mains sont unies (c’est l’expression dont nous nous servons), nous sommes mari et femme pour un an et un jour. Ce temps expiré, chacun des deux peut contracter un autre lien, ou, s’il le veut, peut appeler un prêtre qui les unisse pour la vie : voilà ce que nous appelons l’union des mains.

— Alors donc, dit le prédicateur, je vous dirai, noble baron, par intérêt pour le salut de votre âme, que c’est une coutume licencieuse, fille de la corruption et de l’ignorance, et qui peut devenir, si vous y persistez, dangereuse et même damnable. Elle vous unit à un être fragile et faible tant qu’il est l’objet de votre passion, et vous dégage de vos liens quand cet être a le plus besoin de protection et de pitié ; elle donne tout à la brutalité des sens et rien aux sentiments généreux. Oui, je vous le dirai, celui qui peut briser de semblables nœuds, et abandonner une femme malheureuse, qui, peut-être, l’a rendu père, est au-dessous des oiseaux de proie ; car le couple reste uni chez ces animaux, jusqu’à ce que leurs petits aient vu croître leurs ailes. Mais surtout cette coutume est contraire au christianisme, qui a donné la femme à l’homme pour être la compagne de ses travaux, son amie dans ses afflictions, son soutien dans les périls, et l’adoucissement de tous ses maux sur la terre, et non pour être le jouet de ses heures d’oisiveté, ou une fleur qu’il arrache, et qu’il peut rejeter loin de lui, selon son bon plaisir.

— Oh ! de par tous les saints, dit le baron, ne voilà-t-il pas une homélie bien éloquente, bien conçue, et prononcée devant un auditoire bien choisi ! Écoutez, sir évangéliseur ! pensez-vous avoir affaire à un fou ? ne sais-je pas que votre secte ne doit son accroissement qu’à l’obstiné[1] Henri Tudor, auquel vous avez prêté aide quand il voulut changer sa Catherine ; et je ne pourrais pas avec la mienne user de la même liberté chrétienne ? Allons, allons, bon homme, bénis le repas, et ne te mêle point des affaires des autres : tu n’as pas trouvé ta dupe dans Julien Avenel.

— Il s’est dupé et trompé lui-même, dit le prédicateur. Quand même il aurait la volonté de rendre aujourd’hui à son infortunée compagne la justice imparfaite qui est en son pouvoir, lui serait-il possible maintenant d’élever l’objet de sa passion au rang des femmes pures et sans tache ? Peut-il ôter à son enfant la marque indélébile que lui imprime la faute de la mère ? Il peut, à la vérité, donner à tous les deux le titre et les droits de femme et de fils légitimes, mais dans l’opinion publique leurs noms seront entachés d’une souillure que ne pourront faire disparaître entièrement ses tardifs efforts. Rendez-leur cependant, baron d’Avenel, cette dernière justice. Commandez-moi de vous unir à jamais ; dites-moi que vous voulez célébrer le jour de votre alliance, non par des fêtes et des banquets, mais par de justes repentirs sur vos fautes passées, mais par la ferme résolution de commencer une vie nouvelle et meilleure. Bénie soit alors la cause qui m’a amené dans votre château, bien que ce soit le malheur, puisque je ne sais pas plus où s’arrêtera ma course, que la feuille roulée par le vent du nord. »

La figure simple et même commune du zélé prédicateur s’était ennoblie par le feu de son enthousiasme, et avait pris un tel air de dignité, que le fier baron, tout habitué qu’il était à ne connaître aucun frein, à mépriser et à tourner en ridicule la religion ainsi que la morale, sentit, pour la première fois peut-être de sa vie, qu’il était sous l’empire d’un esprit supérieur au sien. Il resta silencieux ; son âme semblait un moment suspendue entre la colère et la honte, et il était immobile, comme accablé par le poids des reproches sévères dont une bouche hardie venait de le foudroyer.

