Le Monastère/Introduction

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 5-56).
INTRODUCTION


mise en tête de la dernière édition d’édimbourg.




Il serait difficile d’assigner aucune bonne raison qui pût expliquer pourquoi l’auteur d’Ivanhoe, après avoir dans cet ouvrage employé tout l’art qu’il possédait pour prendre à une distance considérable de son pays natal les personnages, l’action et les coutumes de son roman, voulut choisir comme lieu de la scène de son entreprise suivante les ruines de Melrose, situées dans le voisinage immédiat de sa propre demeure. La raison ou le caprice, qui a dicté son changement de système, a échappé entièrement à son souvenir, et il ne doit pas essayer de se rappeler une chose de si peu d’importance.

Le plan général de la fable était de mettre face à face dans ce siècle de dissensions et de tumulte deux caractères, qui, jetés dans des situations de nature à leur donner des vues différentes au sujet de la réforme, fussent amenés à se dévouer avec la même sincérité et une pureté d’intention égale, l’un au soutien de l’édifice croulant de l’Église catholique, l’autre à l’établissement des doctrines réformées. On supposa qu’il pouvait jaillir de cette opposition de deux enthousiastes se heurtant dans le chemin de la vie, quelques sujets de narration intéressants par le contraste du mérite réel de l’un et de l’autre avec leurs passions et leurs préjugés. Les localités de Melrose étaient une scène parfaitement adaptée à l’histoire projetée : les ruines mêmes étaient un magnifique théâtre pour tout événement tragique qui pouvait survenir dans le récit, et en outre ce paysage est animé par le voisinage d’une belle rivière qui reçoit les tributs de nombreux ruisseaux, et traverse un pays témoin de tant de rudes combats et riche de tant de vieux souvenirs. Il n’était pas indifférent non plus pour l’auteur de choisir un site placé immédiatement sous ses yeux pendant sa composition.

Cette situation avait d’autres avantages encore : on pouvait apercevoir sur le bord opposé de la Tweed des débris d’anciens enclos entourés de sycomores et de frênes d’une hauteur considérable. Là furent autrefois les crofts ou terres labourables du village. Le tout se réduit maintenant à une seule cabane, demeure des pêcheurs qui, en outre, font le service d’un bateau à passer. Les chaumières, et même l’église qui existaient là autrefois, se sont anéanties, ne laissant que des vestiges que l’on peut à peine distinguer sans visiter le lieu même, car les habitants se sont graduellement retirés dans la ville plus florissante de Galaschiels, qui s’est élevée et agrandie à deux milles de leur pays natal. Toutefois, la vieillesse superstitieuse a peuplé les bosquets abandonnés d’êtres aériens pour remplacer les habitants mortels qui les ont délaissés. Le cimetière ruiné et abandonné de Boldside a long-temps été tenu pour être hanté par les fées ; et le large et profond courant de la Tweed, tournoyant à la lueur de la lune autour de la base du rivage escarpé, avec les arbres plantés autrefois pour répandre de l’abri autour des champs des cultivateurs, mais qui aujourd’hui semblent des bosquets détachés et épars, représente à l’imagination une scène telle que celle où Oberon et la reine Mab aimeraient à se livrer à leurs fêtes. Il est des soirs où le spectateur pourrait croire avec le vieux Chaucer que :

La reine de la féerie,
En main la harpe et le hautbois,
Confie à l’écho de ces bois
Sa mystérieuse harmonie.

Un autre rendez-vous de lutins de cette race, et même de plus familiers encore, si l’on en croit la tradition, c’est le vallon où coule la rivière, ou, pour mieux dire, le ruisseau nommé Alley, qui vient du nord se décharger dans la Tweed, à un quart de mille au-dessus du pont actuel. Comme le ruisseau passe derrière la maison de chasse de lord Sormerville, appelée le Pavillon, la vallée a reçu le nom populaire de Fairy Dean, ou plutôt le Dean-sans-Nom, à cause de la mauvaise fortune attachée, par la croyance populaire d’autrefois, à tout indiscret qui aurait nommé ou désigné par allusion cette race que nos ancêtres appelaient bons Voisins, et que les montagnards nommaient Daoine Skie ou hommes de paix. C’était là plutôt l’expression d’un compliment, que de toute idée spéciale d’amitié ou de relations pacifiques existantes entre les montagnards ou les gens des frontières, et les êtres irritables qu’ils qualifiaient ainsi, et auxquels ils ne pouvaient supposer de bonnes dispositions envers l’humanité.

Comme preuve des opérations actuelles des fées, même de nos jours, on trouve dans le vallon, après l’entier débordement de ce ruisseau, des morceaux d’une matière calcaire, lesquels, soit par les soins de ces petits artisans, soit par les tourbillonnements du ruisseau dans les pierres, ont reçu des formes fantastiques de tasses, de soucoupes, de bassins et d’autres vases où les enfants qui les ramassent prétendent voir des ustensiles de fées.

Outre ces circonstances de localités romantiques, mea paupera regna (comme le capitaine Dalgetty appelle son domaine de Drumthvacket) sont bornés par un petit lac, du fond duquel des yeux qui contemplent encore la lumière ont vu, assure-t-on, sortir le taureau d’eau pour ébranler par ses mugissements les montagnes d’alentour.

En effet, la contrée qui entoure Melrose, si elle possède moins de beautés pittoresques que certains autres paysages écossais, se lie à tant d’idées combinées d’une nature fantastique où se plaît l’imagination, que bien d’autres auteurs moins attachés à ce site l’auraient choisi de préférence pour servir de théâtre à des scènes imaginaires. Mais parce que Melrose peut en général être prise pour Kennaquhair, ou parce que cette antique abbaye offre des rapports d’analogie avec le Monastère, tels que le pont-levis, l’écluse du moulin et autres objets, on s’attendrait vainement à trouver une exacte ressemblance locale dans toutes les parties du tableau. Le but de l’auteur n’était pas d’offrir un paysage copié d’après nature, mais il a profité d’une scène réelle qui lui est familière, et qui lui a fourni quelques traits propres à le guider dans une description plus étendue. Ainsi la similitude de l’imaginaire Glendearg avec le vallon réel d’Allen est loin d’être complète, et l’auteur n’avait point prétendu confondre ces deux sites. Cette explication doit satisfaire tous ceux qui connaissent le caractère actuel du vallon d’Allen, et qui ont pris la peine de lire l’esquisse abrégée du Glendearg fictif.

Le ruisseau, dans la dernière hypothèse, est décrit comme sillonnant dans ses gracieux détours une petite vallée romantique, capricieux dans son cours, allant d’un côté à l’autre, ne pouvant aisément se frayer un passage, et ne touchant rien, que son onde n’y laisse un doux présent dont la culture saura tirer parti. Il passe auprès d’une tour solitaire, séjour supposé d’un vassal de l’église, et théâtre de plusieurs incidents du roman.

Le ruisseau véritable d’Allen, au contraire, après avoir traversé le romantique ravin appelé le Dean-sans-Nom, se jette alternativement d’un côté à l’autre, comme une bille de billard repoussée par les côtés de la table sur laquelle elle a été lancée ; et ressemblant dans cette partie au ruisseau qui descend le Glendearg, il peut être tracé en avançant dans une contrée plus ouverte, où les deux rivages se retirent l’un de l’autre, et où la vallée montre une bonne partie de terrain à sec, laquelle n’a pas été négligée par les industrieux cultivateurs du canton. Il arrive aussi à une sorte d’issue, frappante par elle-même, mais totalement différente du récit du roman. Au lieu d’une simple tour frontière de défense, telle que la dame Glendinning est supposée en avoir habité une, la source de l’Allen, à environ cinq milles au-dessus de sa jonction avec la Tweed, montre trois ruines de maisons limitrophes, appartenant à différents propriétaires, et chacune, dans le but d’un mutuel appui si naturel dans les temps de trouble, située à l’extrémité de la propriété dont elle est la principale partie. L’une de ces ruines est celle du manoir de Hillstap, autrefois la propriété des Cairncross, et aujourd’hui celle de M. Innes de Stow ; la seconde est la tour de Colmslie, ancien héritage de la famille de Borthwick, comme l’attestent les armoiries que l’on voit sur cette tour ; la troisième est la maison de Langshaw, ruine près de laquelle le propriétaire actuel a construit une petite loge de chasse.

Toutes ces ruines, si étrangement jetées pêle-mêle en un coin solitaire, ont des souvenirs et des traditions qui leur sont propres ; mais aucune d’elles ne présente la ressemblance même la plus éloignée avec les descriptions consignées dans le roman du Monastère, et comme l’auteur eût erré d’une manière grossière en prenant pour type un lieu où il aimait à faire à cheval sa promenade du matin, sous les fenêtres de sa propre maison, la conséquence à tirer est qu’il n’avait l’intention d’établir aucune identité. Hillslap revit dans les gais penchants de ses derniers habitants ; et Colmslie est rappelé dans une chanson du pays. Langshaw, quoique plus étendu que les autres domaines réunis, à la tête du supposé Glendearg, n’a rien dans ses environs de plus remarquable que l’inscription du propriétaire actuel sur le haut de la porte de sa loge de chasse, inscription qui est celle-ci : Utinam hanc etiam veris impleam amicis ! ce qui veut dire : Plût à Dieu que je pusse la remplir de vrais amis !

Ayant ainsi montré que je pouvais dire quelque chose de ces tours en ruines que le désir de relations sociales ou la facilité d’une défense mutuelle avait réunies vers la tête de ce vallon, je n’ai besoin d’ajouter aucune autre raison pour montrer qu’il n’y a pas de ressemblance entre elles et l’habitation solitaire de la dame Elspeth Glendinning. Outre ces demeures, il existe quelques restes d’un bois naturel et une portion considérable de marais et de fondrières ; mais je ne voudrais conseiller à personne qui serait curieux des localités de perdre son temps à chercher la fontaine et l’arbre sacré de la Dame Blanche.

Pendant que je suis sur ce sujet, je puis ajouter que le capitaine Clutterbuck, l’éditeur imaginaire du Monastère, n’a pas de prototype réel que j’aie jamais vu ou dont j’aie entendu parler, dans le village de Melrose ou ses environs. Pour donner quelque individualité à ce personnage, il est dépeint comme un caractère que l’on rencontre dans la société actuelle, c’est-à-dire comme une personne qui, ayant consacré sa vie aux devoirs indispensables de sa profession, dont il est à la fin sorti, se trouve dans le désœuvrement et exposé à devenir la proie de l’ennui, jusqu’à ce qu’il découvre quelque sujet d’investigation analogue à ses goûts, sujet dont l’étude lui donne de l’occupation dans la solitude, en même temps que la possession des renseignements qui lui sont particuliers ajoute à son importance dans la société. J’ai remarqué souvent que des notions légères et communes de la science des antiquaires étaient singulièrement utiles pour combler un vide de cette nature, et plus d’un capitaine Clutterbuck s’en est ainsi occupé dans sa retraite. Je fus donc surpris grandement lorsque je trouvai le capitaine antiquaire mis en parallèle d’identité avec un de mes voisins et amis qui n’eût jamais été confondu avec lui par quiconque aurait lu l’ouvrage et vu la personne à laquelle on faisait allusion. Cette identification erronée existe dans un livre intitulé : « Illustrations de l’auteur de Waverley, comprenant des notices et des anecdotes sur les caractères, les scènes et les incidents réels, supposés, décrits dans ses ouvrages, par Robert Chambers. » Ce livre devait contenir beaucoup d’erreurs, comme toutes les compositions de ce genre, quelle que fût l’habileté de l’auteur qui prenait à tâche d’expliquer ce qu’une autre personne pouvait seule faire. Des méprises de lieux et de choses inanimées auxquelles on réfère sont de peu d’importance ; mais l’ingénieux auteur eût dû être plus circonspect en attachant des noms réels à des personnages fictifs. Nous lisons, je crois, dans le Spectateur, l’aventure d’un plaisant rustique, qui, en copiant tout le devoir de l’homme, écrivit en face de chaque vice le nom de quelque individu de son voisinage, et changea ainsi un livre excellent en un libelle pour la paroisse entière.

La scène se pliant ainsi à la volonté de l’auteur, les réminiscences de pays devinrent également favorables. En un territoire où les chevaux demeuraient presque toujours sellés et où l’épée quittait rarement le flanc du cavalier, où la guerre était l’état naturel et constant des habitants et où la paix n’existait que sous la forme de trêves courtes et fugitives, là n’existait aucun besoin des moyens de compliquer et d’embrouiller à plaisir les incidents de la narration ; malgré cela il y avait un désavantage à prendre pour sujet ce district frontière, car il avait déjà été exploré par l’auteur lui-même aussi bien que par d’autres écrivains, et à moins de le présenter sous un nouveau jour, il courait le risque de se voir appliquer le proverbe du chou cuit deux fois : crambe biscocta.