L’infortunée jeune dame, concevant quelque espérance du silence et de l’apparente indécision de son tyran, oublia un instant ses craintes et sa confusion, et conçut l’espoir qu’Avenel se laisserait fléchir. Attachant sur lui des regards inquiets et suppliants, elle s’avança pas à pas et graduellement vers le siège où il était assis, et quand enfin elle fut auprès, posant sa main tremblante sur le manteau du baron, elle se hasarda à lui adresser ces paroles : « Ô noble Julien, écoutez cet excellent homme. »

Le moment d’une telle interpellation était mal choisi, et ces mots produisirent sur cet esprit fier et indomptable l’effet opposé à ce qu’elle en désirait.

Julien Avenel se leva en fureur, en s’écriant : « Quoi ! folle et bavarde que tu es, t’entends-tu avec ce vagabond ; que tu vois me braver dans mon propre château ? Allons, retire-toi, et promptement, et sache que je suis à l’épreuve de la ruse aussi bien mâle que femelle. »

La pauvre Catherine tressaillit et recula en arrière, altérée par cette voix de tonnerre ; éblouie par ces yeux de démon, elle devint pâle comme la mort, et trouvant à peine la force d’obéir aux ordres de son tyran, elle fit en chancelant, quelques pas vers la porte. Ses jambes trompèrent sa bonne volonté, et elle fit sur les dalles une chute qui, dans l’état où elle se trouvait, pouvait lui devenir fatale. Le sang lui jaillit de la figure.

Halbert Glendinning s’indigna soudain à la vue d’une action aussi brutale ; poussant un cri d’imprécation, il s’élança de son siège, la main sur son épée, dans la ferme intention de la passer au travers du corps de cet impitoyable scélérat. Mais Christie de Clint-Hill qui le guettait le prit à bras le corps et empêcha l’exécution de son dessein.

Cet acte si dangereux de violence fut réprimé en un instant, il ne fut point aperçu d’Avenel lui-même, qui fâché de son emportement, relevait entre ses bras sa Catherine évanouie, et s’efforçait de lui prodiguer ses soins, et de la calmer à sa façon.

« Allons, petite folle, allons, mignonne, calme-toi, calme-toi, je t’en prie, disait-il ; allons, Catherine, quoique je ne veuille pas prêter l’oreille aux exhortations de ce vieux rabâcheur de sermons, je ne dis pas ce qui pourrait advenir si tu me donnes un beau et gros garçon ; la, la, sèche ces larmes, appelle tes femmes. Holà ! où sont donc ces princesses ? Christie, Rowley, Hutcheon, amenez-les donc ici par les cheveux. »

Une demi douzaine de femmes effrayées, d’un aspect sauvage, se précipitèrent à l’instant dans la salle, et emportèrent celle qui était leur maîtresse ou peut-être seulement leur compagne. Elle ne donnait aucun signe de vie que par de faibles gémissements, et la manière dont elle retenait une main sur son flanc. Cette infortunée ne fut pas plutôt hors de l’appartement, que le baron, s’approchant de la table, remplit une coupe de vin qu’il avala d’un trait, puis s’efforçant de mettre sa colère comme à la chaîne, il se tourna vers le prédicateur, qui au dénoûment de cette scène était resté pétrifié d’horreur et lui dit : « Vous nous avez traités avec trop de sévérité, sir prédicateur ; mais d’après les recommandations dont vous êtes porteur, je ne doute pas de la bonté de vos intentions. Songez que nous sommes des gens plus sauvages que les habitants des comtés de Fife et de Lothian. Apprenez de moi qu’il ne faut pas user d’éperons avec un cheval indompté, et, qu’il ne faut pas enfoncer trop avant le soc de la charrue dans une terre nouvelle. Prêchez-nous la liberté spirituelle, et nous vous écouterons ; mais vous ne réussirez nullement en nous prêchant l’esclavage spirituel. Allons, asseyez-vous, faites-moi raison avec cette coupe de vin d’Espagne, et changeons de conversation.