Pour acquérir la qualité indispensable de la nouveauté, on pensa qu’il fallait placer en contraste le caractère des vassaux de l’église avec celui des vassaux des barons qui les entouraient. Mais on ne pouvait pas en tirer un grand avantage ; il existait des différences entre les deux classes en effet ; mais, de même que dans le monde végétal et minéral les tribus paraissent identiques aux yeux du vulgaire et ne peuvent être suffisamment discernées que par des naturalistes ; de même, il y avait sur le tout une trop grande similitude pour que le contraste fût assez marqué.

Il restait l’introduction des êtres merveilleux et surnaturels, ressources des pauvres auteurs depuis le temps d’Horace, mais dont les privilèges sacrés, après avoir été des sujets de dispute dans le siècle présent, ont fini par être assez désapprouvés. La croyance populaire n’accorde plus la possibilité d’exister à cette race d’êtres mystérieux qui voltigeaient entre ce monde et le monde invisible. Les fées ont abandonné la pelouse qu’elles visitaient au clair de la lune ; la sorcière n’a plus de ténébreuses orgies, dans le vallon de la Ciguë.

Et les fantômes vains nés de frêles cerveaux,
Du cimetière ont dû respeter le repos.

D’après le discrédit attaché aux formes vulgaires et plus communes sous lesquelles la superstition écossaise se déploie, l’auteur fut induit à la belle théorie, quoique presque oubliée, des esprits célestes ou des créatures des éléments, surpassant les êtres humains en science et en pouvoir, mais inférieurs à eux, comme étant sujets, après un certain nombre d’années, à la mort qui les annule, et comme n’ayant point de part aux promesses faites aux enfants d’Adam. Ces esprits sont supposés être de quatre espèces distinctes, de même que les éléments dont ils tirent leur origine, et ils sont connus de ceux qui ont étudié la philosophie cabalistique sous les noms de Sylphes, Gnomes, Salamandres et Naïades, c’est-à-dire appartenant à l’air, à la terre, au feu ou à l’eau. Les lecteurs trouveront un abrégé intéressant de ces esprits élémentaires dans un écrit intitulé : Entretiens du comte de Gabalis. L’ingénieux comte de la Motte Fouqué composa en allemand une des productions les plus remarquables de son fertile cerveau, production dans laquelle intervient avec un grand effet une nymphe des eaux qui perd le privilège de l’immortalité, en consentant à devenir accessible aux sentiments humains, et en unissant sa destinée à celle d’un mortel qui la paie ensuite d’ingratitude. En imitation d’un exemple si heureux, la Dame Blanche d’Avenel fut introduite dans le roman du Monastère. Elle est représentée comme étant liée avec la famille d’Avenel par un de ces liens mystiques qui, dans les anciens temps, étaient supposés exister, dans certaines circonstances, entre les créatures des éléments et les enfants des hommes. De pareils exemples d’unions mystérieuses se retrouvent en Irlande dans les familles réelles de Milésians, qui sont possédées d’un ban-shie ou esprit des eaux ; et les traditions des montagnards écossais en rapportent de semblables ; ces montagnards, en beaucoup de cas, attachaient un être immortel ou esprit au service de familles ou tribus particulières. Ces démons, si on peut les appeler ainsi, annonçaient la bonne ou la mauvaise fortune à laquelle ils étaient liés, et pendant que quelques-uns seulement condescendaient à se mêler d’affaires importantes, d’autres, comme May-Mollach, ou la Vierge des Bras chevelus, consentaient d’ordinaire à s’immiscer dans les jeux, et même à apprendre au chef de la famille à jouer aux dames.

Ce n’était donc pas faire une grande violence à la théorie que de supposer qu’un être comme celui-ci eût existé, dans le même temps où l’on croyait aux esprits des éléments ; mais il était plus difficile de créer ou d’imaginer ses attributs et ses principes d’action. Shakspeare, première des autorités en ce genre, a peint Ariel, cette belle création de son génie, comme approchant assez près de l’humanité pour connaître la nature de cette sympathie que les êtres d’argile éprouvent l’un pour l’autre, ainsi que nous l’apprend cette expression : « La mienne serait telle, si j’étais un être humain. » Les conséquences que l’on peut tirer de ceci sont singulières, mais semblent toutefois une déduction naturelle. Un être, supérieur à l’homme dans la durée de la vie, dans la puissance sur les éléments, dans certaines perceptions relatives au présent, au passé et à l’avenir, cependant toujours incapable de passions humaines, de sentiments bons ou mauvais, et de mériter des récompenses ou châtiments à venir, appartient plutôt à la classe des animaux qu’à celle des créatures humaines, et l’on doit présumer qu’il agit d’après une bienveillance ou un caprice du moment, plutôt que d’après un instinct qui approcherait du sentiment ou du raisonnement. La supériorité d’un tel être en puissance ne peut être comparée qu’à celle de l’éléphant ou du lion, qui sont plus forts que l’homme, bien qu’ils lui soient inférieurs dans l’échelle de la création. Les préférences ou partialités que ces esprits entretiennent doivent être comme celles du chien ; leurs tressaillements soudains d’amour, ou la manifestation d’une boutade ou méprise, peuvent être comparés aux sensations des nombreuses variétés du chat. Toutes ces propensions cependant sont réglées par les lois qui rendent la race des éléments subordonnée an commandement de l’homme, exposée à être assujettie par sa science, comme la secte des Gnostiques et la philosophie des Rose-Croix, ou à être vaincue par son courage et son audace supérieurs, quand il défie leurs illusions.

C’est par allusion à cette idée des esprits supposés des éléments, que la Dame Blanche d’Avenel est représentée comme prenant une part capricieuse et variée aux événements, dans les endroits où le roman la fait agir, manifestant de l’intérêt et de l’attachement à la famille avec laquelle ses destins sont unis, mais prouvant le caprice et même une espèce de malveillance envers les autres mortels, comme le sacristain et le voleur des frontières, dont la vie irrégulière exposait cette famille à recevoir des mortifications par les mains de la Dame Blanche. Cependant on lui suppose à peine le pouvoir ou le désir de faire plus que n’oblige la terreur ou un embarras créé, et elle est toujours assujettie par ces mortels dont la résolution vertueuse et l’énergie de caractère peuvent avoir de la supériorité sur elle. Dans ce cas particulier, elle semble constituer un être de classe mitoyenne, entre l’esprit follet qui met sa joie à mal guider et à tourmenter les mortels, et la fée bienveillante de l’Orient qui partout les conduit, les aide et les soulage.

Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a pas su mettre de l’intérêt dans son plan, et le public ne l’approuva point, car la Dame Blanche d’Avenel fut loin de devenir un être populaire. L’auteur ne cherche pas maintenant à faire revenir le lecteur à une opinion plus favorable ; il veut seulement s’excuser de la faute qu’on lui reproche, d’avoir introduit dans son récit un être aussi peu important.

Dans la peinture d’un autre caractère, l’auteur du Monastère a échoué lorsqu’il espérait quelque succès. Comme rien n’est si propre à exciter le ridicule que les folies à la mode, il pensa que des scènes plus sérieuses de son récit pourraient être soutenues par la gaieté d’un chevalier du temps de la reine Élisabeth. Dans chaque période, la tentation d’obtenir et de soutenir le plus haut rang de la société a dépendu du pouvoir d’adopter et de soutenir une certaine affectation à la mode, ordinairement unie à quelque vivacité et à quelque énergie de cavaliero, mais distinguée en même temps par un essor transcendant au-delà de la raison et du sens commun, deux facultés trop vulgaires pour être admises dans le calcul de quiconque prétend passer pour un esprit d’élite de son siècle. Ces facultés, dans leurs différentes phases, constituent les talents du jour qui poussent les caprices de la mode à la dernière extrémité.

Dans toutes les occasions, les mœurs du souverain, de la cour et du temps doivent donner le ton à la peinture particulière des qualités par lesquelles ceux qui voudraient atteindre au pinacle de la mode doivent chercher à se distinguer. Le règne d’Élisabeth, étant celui d’une reine vierge, se distinguait par le décorum des courtisans, et surtout par l’affectation de la plus profonde déférence envers la souveraine ; après l’aveu des perfections sans taches de la reine, la même dévotion s’étendait à la beauté, telle qu’elle existait parmi les astres moins brillants de sa cour, qui étincelaient, comme on avait coutume de le dire, par l’éclat réfléchi de leur reine. Il est vrai que de galants chevaliers ne se dévouaient plus pour accomplir quelques faits de chevalerie extravagante, dans lesquels ils exposaient la vie des autres aussi bien que la leur propre ; mais, quoique l’ardeur chevaleresque allât rarement plus loin durant les jours d’Élisabeth sous le règne de laquelle la barrière ou des obstacles prévenaient le choc des chevaux et limitaient le déploiement de l’habileté des cavaliers à la rencontre mutuelle et sans danger de leurs lances, le langage des amants à leurs dames était encore dans les termes exaltés qu’Amadis aurait employés en s’adressant à Oriana, avant de rencontrer un dragon pour la sauver. Ce ton de galanterie romanesque trouva un auteur habile mais recherché pour le réduire à des formes et à une espèce de constitution et exposer d’une manière courtoise la conversation, dans un livre pédantesque appelé Euphucs et son Angleterre.

L’extravagance de l’euphuisme ou du jargon symbolique de la même espèce domine dans les romans de la Calprenède et de Scuderi que lisait pour son amusement le beau sexe de France sous le long règne de Louis XIV, et qui étaient supposés contenir le seul et légitime langage de l’amour et de la galanterie. Sous ce règne la satire de Molière et de Boileau les flagella. Une maladie analogue, s’introduisant dans la société privée, servit de base aux dialogues affectés des précieuses, comme l’étaient les femmes qui composaient la coterie de l’hôtel de Rambouillet, et qui fournirent à Molière le sujet de son admirable comédie des Précieuses ridicules. En Angleterre, l’affectation ne paraît pas avoir survécu à l’avènement de Jacques Ier.

L’auteur eut la vanité de penser qu’un caractère dont les particularités rouleraient sur les extravagances qui étaient jadis universellement de mode, pourrait être supporté dans une histoire fictive, avec une chance d’offrir quelque amusement à la génération existante, laquelle, désireuse comme elle est de regarder en arrière sur les actions et les costumes de nos ancêtres, pourrait être également convaincue de leurs absurdités. L’auteur doit bien reconnaître qu’il fut désappointé, et que l’euphuiste, loin d’être considéré comme un caractère bien tracé de l’époque, fut condamné comme non naturel et absurde.

Il serait aisé d’attribuer cet insuccès à l’inhabileté de l’auteur, et c’est probablement ce que beaucoup de lecteurs auront fait. Il a pu également supposer que son sujet avait été mal choisi.

Les coutumes d’un peuple grossier sont toujours fondées sur la nature, c’est pourquoi les sentiments de la génération plus polie sympathisent immédiatement avec elle. Il n’est pas besoin de notes nombreuses et de dissertations savantes pour mettre le plus ignorant à même de reconnaître les sentiments et la diction des caractères d’Homère ; nous n’avons, comme dit Lear, qu’à dépouiller nos emprunts, qu’à mettre de côté les principes factices et les ornements que nous avons reçus de notre système de société comparativement artificiel, et nos sentiments naturels se trouvent à l’unisson avec ceux du barde de Chios et des héros qui vivent dans ses vers. Il en est de même dans une grande partie des récits de mon ami M. Cooper. Nous sympathisons avec ses chefs indiens et ses hommes des bois, et nous reconnaissons dans les caractères qu’il nous présente la même vérité de la nature humaine, par laquelle nous serions influencés si nous étions placés dans la même condition. Cela est si vrai que, bien qu’il soit difficile et même impossible d’amener aux usages et aux devoirs de la vie civilisée un sauvage nourri dès son enfance, aux fatigues de la guerre et de la chasse, il n’est rien de plus commun que de trouver des hommes qui ont été élevés dans toutes les habitudes et les commodités de la société perfectionnée, et qui veulent les échanger contre les durs travaux de la chasse et de la pêche. Les amusements les plus véritablement recherchés et les plus goûtés par les hommes de tout rang, à qui leur constitution physique permet un exercice actif, sont la chasse, la pêche et quelquefois la guerre, travail naturel et nécessaire du sauvage de Dryden, héros libre,

Tel que l’homme sorti des mains de la nature
Dépouilla dans les bois son altière stature.


Mais, bien que les occupations et même les sentiments des êtres humains d’un état primitif trouvent accès, et même excitent l’intérêt chez des esprits de la partie la plus civilisée des espèces, il ne s’ensuit pas que les goûts, les opinions et les folies nationales d’une période civilisée doivent offrir le même intérêt ou le même amusement que les goûts, opinions et folies d’une autre période. Celles-ci généralement, lorsqu’elles sont poussées jusqu’à l’extravagance, ne se fondent non sur aucun goût naturel propre aux espèces, mais sur l’accroissement de quelque caste particulière et affectée, avec laquelle le genre humain en général et les générations qui se succèdent en particulier, n’éprouvent aucune sympathie. Les extravagances de la fatuité dans les manières évaporées sont les légitimes et successifs objets de la satire pendant tout le temps qu’elles subsistent. En preuve de ce que j’avance, les critiques du théâtre peuvent remarquer combien sur la scène les jeux d’esprit sont toujours parfaitement accueillis, parce que le satirique Nivell a quelque absurdité fashionable bien connue, ou, suivant la phrase dramatique, tire la folie tandis qu’elle vole. Mais lorsque l’espèce particulière de folie ne peut plus tenir son aile, le ridicule la frappe, et elle cesse d’exister ; les pièces dans lesquelles de pareilles absurdités deviennent le sujet du ridicule tombent tout-à-fait dans l’oubli avec les folies qui leur ont donné cours, ou continuent seulement à demeurer sur la scène, parce qu’elles contiennent quelque intérêt permanent autre que celui qui les liait aux coutumes et folies d’une espèce temporaire.

C’est peut-être là ce qui a décidé du sort des comédies de Ben Jonhson, établies d’après ce système, ou sur ce que le siècle appelait les pointes, système d’après lequel des caractères factices et affectés influaient sur celui qui était commun au reste de leur race ; ces comédies, en dépit d’une mordante satire, d’une profonde étude et d’un grand sens, ne causent plus maintenant de plaisir général, mais sont reléguées dans le coffre de l’antiquaire, dont les études lui ont assuré que les personnages du drame existèrent jadis, bien qu’aujourd’hui on n’en voie plus de trace.

Prenons un autre exemple de notre hypothèse dans Shakspeare lui-même, celui de tous les auteurs qui prit ses portraits dans tous les âges. Malgré toute la somme d’idolâtrie qui nous affecte à son nom, la masse des lecteurs parcourt sans amusement les caractères formés sur les extravagances de la mode changeante ; et l’euphuiste Don Armado, le pédant Olopherne, et même Nym et Pistol, sont lus avec peu de plaisir par la masse du public, ces portraits étant de ceux dont nous ne pouvons plus reconnaître le caractère, parce que les originaux n’existent plus. De la même manière, tandis que la détresse de Roméo et Juliette continue à intéresser tous les cœurs, Mercutio, offert comme une exacte représentation du parfait gentleman du temps, et comme tel reçu par l’unanime approbation des contemporains, excite si peu d’intérêt dans le siècle actuel, que, dépouillé de toutes ses pointes, de toutes ses subtilités d’esprit, il tient seulement sa place sur la scène en vertu de son beau et brillant discours sur les songes, qui n’appartient à aucun siècle particulier, et parce qu’il est un personnage dont la présence est indispensable au complot.

Nous avons déjà poussé trop loin peut-être un argument dont la tendance est de prouver que la présence d’un jovial et actif personnage comme sir-Piercie Shafton, comme modèle oublié ou vieilli de folies autrefois à la mode, est plus propre à exciter le dégoût du lecteur par son peu de naturel, qu’à provoquer le rire, soit à cause de cette théorie, ou soit par la raison plus simple et plus probable de l’insuffisance de l’auteur dans la peinture du sujet qu’il s’était proposé ; la formidable objection de l’incredulus odi s’appliquait à l’euphuiste aussi bien qu’à la Dame Blanche d’Avenel, et l’un était dénoncé comme non naturel, pendant que l’autre était repoussé comme impossible.

Il y avait dans l’histoire bien peu de chose qui pût concilier cet insuccès dans les deux principaux points. Les incidents étaient brouillés et entremêlés sans art. Il n’y avait dans l’intrigue aucune partie à laquelle on pût trouver à attacher de l’intérêt, et l’on tirait la conclusion que cet intérêt devait être presque nul, non par les incidents résultant de l’histoire elle-même, mais par suite des arrangements publics avec lesquels le récit avait peu de liaison, et avec lesquels le lecteur avait peu d’occasion de se mettre en rapport.

Si ce n’était pas une faute positive, c’était du moins un grand défaut dans le roman. Il est vrai que non seulement l’usage de quelques grands écrivains en ce genre, mais même le cours général de la vie humaine sont en faveur de cette manière moins savante et plus commode d’arranger un récit. Il est rare que les personnages d’un même cercle qui ont entouré un individu à son début dans la carrière de la vie, continuent à avoir un intérêt dans cette carrière jusqu’au moment où arrive une crise. Au contraire, et plus spécialement si les événements de sa vie sont d’un caractère varié et digne d’être communiqué au monde, les dernières relations du héros sont d’ordinaire totalement séparées des personnes avec lesquelles il commença le voyage, mais que l’individu a dépassées ou poussées à l’écart dans sa course. Une comparaison d’emprunt sera bonne sous un autre rapport. Les nombreux vaisseaux d’espèces si différentes et destinés pour des desseins si divers, qui sont lancés sur le vaste et même océan, quoique chacun doive suivre sa course particulière, sont dans tous les cas plus influences par les vents et les marées qui sont communs à l’élément où ils naviguent tous, que par leurs propres efforts séparés ; et dans le monde c’est ainsi qu’après que la prudence humaine a fait de son mieux, quelque événement général, peut-être national, détruit les projets de l’individu, comme le toucher accidentel d’un être plus puissant balaie la toile de l’araignée.

Beaucoup de romans excellents ont été composés dans cette vue de la vie humaine, où le héros est conduit à travers une variété de scènes détachées, dans lesquelles les divers agents paraissent et disparaissent, sans peut-être avoir aucune influence permanente sur le progrès de l’histoire. Telle est la structure de Gil Blas, de Roderick Random, et tels sont les vies et aventures de beaucoup d’autres héros, décrites comme roulant à travers différentes stations de la vie, et rencontrant divers incidents liés seulement les uns aux autres, comme étant arrivés au même individu dont l’identité les unit, comme la corde d’un collier tient unis les grains qui autrement sont détachés.

Mais, quoiqu’un tel cours d’aventures mal unies soit ce qui arrive le plus fréquemment dans la nature, cependant la province adoptée par l’écrivain romancier étant artificielle, on doit exiger de lui plus qu’une simple complaisance avec la simplicité du vrai ; de même que nous demandons à un jardinier savant qu’il arrange en nœuds curieux et en parterres habilement dessinés les fleurs que l’indulgente nature distribue librement sur la montagne et dans le vallon. Fielding, dans la plupart de ses romans, mais surtout dans Tom Jones, son chef-d’œuvre, a ainsi établi l’exemple remarquable d’une histoire bâtie suivant les règles, et d’accord dans toutes ses parties, histoire où le plus léger incident, l’introduction d’un personnage quelconque, tend à avancer la catastrophe.

Demander une égale correction et un égal bonheur à ceux qui peuvent suivre les traces d’un romancier aussi habile, serait beaucoup trop exiger ; ce serait enchaîner le pouvoir de donner du plaisir en l’entourant de règles pénibles, puisqu’on peut spécialement dire de cette sorte de littérature légère :

Tous les genres sont bons hors le genre ennuyeux.

Toutefois, plus l’histoire est serrée et heureusement combinée, et plus la catastrophe est naturelle et heureusement amenée, plus une telle composition approchera de la perfection de l’art du romancier, et un auteur ne peut pas négliger cette branche de sa profession sans encourir une censure proportionnée à sa négligence.

Le Monastère ne donnait que trop prise à la critique. L’intrigue du roman, peu intéressante par elle-même, et détaillée avec peu de bonheur, se trouve à la fin dégagée par la reprise des hostilités entre l’Angleterre et l’Écosse, et par un renouvellement de la trêve. Des circonstances de cette nature, il est vrai, ne sauraient en réalité avoir été rares ; mais le recours à de tels moyens pour amener la catastrophe, comme par un tour de force, était une objection très-grande pour le lecteur.

Cependant, le Monastère, bien qu’exposé à une critique sévère et juste, n’échoua point, à en juger par la vogue qu’il obtint et l’intérêt qu’il excita dans le public. Cela était conforme au cours habituel de tels sujets ; car il arrive bien rarement qu’une réputation littéraire s’obtienne par un seul effort, et plus rarement encore elle se perd par une faute isolée et unique.

L’auteur eut donc ces jours de grâce, et le temps de se consoler en répétant l’adage de la vieille chanson écossaise : « Si le sujet n’a pas été bien traité, il pourra l’être de nouveau. »

Abbortford, 1er novembre 1830.

INTRODUCTION SOUS FORME D’ÉPÎTRE,


adressée


PAR LE CAPITAINE CLUTTERBUCK[1],


OFFICIER AU … RÉGIMENT D’INFANTERIE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE,


À L’AUTEUR DE WAVERLEY.




Monsieur,


Je n’ai aucune prétention à l’honneur d’être personnellement connu de vous ; et cependant, comme bien des gens qui, je crois, vous sont également étrangers, je porte un grand intérêt à vos publications, et je désire les voir continuer. Ce n’est point toutefois que je prenne beaucoup de plaisir à lire des ouvrages de pure imagination, que je me laisse émouvoir par vos récits graves et imposants, ou amuser par ceux que votre intention était de rendre divertissants. Je ne vous dissimulerai point que j’ai bâillé à la dernière entrevue de Mac-Ivor et de sa sœur[2] et que je me suis tout de bon endormi pendant que le maître d’école nous lisait les facéties de Dandie-Binmont[3]. Vous voyez, monsieur, que je regarde comme au-dessous de moi de solliciter votre faveur à l’aide d’artifices qui vous sont trop connus. Si le manuscrit que je vous envoie ne vaut rien, je ne chercherai point à en relever le mérite par la flatterie, comme un mauvais cuisinier verse du beurre rance sur du poisson qui n’est pas frais. Non, monsieur ; ce que je considère en vous, c’est la lumière que vous avez parfois répandue sur les antiquités nationales, étude que j’ai commencée un peu tard, à la vérité, mais à laquelle je me suis livré avec toute l’ardeur d’un premier amour, parce que c’est la seule qui m’ait intéressé, et que je n’aurais pas donné un sou de toutes les autres.

Avant l’histoire de mon manuscrit, il faut que je vous conte la mienne, qui n’ira pas jusqu’à trois volumes ; et, comme vous avez l’habitude de mettre quelques vers en guise d’éclaireurs, j’imagine, à la tête de chacune des divisions de votre prose, en parcourant l’exemplaire de Burns, qui appartient au maître d’école, j’ai eu la bonne fortune de tomber sur une stance qui offre tout juste mon portrait. Elle me plaît d’autant plus, qu’elle avait été composée pour le capitaine Grose, antiquaire consommé, bien que, comme vous, il fût trop enclin à parler légèrement de l’objet de ses recherches :

Les combats ont été son premier élément ;
Il eût péri plutôt que de fuir lâchement.
Aujourd’hui qu’il dépose et le sac et la lance,
Il se fait antiquaire… oui… c’est le mot, je pense.

Je n’ai jamais pu découvrir ce qui, dans ma première jeunesse, détermina le choix de mon premier état. Ce ne fut point par enthousiasme ou ardeur militaire que je me mis sur les rangs pour obtenir un poste dans les fusiliers écossais, à une époque où mes tuteurs et curateurs voulaient me mettre en apprentissage chez un vieux praticien nommé David Stiles. Je dis qu’il ne s’agissait pas ici d’enthousiasme militaire, car je n’étais pas naturellement ami des querelles, et je n’aurais pas donné un sou de toutes les histoires de ces héros qui avaient bouleversé le monde dans les temps anciens. Pour le courage, il est vrai que j’en avais, comme je m’en suis aperçu dans la suite, tout juste la dose qui me suffisait, et pas un grain de plus. Au reste, je reconnus bientôt que, dans l’action, il y a plus de danger à fuir qu’à se tenir à son poste, outre que je pouvais m’exposer à perdre mon brevet, qui était ma seule ressource[4]. Mais quant à cette bouillante valeur dont j’ai entendu plus d’un des nôtres faire un grand étalage, bien qu’en dernière analyse elle se réduisît presqu’à rien sitôt qu’il fallait la prouver ; quant à cette bravoure extraordinaire qui recherche le danger comme un amant courtise sa maîtresse, j’avoue que mon cœur était d’une trempe beaucoup moins forte.