— C’est justement de l’esclavage spirituel, » dit le prédicateur avec un ton de reproche non moins solennel qu’auparavant, que je suis venu pour vous délivrer. C’est d’un esclavage plus redoutable que les lourdes chaînes qui soient au monde ; c’est du joug funeste de vos passions.

— Assieds-toi ! » dit Avenel avec fureur, « assieds-toi, pendant qu’il en est temps encore ! ou… par les armes de mon père, par l’honneur de ma mère ! je…

— Pour cette fois, » dit Christie de Clint-Hill à l’oreille d’Halbert, « s’il refuse de s’asseoir, je ne donnerais pas un groat[2] de sa tête.

— Seigneur baron, dit Warden, vous croyez me vaincre par ces menaces. Mais entre ces deux choses : cacher la lumière que je dois répandre, ou perdre moi-même la lumière du jour, mon choix ne sera pas douteux. Je vous dirai comme le bienheureux Jean-Baptiste a dit à Hérode : « La loi ne vous a pas accordé cette femme. » Je vous le répéterais, quand les chaînes et la mort seraient devant mes yeux, comptant ma vie pour rien au prix du ministère auquel j’ai été appelé. »

Julien Avenel, outré de cette fermeté inflexible, jeta de sa main droite la coupe qu’il voulait vider à la santé de son hôte, et sa main gauche laissa échapper le faucon : l’oiseau vola à travers l’appartement en jetant des cris sauvages. Le baron mit la main sur son poignard ; mais changeant soudain de résolution, il s’écria : « Au donjon, ce gueux imprudent ! Que personne ne s’avise de m’adresser un mot en sa faveur. Prends garde au faucon, Christie ; sot que tu es, s’il s’échappe, j’enverrai après lui toute la maison… Allons, débarrassez-moi de ce rêveur hypocrite ; employez la violence, s’il le faut ! »

Il fut obéi sur l’un et l’autre point : Christie de Clint-Hill arrêta le faucon qui volait, lui remit les courroies aux pattes, et le tint ferme pendant que Henri Warden était traîné dehors par deux jackman, sans montrer la moindre apparence de terreur. Julien Avenel parcourait à grands pas la salle et gardait un sombre silence. Après un court espace de temps, il dépêcha l’un de ses hommes avec un message secret, qui probablement était relatif à la santé de l’infortunée Catherine, et dit à voix haute : « Ces effrontés et ces intrigants de prêtres… par le ciel ! ils sont faits pour nous rendre pires que nous ne sommes. »

La réponse qu’il reçut à son message sembla calmer sa mauvaise humeur ; il se mit à table, et commanda à sa suite de faire comme lui : tous s’assirent en silence et commencèrent à manger.

Pendant le repas, Christie s’efforçait, mais en vain, d’engager son jeune compagnon à prendre sa part du banquet, ou tout au moins à parler. Halbert Glendinning s’excusa sur sa lassitude, et déclara qu’il ne voulait goûter d’aucune boisson forte, si ce n’est de la bière de bruyère dont à cette époque on faisait ordinairement usage aux repas. Chaque tentative pour animer le banquet était infructueuse : tout à coup le baron, happant la table de sa main, comme impatient de ce long silence, cria d’une voix tonnante : « Qu’est-ce donc ? mes maîtres ; vous êtes des coureurs de frontières, et vous êtes muets, penchés sur vos plats comme une bande de moines et d’ermites. Si aucun de vous ne veut parler, que l’on chante. Toute viande mangée sans joie et sans chansons est d’une mauvaise digestion. Louis, » ajouta-t-il en s’adressant à un des plus jeunes de sa suite, « voyons ! toi qui est toujours prêt à chanter quand on ne t’en prie pas ! »

Le jeune homme regarda d’abord son maître, puis la voûte de la salle, puis vida une corne de bière ou de vin, qui était placée devant lui, et avec une voix forte, mais cependant harmonieuse, il entonna la chanson suivante, sur l’ancien air des Bonnets bleus, passez la frontière.

chant écossais.