D’un autre côté, l’envie de porter un habit rouge, qui, à défaut de toute autre inclination, a fait plus d’un mauvais comme plus d’un bon soldat, était complètement étrangère à mes goûts. Je n’aurais pas donné une épingle pour toutes les jeunes filles du monde : bien plus, quoiqu’il y eût dans le village un pensionnat de demoiselles, et que je rencontrasse les jolies pensionnaires une fois par semaine à la salle de danse de Simon Lightfoot[5], je ne me souviens pas qu’elles aient excité en moi de fortes émotions, si ce n’est l’extrême embarras que j’éprouvais à offrir cérémonieusement à ma danseuse une orange que ma tante avait mise dans ma poche pour cet objet spécial, mais que, si je l’avais osé, j’aurais secrètement détournée à mon profit. Pour ce qui est de la vanité, ou de l’amour de la parure en lui-même, j’y songeais si peu, que ce n’était pas sans peine qu’on parvenait à me faire brosser mon uniforme afin de me présenter convenablement à la parade. Je n’oublierai jamais la remontrance que me fit mon vieux colonel, un matin que le roi passa en revue une brigade dont nous faisions partie. « Je ne suis pas partisan de toilettes extravagantes, enseigne Clutterbuck, me dit-il ; mais, dans un jour où nous devons passer la revue devant le souverain du royaume, au nom de Dieu, je voudrais lui montrer au moins un pouce de linge propre. »

Ainsi, étranger à tous les motifs ordinaires qui portent les jeunes gens à embrasser le parti des armes, et sans le moindre désir de devenir un héros ou un dandy[6], je ne sais réellement pas ce qui tourna mes idées de ce côté, si ce n’est l’heureuse indolence que procure la demi-solde, avantage dont jouissait le capitaine Dooliltle[7], qui avait choisi pour son dernier campement le village où j’avais pris naissance. Tous les autres avaient ou paraissaient avoir quelque chose à Caire, l’un plus, l’autre moins. À la vérité, ils n’allaient pas précisément à l’école apprendre des leçons, ce qui, selon moi, est le pire de tous les maux ; mais, tout jeune que j’étais, il n’échappait pas à mon observation qu’ils étaient tous lutinés par ce qu’ils regardaient plutôt comme une fatigue que comme un devoir : je dis tous, à l’exception du capitaine Doolittle. Le ministre avait sa paroisse à visiter, son sermon à préparer, quoiqu’à l’égard de l’un et de l’autre il fît peut-être plus d’embarras que de besogne. Le laird avait à parcourir son domaine et à surveiller les ouvriers qu’il y employait, outre qu’il devait se trouver à des comités de curatelle, des assemblées de canton, des séances de haute cour ou de justice de paix, et que sais-je encore ? Il se levait de bonne heure, ce que j’ai toujours détesté, et était toujours dehors, quelque temps qu’il fît, faisant lui-même l’office de piqueur et de surveillant. Le boutiquier (il n’y en avait dans le village qu’un seul qui méritât ce nom) était à la vérité assez tranquille derrière son comptoir, car il n’était nullement surchargé de pratiques, mais enfin il jouissait de son repos ou de son status, comme disait le bailli, sauf à mettre toute sa boutique sens dessus dessous lorsque quelqu’un venait demander une aune de mousseline, une souricière, une once de carvi, un quarteron d’épingles, les sermons de M. Péden, ou la Vie de Jack, la terreur des géants, et non le tueur de géants[8], comme on le nomme à tort généralement. (Voyez ma dissertation sur la véritable histoire de ce digne preux, dont les exploits réels ont été défigurés par la fable.) En un mot, chacun dans le village était obligé de faire quelque chose dont il se serait fort bien dispensé, excepté le capitaine Doolittle, qui se promenait le matin dans la grande rue, espèce de mall[9] ou d’esplanade de notre village, en habit bleu à collet rouge, et passait la soirée à jouer au whist quand il pouvait réunir trois autres amateurs. Cette heureuse oisiveté me parut si attrayante, que ce fut la première idée qui, suivant le système d’Helvétius, comme disait notre ministre, dirigea mes jeunes talents vers la profession que j’étais destiné à illustrer.

Mais, hélas ! qui peut prévoir exactement ce qui lui arrivera dans ce monde trompeur ? À peine livré à mon nouvel état, je ne fus pas long-temps à découvrir que si l’indépendance indolente de la demi-solde était un paradis, il fallait que l’officier, pour y arriver, passât par le purgatoire du service actif. Le capitaine Doolittle pouvait brosser son habit bleu à collet rouge, ou le porter non brossé, selon son bon plaisir ; mais l’enseigne Clutterbuck n’avait pas cette liberté d’option. Le capitaine Doolittle pouvait se coucher à dix heures, si l’envie lui en prenait ; mais l’enseigne Clutterbuck avait la ronde à faire à son tour. Ce qu’il y avait de pire, c’est que le capitaine pouvait se reposer sous le ciel de son lit de camp jusqu’à midi, si cela lui plaisait ; tandis que l’enseigne, pauvre diable, devait être à la parade au point du jour. Quant à l’exercice, je le rendais aussi facile que possible ; le sergent me soufflait la formule du commandement, et je m’en tirais en faisant mes embarras tout comme un autre. En fait d’activité de service, j’en eus ma bonne part, pour un homme indolent comme je l’étais : je fus ballotté en tous sens ; on m’envoya aux Indes orientales, puis aux Indes occidentales, en Égypte et dans des pays dont je connaissais à peine le nom. Je vis les Français, et ne les sentis que trop, témoin deux doigts de ma main droite, qu’un de leurs maudits hussards me coupa d’un coup de sabre, aussi net qu’aurait pu le faire un chirurgien d’hôpital. Enfin la mort d’une vieille tante, qui me laissa environ 1500 livres sterling[10], bien solidement placées dans les trois pour cent, me fournit l’occasion si longtemps désirée de me retirer du service, avec la perspective d’avoir quatre fois par semaine, pour le moins, une chemise blanche sur le corps et une guinée dans ma poche.

Je choisis pour ma résidence le village de Kennaquhair, situé au midi de l’Écosse, et célèbre par les ruines de son magnifique monastère, me proposant d’y passer le reste de ma vie dans l’otium cum dignitate[11] de la rente et de la demi-solde. Je ne fus pas longtemps néanmoins à faire une découverte importante : c’est que le repos, pour offrir une certaine somme de jouissance, doit être absolument précédé d’une occupation quelconque. Dans les premiers moments, j’aimais à m’éveiller à la pointe du jour, tout en rêvant que j’avais entendu battre la diane ; puis, me rappelant que j’étais heureusement affranchi de l’esclavage qui m’avait si longtemps condamné à sortir précipitamment de mon lit au son bruyant de la maudite peau d’âne, je me tournais de l’autre côté en envoyant la parade au diable, et je faisais un autre somme plein de délices. Eh bien ! cette jouissance eut encore son terme ; et lorsque je fus libre de disposer de mon temps, je commençai à le regarder comme un fardeau.

Pendant deux jours je pêchai à la ligne, et dans ces deux jours je perdis une vingtaine d’hameçons et plusieurs vingtaines de lignes, sans prendre un seul vairon[12]. Pour la chasse, il ne fallait pas en parler, car un appétit de cheval ne s’accorde guère avec la bourse d’un officier à demi-solde ; et puis, quand je tirais un coup de fusil, les bergers, les laboureurs, et jusqu’à mon chien, se moquaient de moi, si je manquais, ce qui m’arrivait toujours. D’ailleurs les nobles des environs étaient jaloux de leur gibier, et parlaient déjà de poursuites et de prohibitions. Je n’avais pas renoncé à faire la guerre aux Français pour venir la continuer avec mes braves et joyeux voisins de Teviotdale[13], comme dit la chanson ; je passai donc trois journées fort agréables à nettoyer mon fusil, et je le suspendis à deux crochets au-dessus de ma cheminée.

Le succès que j’obtins dans cette occupation momentanée me fit songer à tourner mon adresse vers les arts mécaniques. En conséquence, je démontai et nettoyai la pendule à coucou de mon hôtesse : le résultat de mon travail fui d’imposer un silence éternel à ce joyeux compagnon du printemps. Je montai un tour ; mais, lorsque je voulus m’en servir, peu s’en fallut qu’avec le gros outil à dégrossir, je ne me privasse d’un des doigts que le hussard m’avait laissés.

J’essayai la lecture, et je parcourus les livres du petit cabinet littéraire, aussi bien que ceux de la bibliothèque établie plus en grand, et dans un genre plus relevé, par des souscripteurs plus intelligents ; mais ni le style léger des uns, ni les sujets plus sérieux des autres ne répondirent à mon attente. En général, je m’endormais à la quatrième ou cinquième page d’une histoire ou d’une dissertation, et il me fallait un mois entier de lecture continue pour arriver à la conclusion d’un mauvais roman cartonné, encore devais-je endurer toutes les requêtes qui m’étaient adressées par la plus mince fille de boutique de la marchande de modes, afin que j’eusse à rendre les volumes que je gardais trop longtemps à son gré. En un mot, pendant que chacun au village avait quelque chose à faire, je n’avais absolument d’autre occupation que celle de me promener dans le cimetière et de siffler en attendant le dîner.

Pendant ces promenades, les ruines du monastère attirèrent nécessairement mon attention, et peu à peu je me sentis entraîné à en étudier les détails les plus minutieux, ainsi que le plan général. Le vieux sacristain m’aida dans mes recherches, et me communiqua tout ce qu’il possédait en fait de traditions antiques. Chaque jour ajouta quelque parcelle au trésor de mes connaissances sur l’ancien état de ce bâtiment, et, à la fin, je réussis à faire des découvertes intéressantes sur la destination de plusieurs parties détachées et aujourd’hui tombant en ruine, destination qui jusqu’alors était restée totalement inconnue, ou dont on n’avait que des notions très-imparfaites.

Ayant acquis des connaissances aussi étendues, il m’arrivait très-souvent d’avoir occasion de les communiquer aux voyageurs que la curiosité attirait dans cet endroit célèbre. Sans empiéter sur le privilège de mon ami le sacristain, je devins peu à peu le cicerone en second ; je partageai la tâche des descriptions et des explications. Souvent même, lorsqu’il survenait de nouveaux visiteurs, le sacristain me renvoyait ceux à qui il avait raconté la moitié de son histoire, en ajoutant d’un air d’importance : « Qu’ai-je besoin d’en dire davantage ? vous avez là le capitaine qui en sait plus que moi, ou que toute autre personne vivante. » Alors il fallait me voir saluer les étrangers de la manière la plus courtoise, et les étonner par mes discours sur les cryptes et les sanctuaires, les nefs et les arches, les architraves gothiques et saxonnes, les arceaux et les arcs-boutants. Il n’était pas rare qu’une connaissance commencée à l’abbaye se terminât à la taverne, ce qui faisait diversion à la monotonie de l’éternelle épaule de mouton de mon hôte, soit chaude, soit froide, soit en hachis.

Peu à peu la sphère de mes connaissances s’agrandit ; je trouvai quelques livres qui me donnèrent des notions sur l’architecture gothique, et je lus alors avec plaisir, parce que je prenais intérêt à ce que je lisais. Mon esprit même prit un nouvel essor. Mes discours au club acquirent une sorte d’autorité ; on m’écouta avec plus de déférence, parce que, sur un sujet au moins, je possédais plus d’instruction que pas un de ses membres. Au fait, je trouvai que même mes anecdotes sur l’Égypte, qui, à vrai dire, étaient bien rebattues, captivaient maintenant l’attention plus qu’elles ne l’avaient fait auparavant. Après tout, disait-on, le capitaine n’est pas un ignorant, il est peu de personnes qui en sachent autant que lui sur l’abbaye.

Cette approbation presque unanime ajouta au sentiment de ma propre importance, et eut une grande influence sur mon bien-être en général. Je mangeais avec plus d’appétit ; je digérais plus facilement ; je me couchais le soir avec plaisir, je dormais profondément jusqu’au lendemain, et me levant d’un air sérieusement affairé, j’allais examiner, mesurer, comparer les diverses parties de cet intéressant édifice. Je perdis toute idée, tout sentiment d’un certain malaise désagréable, mais qui n’avait pas de nom, que j’avais éprouvé dans la tête et dans l’estomac, et dont, faute d’occupation, j’avais pris l’habitude de m’inquiéter plus à l’avantage de l’apothicaire du village qu’au mien personnel. J’en avais trouvé une sans m’en douter, et j’étais heureux. En un mot, j’étais devenu l’antiquaire du lieu, et je n’étais pas indigne de ce titre.

Un soir, pendant que je parcourais cette carrière d’oisiveté affairée, car c’est tout au plus le nom que je peux lui donner, me trouvant dans le petit salon attenant au cabinet que mon hôte appelle ma chambre à coucher, je me disposais à battre de bonne heure en retraite vers les régions de Morphée. Le Monasticon de Dugdale[14], que j’avais emprunté à la bibliothèque de A…, était étalé sur ma table, flanqué d’un côté par un morceau d’excellent fromage de Chester, lequel, par parenthèse, m’avait été envoyé par un honnête citoyen de Londres, en reconnaissance de ce que je lui avais expliqué la différence qu’il y a entre un arceau gothique et un arceau saxon ; et de l’autre, par un verre d’ale de Vanderhagen, première qualité. Ainsi armé de toutes pièces contre mon vieil ennemi le temps, je me préparais délicieusement et tout à loisir à me mettre au lit, tantôt lisant une phrase de Dugdale, tantôt prenant une gorgée de mon ale ou une bouchée de pain et de fromage, puis dénouant une des jarretières de ma culotte ou défaisant un des boutons de ma veste, en attendant que l’horloge du village sonnât dix heures, car je m’étais fait une règle de ne jamais me coucher plus tôt. Un grand coup frappé à la porte de la maison vint soudain interrompre la marche ordinaire de mes soirées, et j’entendis la grosse voix de mon brave aubergiste de l’enseigne du roi George, qui disait : « Que diable ! madame Grinsless, le capitaine n’est sûrement pas encore couché ! et j’ai chez moi un monsieur qui a commandé un poulet et un émincé de veau, avec une bouteille de sherry[15], et qui m’envoie l’inviter à souper avec lui, pour avoir un entretien au sujet de l’abbaye.

— Non, » répondit Lucide Grinsless du ton moitié endormi d’une matrone écossaise qui s’aperçoit que dix heures vont sonner ; « non, il n’est pas encore couché ; mais je vous réponds qu’il ne sortira pas à cette heure-ci, pour faire attendre les gens jusqu’à ce qu’il rentre. Le capitaine est un homme rangé. »

Je reconnus bien que ce dernier compliment était fait pour que je n’en perdisse pas une parole, et dans le but de m’indiquer la conduite que madame Grinsless désirait que je tinsse. Mais je n’avais pas été ballotté dans le monde pendant trente ans et plus, je n’avais pas mené la vie indépendante d’un garçon, pour revenir ensuite chez moi me soumettre au gouvernement de mon hôtesse. J’ouvris donc la porte de ma chambre et priai mon vieil ami de monter.

« Mon capitaine, dit-il, j’ai autant de plaisir à vous trouver levé que j’en aurais eu à pêcher un saumon de vingt livres. Il y a chez nous un voyageur qui ne dormira pas tranquillement cette nuit dans son lit, s’il n’a pas eu le plaisir de boire un verre de vin avec vous.

— Vous sentez fort bien, David, » répliquai-je avec un air de dignité, « qu’il ne saurait nullement me convenir de sortir à une heure aussi avancée pour aller rendre visite à un étranger, non plus que d’accepter une invitation de la part de gens que je ne connais point.

— A-t-on jamais vu chose pareille ! » s’écria David en faisant ronfler son juron favori. « Un homme qui a commandé un poulet avec une sauce aux œufs, un pencake[16] et un émincé de veau, avec une bouteille de sherry ! Croyez-vous que je serais venu vous prier d’aller tenir compagnie à un petit commis voyageur anglais, qui soupe avec une rôtie au fromage et du toddy au rhum[17] ? Celui-ci est un gentleman[18] de la tête aux pieds, et un amateur, un virtuoso, dans toute la force du terme, avec le costume de couleur sombre, la perruque bouclée comme la toison d’une vieille brebis. La première question qu’il m’a faite a été relative au vieux pont-levis qui est au fond de l’eau depuis deux cent quarante ans[19]. J’en ai vu les fondements en pêchant au saumon ; et comment diable parlerait-il de ce vieux pont-levis s’il n’était un véritable amateur ? »

David, étant un virtuose dans son genre, et de plus un propriétaire assez riche, était naturellement en état de prononcer sur le mérite des personnes qui fréquentaient son hôtellerie, je ne pus donc me dispenser de renouer mes jarretières.

« Voilà qui est bien, capitaine, dit David ; vous deux vous n’allez bientôt faire qu’un, et vous tiendrez l’un à l’autre comme trois personnes dans un lit, une fois que vous serez entrés en connaissance. Je n’ai jamais vu son pareil, depuis le grand docteur Samuel Johnson, lors de son voyage en Écosse ; j’en ai la relation dans mon arrière-salon, pour l’amusement de mes hôtes : à telles enseignes que la couverture en est toute déchirée.

— C’est donc un savant que ce monsieur-là ? David.

— Je le croirais assez : il porte un habit noir, ou tout au moins brun.

— Serait-ce un ecclésiastique ?

— Je ne le pense pas, car il s’est occupé du souper de son cheval avant de songer au sien.

— A-t-il un domestique ?

— Pas de suite, mais un air de grandeur qui fait que tous ceux qui le regardent se trouvent disposés à le servir.

— Mais qu’est-ce qui peut l’engager à me déranger ? Ah ! David, voilà ce que c’est que de jaser. Vous êtes toujours à me jeter sur les épaules tous les voyageurs qui descendent à l’hôtel du Roi George, comme si j’étais chargé de les amuser !

— Que diable voulez-vous que je fasse ? capitaine, répondit David. Un monsieur descend chez moi, et me demande instamment s’il y a dans notre ville un homme de bon sens, instruit, qui puisse lui donner des renseignements sur les antiquités des environs, et particulièrement sur la vieille abbaye. Vous n’auriez pas voulu que j’eusse fait un mensonge ; et vous savez fort bien qu’il n’y a personne en ville qui puisse en parler convenablement, excepté vous-même et le bedeau, qui est en ce moment ivre comme un joueur de cornemuse. Si bien que je lui ai dit : Nous avons ici le capitaine Clutterbuck, homme très-honnête, qui n’a guère autre chose à faire qu’à parler des ruines de la vieille abbaye, et qui demeure tout près d’ici. « Alors, monsieur, » m’a-t-il dit très poliment, « ayez la bonté d’aller trouver le capitaine Clutterbuck, de lui offrir mes compliments et de lui dire que je suis un étranger, attiré dans ces lieux par la renommée de ces ruines : je me serais présenté chez lui s’il n’eût été si tard. » Il en a bien dit davantage, mais je l’ai oublié. Cependant je me souviens à merveille qu’il a terminé par cette recommandation : « Ayez une bouteille de votre meilleur vin de sherry et préparez à souper pour deux personnes. » Vous ne voudriez surement pas que j’eusse refusé, moi aubergiste ?

— C’est fort bien, David, mais j’aurais désiré qu’il eût choisi une heure plus convenable. Enfin, puisque vous déclarez que c’est un gentleman…

— Oh ! pour cela, j’en réponds, l’ordre qu’il a donné le fait assez connaître. Une bouteille de sherry, un émincé de veau et un poulet, voilà parler comme un gentleman, j’espère. C’est bien, capitaine ; boutonnez-vous avec soin ; la nuit est fraîche. La rivière s’éclaircit cependant ; nous serons à la pêche demain avec les bateaux de monseigneur, et il faudra que j’aie bien du guignon si je ne vous envoie pas quelque chose qui vous fasse trouver votre ale meilleure à souper. »

Cinq minutes après ce dialogue, j’étais dans le salon de l’auberge du Roi George, et en présence de l’étranger.

C’était un homme grave, à peu près de mon âge, c’est-à-dire d’environ cinquante ans, et il portait réellement sur son visage, comme disait l’ami David, quelque chose qui engageait à lui rendre service. Et néanmoins cette expression d’autorité n’était nullement du genre de celle que j’ai vue sur la figure d’un général de brigade. Le costume de l’étranger n’avait non plus rien de martial. Il portait habit, veste et culotte du même drap, couleur œil de corbeau, le tout un bleu à l’ancienne mode. Ses jambes étaient protégées par de fortes guêtres de cuir, qui, comme dans l’ancien temps, s’ouvraient par le côté où elles étaient retenues par des agrafes d’acier. Son visage paraissait altéré autant par la fatigue et le chagrin que par l’âge : on y lisait qu’il avait beaucoup vu et beaucoup souffert. Son abord était extrêmement agréable, et annonçait une éducation soignée. Enfin les excuses qu’il me fit pour m’avoir ainsi dérangé, et à une telle heure, furent exprimées avec tant de politesse et de grâce, que je ne pus lui répondre autrement qu’en l’assurant de tout le plaisir que j’aurais à lui être utile.

« J’ai voyagé toute la journée, monsieur, me dit-il, et je serais d’avis de remettre le peu que j’ai à vous dire jusqu’après le souper, pour lequel je me sens un peu plus d’appétit qu’à l’ordinaire. »

Nous nous mîmes à table ; et malgré l’appétit que l’étranger avait annoncé, malgré le petit repas préparatoire de fromage et d’ale que j’avais pris chez moi, je crois en vérité que je fus celui des deux qui fit le plus d’honneur au poulet et à l’émincé de l’ami David.

Lorsque la nappe fut levée et que nous nous fûmes préparé chacun un verre de négus[20], avec cette liqueur que les aubergistes appellent du sherry, et les consommateurs du lisbonne, je m’aperçus que l’étranger était pensif, silencieux : il paraissait embarrassé, comme s’il avait eu à m’entretenir de quelque sujet, sans savoir comment l’amener. Afin de le mettre sur la voie, je commençai à parler des ruines du monastère et de leur histoire ; mais, à ma grande surprise, je vis que j’avais trouvé mon maître. L’étranger connaissait non seulement tout ce que je pouvais lui en dire ; mais encore bien davantage ; et, ce qui était encore plus mortifiant, il me fit voir en s’étayant de dates, de chartes, de titres, de faits, et d’autres preuves qui, comme le dit Burns, ne sont pas récusables[21] ; il me fit voir, dis-je, qu’il était en état de réfuter plusieurs contes et fables que j’avais adoptés d’après les traditions et notions vulgaires, aussi bien que d’anéantir plus d^une de mes théories favorites au sujet des anciens moines et de leurs demeures, théories que j’avais pris tant de plaisir à me former avec toute la présomption d’un homme qui s’imagine posséder un fonds d’érudition supérieur à tout autre. Et je ne puis m’empêcher de remarquer ici que, dans plusieurs de ses arguments, il s’appuyait de l’autorité de monsieur le substitut du garde des archives[22] du royaume d’Écosse et de ses dissertations à ce sujet : déjà j’entrevois que cet auteur, par ses recherches infatigables au labyrinthe des annales nationales, finira par détruire mon métier et celui de tous les antiquaires locaux, en substituant la vérité aux légendes et aux fables des romanciers. Hélas ! je voudrais que ce savant pût savoir combien il est difficile pour nous, petits boutiquiers d’antiquailles,


D’arracher de notre mémoire
Cette légende ou ce tableau,
D’effacer de notre cerveau
Les fastes qu’y grava la gloire ;


Et cetera !… J’aime à croire qu’il serait ému de pitié s’il savait combien de vieux barbets il a forcés à apprendre de nouveaux tours, à combien de vénérables perroquets il a enseigné une chanson nouvelle, combien de têtes grises il a détraquées par de vains efforts pour substituer à leur vieux Mumpsimus sa nouvelle leçon Sumpsimus. Mais patience, Humana perpessi sumus[23]. Tout change autour de nous, le passé, le présent et l’avenir ; ce qui était histoire hier devient fable aujourd’hui, et la vérité d’aujourd’hui sera mensonge demain[24].

Me voyant forcé dans le monastère que j’avais regardé jusqu’alors comme ma citadelle, je me préparai, en habile général, à évacuer cette place de défense, et à battre en retraite vers la campagne environnante. J’eus recours à la connaissance que j’avais des familles et des antiquités du voisinage, terrain sur lequel je croyais pouvoir escarmoucher à mon aise, sans qu’il fût possible à l’étranger de remporter sur moi quelque avantage. Mais j’étais dans l’erreur.

L’homme à l’habit gris savait tous les plus petits détails à cet égard, et je ne pouvais lui rien apprendre. Il pouvait dire justement en quelle année la famille de Haga était venue, pour la première fois, s’établir sur son ancienne baronnie. Pas un thane un peu à portée dont il ne connût la famille et les alliances ; il savait combien de ses ancêtres avaient péri par le glaive des Anglais, combien dans les dissensions domestiques, combien par la main de l’exécuteur de la haute justice pour cause de trahison. Leurs châteaux lui étaient connus, depuis la tourelle jusqu’à la pierre fondamentale ; et quant aux diverses antiquités éparses çà et là dans le pays, il les connaissait toutes, depuis le cromlech jusqu’au cairn[25], et pouvait en parler d’une manière aussi exacte que s’il eût vécu du temps des Danois ou des druides.

Je me trouvai alors dans la position mortifiante d’un homme qui, s’étant annoncé comme maître, se voit tout à coup redevenu écolier ; en sorte qu’il ne me resta plus qu’à recueillir tout ce que notre conversation pouvait m’offrir d’intéressant, pour en faire jouir ceux à qui j’aurais ensuite l’occasion de le communiquer. Je voulus, il est vrai, lui raconter l’histoire du moine et de la femme du meunier d’Allan Ramsay, pour battre en retraite avec honneur, en lui lâchant une bordée d’adieux ; mais ici je présentai encore le flanc à l’étranger, éternellement prêt à la réplique.