En avant les gens d’Elsdale[3].
De nos montagnes vieux loups ;
Bonnets bleus de Liddesdale[4],
Ettrick de Teviotdale,
En bon ordre marchez tous :
L’Angleterre est devant vous !


Fameux dans notre vieille histoire,
Cent drapeaux flottent sur nos fronts :
Demain nous les rapporterons,
Parés d’une plus jeune gloire.

En avant, etc., etc.


Quittez tous le glen solitaire,
Sans rien craindre pour vos troupeaux :
Ils seront plus nombreux, plus beaux,
Quand vous aurez vu l’Angleterre,

En avant, etc., etc.

Ce chant, tout grossier qu’il était, avait un caractère belliqueux qui, dans toute autre circonstance, eût exalté l’âme d’Halbert ; mais, pour le moment, la chanson du ménestrel n’avait point fait d’effet sur lui. Il pria Christie de lui permettre de se retirer pour prendre du repos, prière à laquelle ce digne personnage, ne voyant pas le moyen de faire pour le moment une impression favorable sur l’humeur rebelle de son futur prosélyte, n’était point fâché d’obtempérer. Jamais sergent recruteur ne fut plus attentif à garder sa proie que ne l’était Christie de Clint-Hill. Il conduisit cependant Halbert Glendinning à une petite chambre qui avait vue sur le lac, et où était dressé un lit à roulettes : mais avant de le quitter, Christie eut grand soin de donner un coup d’œil sur les barreaux qui se croisaient à l’extérieur de la fenêtre, et quand il sortit il n’oublia pas de fermer la porte à double tour : circonstances qui firent penser au jeune Glendinning qu’il ne sortirait pas du château d’Avenel à sa volonté. Quoi qu’il en fût, il jugea plus prudent de ne faire aucune observation à Christie sur ces démonstrations alarmantes.

Aussitôt qu’il se trouva seul, il se recueillit, et repassa rapidement dans son esprit tous les événements de la journée : il fut fort étonné que sa destinée précaire, et même la mort de Piercy Shafton, frappassent moins son imagination que la conduite singulièrement hardie et déterminée de son compagnon Henri Warden. La Providence, qui poursuit ses desseins jusqu’à leur parfait accomplissement, avait suscité, pour la réforme en Écosse, une foule de prédicateurs qui avaient plus d’énergie et de chaleur que d’instruction ; forts seulement par leur âme, inébranlables dans leur croyance, dédaignant tout ce qui s’interposait entre eux et leur but principal, et prenant sans hésiter la route la plus difficile, lorsqu’elle était la plus courte. Le doux souffle de la brise peut balancer les branches du saule ; mais il faut l’impétuosité et les sifflements de la tempête pour remuer un peu les vastes rameaux de chêne : la méthode de ces prédicateurs devant un auditoire moins rude et dans un siècle moins grossier aurait été mal choisie ; mais elle avait un merveilleux succès chez le peuple sauvage auquel elle était adaptée.

Aussi Halbert Glendinning, qui avait repoussé les arguments du prédicateur, était néanmoins frappé de la fermeté de sa conduite dans la scène avec Julien Avenel. Il pouvait être inconvenant, et surtout imprudent, de choisir un tel endroit, et un semblable auditoire, pour faire des reproches sévères à un baron qui, par ses habitudes et sa position, était en possession d’un pouvoir indépendant. Cependant la conduite du prédicateur était pure, ferme, courageuse, basée sur les principes les plus respectables et sur la conviction la plus profonde. Glendinning, qui avait vu avec une véritable horreur la conduite d’Avenel, sentait s’augmenter l’intérêt qu’il portait déjà à l’estimable vieillard qui avait risqué sa vie pour ne point faire une concession au crime. Cette austérité de vertu lui semblait être en religion ce que la chevalerie exige d’un guerrier accompli, un sacrifice absolu de soi-même et de ses volontés, et une combinaison de toutes les facultés énergiques de l’esprit humain pour s’acquitter de la tâche que le devoir commande.