« Vous aimez à rire, à ce que je vois, monsieur, me dit-il : car vous ne pouvez ignorer que cette facétie a fourni le sujet d’un conte bien plus ancien que celui d’Allan Ramsay. »

Je répondis à son observation par un signe de tête approbatif, ne voulant pas avouer mon ignorance : mais, dans le fait, je n’étais pas plus au courant de ce qu’il voulait me dire que le plus mauvais cheval de l’écurie de mon ami David.

« Je ne veux pas parler, continua mon savant[26] compagnon, du poëme vraiment curieux, extrait du manuscrit de Maitland et publié par Pinkerton sous le titre des Moines de Bencick, quoique cet ouvrage nous offre un tableau minutieusement détaillé et extrêmement intéressant des mœurs écossaises sous le règne de Jacques V : mais je vous renvoie au romancier italien, le premier, que je sache, qui ait publié cette histoire, d’ailleurs incontestablement puisée dans quelque ancien fabliau.

« Incontestablement, » répondis-je sans trop comprendre néanmoins la proposition à laquelle je donnais un assentiment aussi peu réfléchi.

« Et néanmoins, continua l’étranger, si vous aviez connu ma position, ainsi que mon état, je doute que vous eussiez choisi cette même anecdote dans l’idée de m’amuser. »

Cette observation fut faite de la meilleure grâce possible, elle réveilla mon attention, et je répondis à l’étranger, avec toute la politesse dont j’étais capable, que si j’avais touché un sujet qui lui fût désagréable, il ne fallait l’attribuer qu’à l’ignorance où j’étais de sa profession et de son rang : j’étais prêt d’ailleurs à lui offrir toutes sortes de satisfactions au sujet de cette offense involontaire, du moment qu’il me dirait en quoi elle consistait.

« Offense ? monsieur, répondit-il ; pas du tout : il n’y a d’offense que là où l’on veut bien la ressentir. Je suis habitué à trop de fausses et cruelles interprétations, pour m’offenser d’un conte populaire, inventé dans le but de ridiculiser ma profession.

— Dois-je entendre par là que je parle à un membre du clergé catholique ?

— À un moine indigne de l’ordre de Saint-Benoît, appartenant à une communauté de vos compatriotes depuis long-temps établie en France, mais malheureusement dispersée par les orages de la révolution.

— En ce cas, vous êtes Écossais, et né dans notre voisinage ?

— Pas tout à fait ; je ne suis qu’originaire d’Écosse, et c’est la première fois de ma vie que je me trouve dans ces environs.

— La première fois, et en connaître si minutieusement l’histoire, les traditions, et jusqu’aux localités ! Vous me surprenez, monsieur.

— Il n’est pas surprenant que je possède ces connaissances locales, si l’on considère que mon oncle, excellent homme, aussi bien que bon Écossais et digne chef de notre communauté religieuse, a employé plusieurs de ses moments de loisir à m’informer de tous ces détails, et que moi-même, dégoûté de tout ce qui se passait autour de moi, je me suis amusé pendant plusieurs années à rédiger les diverses conversations que j’avais eues à ce sujet avec mon digne parent et quelques-uns des doyens de notre ordre.

— Je m’imagine, monsieur, si toutefois cette question n’est point indiscrète, que vous êtes venu en Écosse dans l’intention de vous fixer parmi vos compatriotes, puisque la grande catastrophe politique de notre siècle a supprimé vos établissements ?

— Non, monsieur, ce n’est pas là mon intention. Un monarque européen, qui chérit encore la foi catholique, nous a offert dans ses domaines une retraite, où quelques-uns de nos frères dispersés se sont déjà réunis pour appeler la bénédiction de Dieu sur notre protecteur et son pardon sur nos ennemis. Je pense que dans notre nouvel asile personne ne nous objectera le montant de nos revenus comme s’accordant mal avec nos vœux de pauvreté et d’abstinence ; mais enfin tâchons de nous montrer reconnaissants envers Dieu, qui a daigné écarter de nous le piège de l’abondance temporelle.

— Plusieurs de vos couvents à l’étranger avaient effectivement des revenus considérables ; et cependant, tout considéré, je doute fort qu’il y en eût un mieux partagé que le monastère de notre village. On dit qu’il jouissait de près de deux mille livres sterling de rente en argent, outre quatorze mesures de froment, cinquante-six d’orge, quarante-quatre d’avoine, et de nombreuses redevances en volaille, beurre, sel, laine, bière, plus, des dîmes, corvées et péages de toute espèce.

— Et c’était beaucoup trop, monsieur ; car, malgré la bonne intention des pieux donataires, ces biens temporels n’ont servi qu’à attirer sur la communauté l’envie et la cupidité des hommes qui ont fini par les dévorer.

— En attendant, les moines menaient une vie fort agréable, et, comme dit la chanson :

Tout en nous prêchant l’abstinence,
Les vendredis faisaient bombance.

— Je vous entends, monsieur. Il est difficile, dit le proverbe, de porter une coupe bien pleine sans en répandre quelques gouttes. Sans doute la richesse de la communauté, en excitant la cupidité d’autrui, était aussi, sous plusieurs rapports, un piège pour les religieux eux-mêmes ; et néanmoins nous avons vu les revenus de certains couvents employés non seulement à des actes de bienfaisance et d’hospitalité envers des individus, mais encore à des travaux d’une utilité générale et permanente. La superbe collection in-folio des historiens français, commencée en 1737, sous l’inspection et aux frais de la congrégation de Saint-Maur, prouvera long-temps que les bénédictins ne dépensaient pas toujours leurs revenus en jouissances personnelles, et qu’ils ne s’endormaient pas tous dans la paresse et l’indolence, une fois qu’ils avaient rempli les devoirs de leur règle. »

Comme à cette époque je n’avais pas la plus petite connaissance de la congrégation de Saint-Maur, ni par conséquent de ses doctes travaux, je ne pus que marmoter une sorte d’assentiment à ce discours. Depuis ce temps-là j’ai vu ce noble ouvrage dans la bibliothèque d’une famille distinguée, et, je dois l’avouer, je ne puis voir sans une certaine honte que, dans un pays aussi riche que le nôtre, on n’ait pas entrepris, sous le patronage des grands seigneurs et des savants, un recueil de nos historiens, capable de rivaliser avec celui que les bénédictins de Paris ont exécuté aux frais de leur communauté.

« Je m’aperçois, » reprit en souriant l’ex-bénédictin, « que vos préjugés hérétiques vous empêchent de nous accorder à nous autres pauvres moines le plus léger mérite, soit littéraire, soit spirituel.

— Bien loin de là, monsieur, répondis-je, je vous assure que j’ai eu plus d’une obligation aux moines dans mon temps. Je me suis trouvé en quartier d’hiver dans un monastère de Flandre, lors de la campagne de 1703 ; et je n’ai jamais mené une vie plus agréable qu’alors. Ah ! c’étaient de bons vivants que ces chanoines flamands, et ce fut bien à regret que je quittai ma bonne garnison, sachant d’ailleurs que je laissais mes braves hôtes à la merci des sans-culottes : mais que voulez-vous, ce sont les chances de la guerre ! »

Le pauvre bénédictin baissa les yeux et garda le silence. J’avais, sans y penser, éveillé en lui une suite de souvenirs amers, ou plutôt j’avais touché un peu trop rudement une corde qui cessait rarement de vibrer d’elle-même ; mais il était trop familiarisé avec cette triste série d’idées pour s’en laisser abattre. De mon côté, je me hâtai de réparer mon étourderie : j’ajoutai que si, quant à l’objet de son voyage, je pouvais, en tout honneur, lui être de quelque utilité, je lui offrais volontiers mes services. J’avoue que j’appuyai un peu sur l’expression en tout honneur ; car je sentais qu’il ne me conviendrait nullement, bon protestant comme je l’étais, et serviteur du gouvernement, en tant que je recevais la demi-solde, de contribuer à aucun recrutement pour des séminaires étrangers, ou à l’exécution de tout autre projet qui tendrait à favoriser le papisme, sans m’embarrasser si le pape était ou n’était pas réellement la vieille prostituée de Babylone.

Mon nouvel ami se hâta de faire cesser cet état d’indécision. « J’allais vous prier, monsieur, me dit-il, de me prêter votre secours dans une affaire qui ne peut que vous intéresser, comme antiquaire, et qui d’ailleurs n’a rapport qu’à des événements et à des personnes éloignés de nous de deux siècles et demi. J’ai trop souffert du bouleversement violent du pays dans lequel je suis né pour chercher témérairement à introduire quelque innovation dans celui de mes ancêtres. »

Je l’assurai de nouveau que j’étais disposé à l’assister dans tout ce qui ne serait pas contraire à la loyauté politique et à ma religion.

« Ce que j’ai à vous proposer, répliqua-t-il, n’a rapport ni à l’une ni à l’autre. Que Dieu répande ses bénédictions sur la famille qui règne en Angleterre ! Il est vrai qu’elle n’appartient pas à la dynastie que mes ancêtres s’efforcèrent vainement de remettre sur le trône ; mais la même Providence qui y a conduit le roi actuel lui a donné les vertus nécessaires à son siècle, la fermeté, l’intrépidité, un véritable amour pour son pays, et une connaissance éclairée des dangers dont il est environné. Quant à la religion de ce royaume, je me contente d’espérer que la puissance infinie dont les voies mystérieuses l’ont détaché du giron de l’Église l’y ramènera quand elle le jugera convenable. Les efforts d’un individu aussi obscur et aussi faible que moi pourraient bien retarder mais non accélérer cette grande œuvre.

— Puis-je donc vous demander, monsieur, lui dis-je, dans quel but vous êtes venu en ce pays ?

Avant de répondre, mon compagnon tira de sa poche un livre à fermoir, de la forme et de l’épaisseur d’un registre d’ordre dans les régiments, et qui paraissait rempli de notes ; puis, approchant une des chandelles (car David, voulant donner une forte preuve de son respect envers l’étranger, nous en avait donné deux), il parut le parcourir avec beaucoup d’attention.

« Il y a parmi les ruines de l’extrémité occidentale de l’église de l’abbaye, » reprit-il en me regardant, mais toujours tenant son mémorandum entr’ouvert, et y jetant de temps en temps un coup d’œil, comme pour aider sa mémoire, « une espèce de niche ou de chapelle, sous un arceau délabré, et immédiatement dans le voisinage d’une de ces colonnes gothiques maintenant brisées, qui soutenaient autrefois une coupole magnifique dont les ruines encombrent à présent cette partie de l’édifice.

— Je crois connaître à peu près l’endroit dont vous parlez, lui répondis-je : n’y a-t-il pas sur un des murs de cette chapelle ou de cette niche une grande pierre sur laquelle on a gravé un écusson, avec des armoiries que jusqu’ici personne n’a pu déchiffrer ?

— Justement ! » dit le bénédictin, et après avoir de nouveau consulté son memorandum, il ajouta : » Les armes à droite sont celles de Glendinning, c’est-à-dire une croix coupée par une autre croix, dentelée et contrechargée ; à gauche sont trois molettes d’éperon, les armes d’Avenel ; ce sont deux anciennes familles, aujourd’hui presque éteintes dans ce pays-ci. Les écussons sont divisés par des pals.

— Je crois, lui dis-je, qu’il n’est pas une partie de cet antique édifice que vous ne connaissiez comme le maçon qui l’a construit : mais si vos renseignements sont exacts, celui qui a déchiffré ces armoiries avait des yeux meilleurs que les miens.

— Ses yeux, mon cher capitaine, sont depuis long-temps fermés par la mort. Probablement lorsqu’il examina cet édifice, ses restes se trouvaient en meilleur état ; ou peut-être la tradition locale lui a-t-elle fourni cette information.

— Je vous assure qu’il n’existe plus maintenant aucune tradition à ce sujet. J’ai consulté à diverses reprises les vieillards du pays, dans l’espoir d’apprendre quelque chose qui eût rapport à ces armoiries ; mais je n’ai jamais rien pu recueillir. Il est bien étonnant que vous en ayez été instruit en pays étranger.

— Ces futiles particularités étaient autrefois regardées comme beaucoup plus importantes ; elles avaient d’ailleurs un degré de sainteté aux yeux des exilés qui en conservaient le souvenir, parce qu’elles avaient rapport à des lieux qui leur étaient chers et qu’ils ne devaient plus revoir. Il est possible qu’un jour sur les bords du Potowmack ou de la Susquehana[27], on trouve des traditions relatives à l’Angleterre et à des événements aujourd’hui totalement oubliés dans le voisinage des lieux où ils se sont passés. Mais revenons à mon affaire. Dans cet enfoncement indiqué par les armoiries se trouve enseveli un trésor, et c’est pour l’exhumer que j’ai entrepris ce voyage.

— Un trésor ! » m’écriai-je avec étonnement.

— Oui, répliqua le moine, un trésor inestimable pour ceux qui sauraient en faire bon usage. »

J’avoue que les oreilles me tintèrent agréablement à ce mot de trésor, et qu’un élégant tilbury, avec un jockey en belle livrée bleue et rouge portant une jolie cocarde à son chapeau verni, sembla passer pour ainsi dire devant mes yeux à travers la chambre, et que je crus entendre ces paroles : « Le tilbury du capitaine Clutterbuck !… avancez ! » Mais je résistai à la tentation et le diable me laissa.

« Je crois, objectai-je, que tout trésor caché appartient soit au roi, soit au propriétaire du sol ; et, comme j’ai été au service de Sa Majesté, je ne puis me mêler d’une affaire qui pourrait fort bien aller devant la cour de l’échiquier[28].

— Le trésor que je cherche, » répliqua l’étranger en souriant, « n’excitera l’envie ni des princes, ni des grands ; c’est tout simplement le cœur d’un homme droit.

— Ah ! je vous entends ; quelque relique oubliée dans le tumulte de la réformation. Je connais le prix que les personnes de votre croyance attachent aux corps et aux membres des saints. J’ai vu les Trois Rois à Cologne.

— Les reliques que je cherche ne sont cependant pas tout à fait de la même nature. Le digne parent dont je vous ai parlé s’amusait, dans ses moments de loisir, à mettre en ordre les traditions de sa famille, et principalement à rédiger certaines circonstances remarquables qui eurent lieu vers l’époque où commença le schisme de l’Église d’Écosse. Dans le cours de ces travaux, il conçut un si vif intérêt pour le héros de son histoire, qu’il résolut de tout entreprendre pour arracher ses restes vénérés à une terre souillée par l’hérésie et abandonnée de tous ses frères. Comme il connaissait l’endroit où avait été déposé le cœur de cet individu, il forma le projet de venir dans sa patrie, pour recouvrer cette précieuse relique. Mais la vieillesse, et puis une maladie vinrent contrarier son dessein, et ce fut à son lit de mort qu’il me chargea de l’exécuter à sa place. Les événements importants qui se sont rapidement succédé, la suppression de notre ordre, l’exil de ses membres, tout cela m’a obligé pendant plusieurs années à différer l’accomplissement du devoir qui m’avait été imposé. Pourquoi, en effet, transporter les restes d’un saint et digne homme dans un pays où la religion et la vertu étaient devenues des objets de moquerie et de mépris ? mais maintenant j’ai une patrie, qui, j’espère, sera permanente, s’il est sur la terre quelque chose que l’on puisse appeler ainsi. C’est là que je veux transporter le cœur du bon père, et à côté de la niche qu’il occupera, je creuserai mon propre tombeau.

— Certes, ce doit avoir été un excellent homme pour qu’après tant d’années on donne à sa mémoire de telles marques de considération.

— C’était en effet, comme vous le dites fort bien, un excellent homme : excellent dans sa vie et dans sa doctrine, excellent surtout par le sacrifice généreux et désintéressé qu’il fit à l’amitié et à ses principes de tout ce que la vie a de plus cher. Mais vous lirez son histoire. Je me croirai heureux de pouvoir satisfaire votre curiosité, et en même temps de vous témoigner combien je suis sensible à vos bontés, si vous voulez bien me procurer les moyens d’exécuter mon projet. »

Je répondis au bénédictin que, comme les décombres dans lesquelles il se proposait de fouiller ne faisaient point partie du cimetière ordinaire, et comme d’ailleurs j’étais fort bien avec le sacristain, je ne doutais pas que je ne pusse lui faciliter l’accomplissement de ses pieux désirs.

Là-dessus nous nous séparâmes pour la nuit, et le lendemain matin je ne manquai pas d’aller trouver le sacristain, qui, moyennant une légère rétribution, accorda volontiers la permission de fouiller, à condition toutefois qu’il serait présent à l’opération : il voulait veiller à ce que l’étranger n’emportât rien qui fût intrinsèquement de quelque valeur.

« Pour des os, des crânes, des cœurs, s’il en trouve, il sera le bienvenu, grand bien lui fasse ! ajouta le gardien des ruines du monastère ; il n’en manque pas, Dieu merci ! mais s’il se trouve des ciboires, des calices, ou autres vases d’or ou d’argent à l’usage des papistes, que le diable m’emporte si je souffre qu’on en déplace la moindre pièce ! »

Le sacristain stipula en même temps que nos recherches auraient lieu pendant la nuit, parce qu’il ne voulait pas attirer l’attention, non plus que causer le moindre scandale.

Ma nouvelle connaissance et moi nous passâmes la journée comme il convenait à deux amateurs de la vénérable antiquité. Nous employâmes la matinée à visiter dans le plus grand détail jusqu’au moindre coin de ces ruines magnifiques, et dans l’après-midi, après avoir fait un dîner confortable chez David, nous parcourûmes tout le voisinage, pour voir les lieux que les anciennes traditions ou les conjectures modernes rendaient dignes de remarque. La nuit nous trouva au milieu des ruines, accompagnés du sacristain, qui s’était muni d’une lanterne sourde ; nous trébuchions alternativement sur les fragments tombés du haut des voûtes et sur les sépulcres des morts, qui sans doute avaient espéré que ces coupoles ombrageraient leurs cendres jusqu’au jugement dernier.

Je ne suis pas superstitieux, et cependant il y avait dans cette expédition nocturne quelque chose que je n’aimais pas du tout ; une crainte religieuse me reprochait de troubler, à une pareille heure et en pareil lieu, la muette sainteté des tombeaux. Mes compagnons étaient exempts de cette impression, l’étranger par le zèle ardent avec lequel il cherchait à remplir l’objet de son voyage, et le sacristain, par son indifférence, fruit de l’habitude. Ils parvinrent bientôt à la partie de la nef qui, comme l’assurait l’étranger, contenait les restes de la famille de Glendinning, et ils s’occupèrent avec ardeur à débarrasser le coin indiqué par le bénédictin des décombres qui en obstruaient les approches. Si le capitaine à demi-solde avait pu représenter un ancien chevalier des frontières, et l’ex-bénédictin du dix-neuvième siècle un magicien cloîtré du seizième, on aurait pu dire avec assez de justesse que nous répétions la scène de la recherche de la lampe et du livre de magie de Michel Scott[29] ; mais alors le sacristain se fût trouvé de trop dans le groupe.

L’étranger, aidé par le sacristain, n’était pas depuis long-temps à l’ouvrage, quand il parvint à quelques pierres taillées, qui paraissaient avoir fait partie d’une petite bière, quoique maintenant déplacées et dégradées.

« Écartons ces pierres avec précaution, mon ami, dit l’étranger, de crainte d’endommager l’objet que je viens chercher.

— Ce sont des pierres de première qualité, répliqua le sacristain, et choisies toutes avec soin ; il fallait aux moines tout ce qu’il y avait de meilleur, je vous en réponds. »

Un moment après il ajouta : « Je trouve maintenant quelque chose qui résiste à la pioche ; mais qui paraît n’être ni terre ni pierre. »

L’étranger se baissait avec empressement pour l’aider.

« Non, non ; tout est à moi, s’écria le sacristain, point de partage, ni moitié, ni quart. » Et il retira du milieu des décombres une petite boîte de plomb.

« Vous serez bien trompé, mon ami, dit le bénédictin, si vous vous attendez à trouver là-dedans autre chose que la poussière d’un cœur humain renfermé dans une seconde boîte de porphyre. »

J’intervins comme partie neutre, et prenant la boîte des mains du sacristain, je lui fis observer que lors même qu’elle renfermerait un trésor caché, ce trésor ne pouvait devenir la propriété d’aucun de nous. Ensuite, comme l’endroit où nous étions était trop obscur pour examiner le contenu de la boîte, je proposai de retourner chez David. L’étranger nous pria de prendre les devants, en disant qu’il nous suivrait dans quelques minutes.

Je m’imagine que le vieux Mattocks[30] soupçonna que ces minutes seraient employées à faire de nouvelles découvertes parmi les tombeaux, car il se glissa derrière un pilier de la nef pour observer les mouvements du bénédictin : mais il revint bientôt, et me dit à l’oreille que le monsieur était à genoux sur la pierre froide, et priait comme un saint.

Je retournai doucement sur mes pas, et j’aperçus effectivement le vieillard dans l’attitude où Mattocks l’avait dépeint. Sa prière me parut être en latin, et tandis que sa voix basse mais solennelle s’élevait jusqu’aux voûtes délabrées des deux nefs, je ne pus m’empêcher de réfléchir sur le long espace de temps qui s’était écoulé depuis l’époque où l’on célébrait dans cette église les mystères d’une religion pour l’exercice de laquelle on l’avait construite, au prix de tant de travail et d’argent.

« Allons, retirons-nous, dis-je, laissons-le à ses dévotions ; ceci ne nous regarde pas.

— Non certainement, capitaine, répondit Mattocks : et néanmoins il n’y a pas de mal à tenir l’œil sur lui. Mon père, Dieu veuille avoir son âme ! était maquignon, et avait coutume de dire qu’il n’avait jamais été trompé de sa vie en fait de cheval, excepté par un whig des environs de Kilmarnock[31], qui marmottait une prière en avalant un petit verre de whisky. Pour cet étranger, c’est un catholique romain, j’en suis sûr.

— Tous avez parfaitement raison à cet égard, Saunders[32], répondis-je.

— Oh ! j’ai vu deux ou trois de leurs prêtres émigrés qui passèrent ici il y a une vingtaine d’années. Ils se mirent à danser comme des fous en voyant les têtes de moines et de religieuses dans le cloître là-bas ; on aurait dit qu’ils les prenaient pour de vieilles connaissances. Mais c’est singulier, il ne bouge pas plus que la pierre qui couvre un tombeau ! Je n’ai jamais connu… pour dire connu… qu’un seul de ces catholiques romains, et au fait il n’y en avait pas d’autres à connaître dans toute la ville ; c’était le vieux Jacques du Pend. Vous en auriez pour long-temps, ma foi ! avant de voir Jacques prier dans une abbaye, au milieu d’une nuit obscure, et à genoux sur la pierre froide. Jacques aimait une église qui eût une cheminée ; et j’ai passé plus d’un joyeux quart d’heure avec lui dans l’auberge qui est là-bas. Lorsqu’il mourut, en bon chrétien, j’aurais voulu l’enterrer ; mais avant que j’eusse terminé sa fosse, quelques-uns des gens de sa malheureuse secte vinrent enlever son corps et le transportèrent par eau dans un lieu où ils l’ensevelirent sans doute comme ils jugèrent à propos ; ce ne sont pas mes affaires. Je n’aurais pas demandé grand’chose pour ma peine ; je n’aurais pas voulu rançonner Jacques, soit mort, soit en vie… Mais tenez ; voici votre monsieur étranger qui vient.

— Levez votre lanterne pour l’éclairer, Mattocks, lui dis-je. Il ne fait pas très-bon marcher par ici, monsieur.

— Cela est vrai, répondit le bénédictin ; je puis dire, avec un poète qui sans doute vous est familier…

« Je serais bien étonné qu’il le fût, » pensais-je en moi-même.

L’étranger continua :

Que saint François me soit propice !
En cette nuit combien de fois

J’ai heurté les tombeaux, triste et fatal auspice !

— Nous voici hors du cimetière, dis-je, et il n’y a qu’un pas d’ici chez David, où j’espère que nous trouverons un bon feu après notre excursion nocturne. »

Nous entrâmes effectivement dans le petit salon : Mattocks se disposait assez effrontément à se glisser après nous, lorsque David, l’apostrophant d’un juron énergique, le mit dehors par les épaules, en maudissant sa curiosité qui ne voulait pas laisser les gens tranquilles dans leur hôtellerie. Quant à notre hôte, apparemment il ne regarda pas sa présence comme inconvenante ; car il vint se poster tout près de la table sur laquelle j’avais déposé la boîte de plomb. Elle était fragile et détériorée, comme on devait s’y attendre, vu le nombre d’années qu’elle avait passées dans la terre. Lorsqu’elle fut ouverte, nous trouvâmes qu’on y avait renfermé une cassette de porphyre, ainsi que l’étranger nous l’avait annoncé.