Halbert touchait à cette époque de la vie où le cœur s’ouvre aux émotions généreuses, et sait mieux les apprécier dans les autres, il sentait, quoiqu’il s’en rendît à peine raison, que le salut de cet homme, hérétique ou catholique, l’intéressait au plus haut degré. La curiosité se mêlait chez lui au sentiment ; tout le portait à admirer cette doctrine, et à connaître plus à fond une croyance qui portait ses ministres à renoncer à eux-mêmes, à se dévouer à la mort comme d’héroïques champions. À la vérité, ils prenaient exemple sur les saints et les martyrs des premiers âges qui avaient bravé pour la foi, des tourments horribles et la mort ; mais cet esprit d’enthousiasme s’était long-temps endormi dans les cœurs indolents et lâches de leurs successeurs, et leurs aventures, ainsi que celle des chevaliers errants, se lisaient aujourd’hui plutôt comme un sujet d’amusement que d’édification. Une nouvelle impulsion était nécessaire pour ranimer le zèle religieux, et cette impulsion s’opérait maintenant en faveur d’une religion épurée ; Halbert avait rencontré pour la première fois un des plus sincères et des plus dévoués apôtres de la réforme.

La pensée qu’il était lui-même prisonnier de ce tyran farouche ne diminuait nullement l’intérêt du jeune homme pour le sort de son compagnon d’infortune ; dès ce moment il résolut d’imiter son courage, et fit serment que jamais menaces ni tortures ne le forceraient à servir un pareil maître. La possibilité de s’évader s’offrit alors à son esprit, et, quoiqu’avec bien peu d’espérance, Glendinning se mit à examiner avec attention la fenêtre de sa chambre. Elle était située au premier étage, et pas assez loin du roc, sur lequel le château était bâti, pour qu’un homme hardi et adroit ne pût, sans beaucoup de difficulté, descendre sur une pointe du roc qui s’avançait sous la fenêtre, et de là s’élancer dans le lac qui était devant ses yeux, au bas du château, et dont les eaux, bleues et claires comme un miroir, réfléchissaient la paisible lumière de la pleine lune par une belle nuit d’été. « Si seulement j’avais un pied sur cette pointe, » se disait en lui-même Glendinning, « Julien Avenel et Christie m’auraient vu pour la dernière fois. »

La largeur de la fenêtre était assez favorable à son dessein, mais les barreaux de fer semblaient former un obstacle insurmontable. Pendant qu’Halbert Glendinning visitait la fenêtre avec une anxiété qui provenait de l’énergie de son caractère et de sa détermination de ne point céder aux circonstances, son oreille entendit quelques sons qui venaient d’en bas, et écoutant avec plus d’attention, il distingua la voix du prédicateur qui s’acquittait dans son cachot de ses actes de dévotion. Communiquer avec lui fut l’unique objet de sa pensée. Aussi bas qu’il le put, il se hasarda de l’appeler : on lui répondit… « Est-ce toi ? mon fils. » cette fois la voix du prisonnier était plus distincte que lorsqu’elle s’était fait d’abord entendre ; car Warden s’était approché de l’étroite ouverture qui servait de fenêtre à sa prison, ouverture pratiquée entre le muret le roc, de manière à recevoir à peine le jour. Ce soupirail[5] était placé précisément sous la fenêtre d’Halbert ; la distance permettait aux prisonniers de converser à voix basse. Halbert fit part à Warden de l’intention où il était de s’évader, et lui dit qu’il ne douterait pas de la réussite, sans l’obstacle des barreaux de fer scellés dans le mur de la croisée. « Par le saint nom de Dieu ! mon fils, fais l’essai de tes forces, » dit le prédicateur. Halbert lui obéit plus par désespoir que par la moindre certitude de réussir ; mais à son grand étonnement, et non sans un sentiment de terreur, il sentit le barreau céder à ses efforts, s’ébranler dans sa longueur, sortir du mur où il n’était pas scellé avec du plomb, et lui rester dans la main ; il dit aussitôt à voix basse mais aussi énergiquement que la prudence le permettait : « Par le ciel ! le barreau est dans ma main.

— Remercie le ciel ! mon fils, au lieu de jurer par lui, » répondit Warden de son donjon.

Avec un peu d’efforts Halbert Glendinning parvint à passer par l’ouverture qu’il venait de faire d’une manière si merveilleuse, et, se servant du ceinturon de son épée comme d’une corde, il se laissa glisser au long, et se trouva sur la pointe du roc sur lequel donnait la fenêtre du prédicateur. Mais il était impossible de s’y faire un passage, car elle n’était pas plus large qu’une meurtrière, et paraissait même n’avoir été ouverte que pour cet usage. « N’ai-je aucun moyen, mon père, de faciliter votre fuite ?

— Aucun, mon fils, répondit le prédicateur ; mais si vous voulez être mon sauveur, vous en avez le pouvoir.

— Je ferai tout au monde pour cela, et sur-le-champ, répondit le jeune homme.

— Vous allez donc vous charger d’une lettre que je vais écrire à l’instant ; j’ai dans ma valise tout ce qui est nécessaire, même pour me procurer de la lumière. Dirigez-vous en toute hâte vers Édimbourg ; sur votre route vous rencontrerez un corps de cavalerie allant au sud. Remettez cette lettre au chef, et rendez-lui un compte exact de l’état où vous m’avez laissé. Peut-être ce service tournera-t-il plus que vous ne pensez à votre avantage. »

Après une minute ou deux, une petite lumière brilla à travers la barbacane, et bientôt le prédicateur, à l’aide de son bâton, fit parvenir un billet à Glendinning.

« Dieu te bénisse, mon fils, dit le vieillard ; et qu’il achève l’œuvre merveilleuse qu’il a commencée !

— Ainsi soit-il ! » répondit Halbert avec solennité, et il se disposa à exécuter son dessein.

Il hésita un moment s’il essaierait de descendre sur le bord du lac ; l’escarpement du roc et l’obscurité de la nuit rendaient ce moyen trop dangereux. C’est pourquoi, tenant ses deux mains serrées au-dessus de sa tête, il se jeta hardiment du haut de ce précipice, tâchant de s’élancer assez en avant pour éviter les rescifs qui pouvaient border le lac ; il plongea à une si grande profondeur qu’il ne revint sur l’eau qu’une minute après. Halbert était familier avec cet exercice, et quoique embarrassé de son épée, il glissa sur l’eau comme un oiseau de mer, et traversa le lac dans la direction du nord. Lorsqu’il eut pris terre, il se retourna vers le château, et s’aperçut que l’alarme était donnée, car les lumières brillaient et passaient de fenêtre en fenêtre ; il entendit le pont-levis et les pas des chevaux sur la chaussée. Mais peu alarmé d’une telle poursuite dans l’obscurité, il tordit ses vêtements pour en exprimer l’eau, et s’enfonçant dans les bruyères, il dirigea sa course vers le nord-est, prenant pour guide l’étoile polaire.


  1. Allusion aux démêlés de Henri VIII avec l’Église de Rome, à l’occasion de son divorce avec Catherine d’Aragon. a. m.
  2. Il y a dans le texte grey-groat, un gris groat, comme le peuple dit en France : un rouge liard. » a. m.
  3. District d’Écosse.
  4. Autres districts d’Écosse. a. m.
  5. Ce mot français se trouve dans le texte. a. m.