« Je m’imagine, messieurs, dit le bénédictin, que votre curiosité ne sera pas satisfaite, peut-être devrais-je dire que vos soupçons ne seront point écartés, à moins que je n’ouvre cette cassette ; et cependant elle ne contient que les restes poudreux d’un cœur, autrefois le siège des pensées les plus nobles. »

Il ouvrit la boîte avec beaucoup de précaution ; mais la substance desséchée qu’elle contenait ne ressemblait plus à ce qu’elle avait pu être autrefois, les moyens employés pour l’embaumer ayant sans doute été insuffisants pour lui conserver sa forme et sa couleur, bien qu’ils eussent empêché sa dissolution totale. Au reste nous demeurâmes convaincus que c’étaient, comme l’étranger l’affirmait, les restes d’un cœur humain, et David promit volontiers le secours de son influence, presque aussi grande que celle du bailli, pour imposer silence à toutes les vaines rumeurs qui se répandaient dans le village. Il voulut bien aussi nous favoriser de sa compagnie à souper, et ayant pris sa part de deux bouteilles de sherry (part du lion, en vérité !) non seulement il sanctionna de sa pleine autorité l’enlèvement du cœur par l’étranger, mais je crois qu’il aurait autorisé l’enlèvement de l’abbaye elle-même, sans les avantages considérables que le voisinage de cet édifice procurait à son auberge.

L’objet de la visite du bénédictin dans le pays de ses ancêtres se trouvant ainsi rempli, il nous fit part de l’intention où il était de nous quitter de bonne heure le jour suivant, et m’invita en même temps à venir déjeuner avec lui avant son départ. Je m’y rendis en effet, et lorsque nous fûmes levés de table, l’étranger me prit à l’écart, et tirant de sa poche un gros paquet de papiers, me le remit entre les mains. « Voici, capitaine Clutterbuck, me dit-il, des mémoires authentiques du seizième siècle, qui présentent sous un point de vue singulier, et, à ce que je crois, intéressant, les mœurs de cette époque. Je suis porté à croire que ce ne sera pas un présent désagréable au public anglais, et je vous abandonne volontiers tous les profits qui pourront résulter de leur impression. »

Je le regardai avec surprise en l’entendant parler ainsi, et lui fis observer que l’écriture paraissait trop moderne pour l’époque qu’il assignait à son manuscrit.

« Vous vous méprenez, monsieur, me répondit le bénédictin ; je n’ai pas voulu dire que ces mémoires eussent été composés dans le seizième siècle, mais seulement qu’ils ont été rédigés sur des matériaux authentiques de cette époque, et écrits dans le goût et le langage des temps modernes. Mon oncle a commencé cet ouvrage, et c’est moi qui, en partie pour me perfectionner dans la pratique de la langue anglaise, et en partie pour me distraire dans mes heures de mélancolie, l’ai continué et terminé.

« Vous verrez l’endroit du manuscrit où mon oncle a interrompu sa narration, et où j’ai commencé la mienne. Au fait ces deux parties ont rapport à des personnages et à des époques différentes. »

Tout en gardant les papiers mis entre mes mains, je lui exprimai quelques doutes : pouvais-je, comme bon protestant, entreprendre ou diriger la publication d’un ouvrage écrit probablement dans l’esprit du papisme ?

« Vous ne trouverez dans ces feuilles, me dit-il, aucune question de controverse ni aucun sentiment que les honnêtes gens de toutes les opinions ne soient, je pense, disposés à adopter. Je n’ai pas oublié que j’écrivais pour une nation malheureusement séparée de la foi catholique, et j’ai soin de ne rien dire dont l’interprétation exacte puisse donner lieu à une accusation de partialité de ma part. Cependant, si en collationnant ma narration avec les preuves auxquelles je renvoie le lecteur, car dans ce paquet vous avez les copies de plusieurs des pièces originales ; si, dis-je, vous trouvez que j’aie été trop partial pour ma propre croyance, je vous laisse entièrement libre de corriger mes erreurs à cet égard. J’avoue toutefois que je ne crois pas en avoir commis de cette espèce ; je crains plutôt que les catholiques ne me blâment d’avoir fait mention de certaines circonstances qui ont rapport au relâchement de discipline qui a précédé et en partie occasionné le grand schisme que vous appelez la réformation. C’est même là une des raisons qui me font préférer que ces papiers soient publiés dans un pays éloigné de celui que j’habite et par l’intermédiaire d’un étranger. »

À cela je n’avais rien à opposer, sinon ma propre incapacité pour remplir la tâche dont le bon père voulait me charger. À cet égard il me dit plus de choses agréables que son peu de connaissance de mon mérite ne l’autorisait, je le crains, à m’en dire, et bien sûrement plus que ma modestie ne me permet d’en répéter. Il finit par me conseiller, dans le cas où je continuerais à me méfier de mes forces, de m’adresser à quelque vétéran de la littérature, dont l’expérience pourrait suppléer à ce qui me manquerait. Alors nous nous séparâmes avec tous les témoignages d’une estime réciproque, et depuis ce temps-là je n’ai plus entendu parler du voyageur.

J’essayai à plusieurs reprises de parcourir les volumineux cahiers qui étaient tombés entre mes mains d’une manière si singulière ; mais je me trouvai arrêté à chaque fois par une inconcevable envie de bâiller. Enfin dans un accès de désespoir je résolus d’en donner communication au club de Kennaquhair. Le manuscrit y reçut en effet l’accueil favorable que la malheureuse conformation de mes nerfs m’avait empêché de lui faire. On prononça à l’unanimité que l’ouvrage était excellent, et on m’assura que je me rendrais coupable de la plus grande injustice envers notre florissant village, si je ne faisais connaître au public des mémoires qui jetaient un jour si éclatant et si intéressant sur l’histoire du monastère de Sainte-Marie.

Enfin, à force d’entendre l’opinion des autres, je commençai à douter de la justesse de la mienne ; et effectivement, lorsque j’entendais notre digne pasteur en lire quelques passages de sa voix pure et sonore, je ne me sentais guère plus ennuyé que je ne l’étais à ses sermons ; tant est grande la différence entre lire soi-même un manuscrit dont l’écriture présente une foule de difficultés, et l’entendre lire par un autre ; c’est absolument comme traverser une rivière en bateau, ou la passer à gué, enfoncé dans la vase jusqu’aux genoux. Restait toujours cependant à trouver une personne qui voulût, en qualité d’éditeur, corriger les épreuves, et même revoir le style, ce qui, selon notre maître d’école, était absolument nécessaire.

Depuis l’époque où les arbres s’assemblèrent pour se choisir un roi[33], jamais honneur ne fut si peu disputé. Le ministre ne pouvait se résoudre à renoncer à la tranquillité du coin de son feu ; le bailli alléguait la dignité de sa place et l’approche de la grande foire annuelle comme des raisons qui ne lui permettaient pas de se rendre à Édimbourg, à l’effet d’y prendre des arrangements pour l’impression du manuscrit. Le maître d’école était le seul qui se montrât un peu plus maniable ; et peut être animé du désir de rivaliser de gloire avec Jedediah Cleisbbotham[34], il témoigna le plaisir qu’il aurait à entreprendre une tâche aussi importante. Mais les représentations de trois riches fermiers dont il avait les enfants en pension, à raison de vingt livres sterling par an pour chacun, vinrent comme une gelée flétrir les premières fleurs de son ambition littéraire, et il se vit contraint d’y renoncer.

C’est dans ces circonstances que je m’adresse à vous, monsieur, d’après l’avis de notre petit conseil de guerre, ne doutant nullement que vous ne consentiez à vous charger de ce travail qui a tant de rapport avec ceux par lesquels vous vous êtes déjà distingué. Ce que je vous demande, c’est de revoir et corriger le manuscrit que je vous transmets, et de le mettre en état d’être imprimé, en y faisant tous les changements, additions et retranchements que vous croirez nécessaires. Permettez-moi de vous faire observer que le puits le plus profond peut être épuisé, et que le meilleur corps de grenadiers peut s’user, suivant l’expression de notre vieux général de brigade. Quant au butin, commençons par gagner la bataille, et puis nous ferons la distribution. J’espère que vous ne vous formaliserez pas de ce que je viens de dire. Je suis un soldat, franc, sans détours, et peu accoutumé à tourner des compliments. J’ajouterai que j’aimerais assez à marcher de front avec vous en tête de la colonne, c’est-à-dire à voir mon nom avec le vôtre sur le frontispice du livre.

J’ai l’honneur d’être,

Votre très-humble et inconnu serviteur,
Monsieur,
Cuthbert Clutterbuck.

Du village de Kennaquhair, le… avril 18…

Pour l’auteur de Waverley, etc., aux soins de M. Jolin Ballantyne Hanover Street. Édimbourg.


RÉPONSE.


DE L’AUTEUR DE WAVERLEY


AU CAPITAINE CLUTTERBUCK.


Mon cher capitaine,


Ne soyez pas surpris que, malgré le ton de réserve et de cérémonie de votre lettre, j’y réponde sur celui de la familiarité. Le fait est que votre origine et votre patrie me sont mieux connues qu’à vous-même. Ou je me trompe fort, ou votre respectable famille vient du pays qu’a procuré autant de plaisir que de profit à ceux qui l’ont exploité avec succès. Je veux parler de cette portion de la terre inconnue que l’on nomme la province d’Utopie. Bien des gens (de ceux mêmes qui ne se font aucun scrupule de prendre du thé et du tabac) critiquent et dédaignent les productions de cette contrée comme étant des objets frivoles et d’une consistance purement imaginaire ; et néanmoins, comme tant d’autres articles de luxe, ces denrées sont assez généralement recherchées : elles procurent des jouissances secrètes même aux hommes qui en public témoignent pour elles le mépris le plus grand et l’aversion la plus prononcée. L’ivrogne le plus achevé[35] est souvent le premier à se montrer choqué l’odeur des liqueurs spiritueuses ; il est assez ordinaire d’entendre les vieilles filles déclamer contre la médisance ; les rayons des bibliothèques secrètes de certaines gens, très-graves en apparence, offenseraient des yeux modestes ; et combien, je ne dis pas de sages et de savants, mais de ceux qui sont le plus jaloux de passer pour tels, qui, lorsque la targette de leur cabinet est tirée, qu’ils ont leur bonnet de velours sur leurs oreilles et les pieds dans leurs pantoufles vertes, combien, dis-je, n’en trouverait-on pas occupés à lire avidement le roman nouveau, si on entrait tout à coup dans leur retraite !

J’ai dit, et je le répète, que les vrais sages et les vrais savants dédaignent tous ces subterfuges, et ouvriront le roman tout aussi franchement que leur tabatière. Je n’en citerai qu’un exemple, sur cent que j’en pourrais donner. Avez-vous, capitaine Clutterbuck, connu le célèbre Watt[36], de Birmingham ? je ne le crois pas, bien qu’il n’eût pas manqué, comme vous l’allez voir, de chercher à lier connaissance avec vous. Il m’arriva un jour de le rencontrer, en corps ou en âme, peu importe : c’était dans une assemblée où se trouvaient dix à douze de nos lumières du Nord, et parmi elles se trouvait, je ne sais trop comment, un homme bien connu dans notre pays, Jedediah Cleishbotham. Ce digne personnage, étant venu à Édimbourg pendant les fêtes de Noël, y semblait une sorte de bête curieuse, un lion, par exemple, que l’on mène en laisse de maison en maison avec les équilibristes, les avaleurs de pierres, et autres faiseurs de tours qui se rendent dans les sociétés particulières, à la demande des amateurs.

Dans cette compagnie était M. Watt, cet homme dont le génie découvrit les moyens de multiplier nos ressources nationales au-delà même de ses immenses calculs et de ses merveilleuses combinaisons ; cet homme qui éleva au-dessus de la terre les trésors enfermés dans l’abîme, qui donna au faible bras de l’homme la force d’un Afrite[37], commanda aux manufactures de se développer, comme la verge du prophète faisait jaillir de l’eau dans le désert ; qui enfin fournit les moyens de se passer du temps et de la marée lesquels n’attendent homme qui vive, et de voguer sans le secours de ce vent qui défiait les ordres et les menaces de Xerxès lui-même[38]. Eh bien ! ce souverain suprême des éléments, cet abréviateur du temps et de l’espace, ce magicien qui, par ses enchantements mystérieux, a produit dans le monde un changement dont les effets, tout extraordinaires qu’ils sont, commencent peut-être aujourd’hui seulement à se faire sentir ; cet homme, dis-je, non seulement était le plus profond, le plus habile dans l’art de combiner les puissances et les nombres ; mais il était aussi le meilleur, le plus doux et le plus bienveillant des humains.

Il me semble encore le voir au milieu de cette petite réunion de savants écossais dont j’ai déjà parlé, gens, en général, non moins tenaces et non moins jaloux de leur renommée et de leurs opinions que les régiments nationaux ne sont censés l’être de leur réputation militaire. Oui, il me semble encore voir et entendre ce que je ne verrai ni n’entendrai une seconde fois. Dans sa quatre-vingt-cinquième année, ce vieillard, vif, alerte, bienveillant, était attentif à la moindre question, y répondait avec le plus grand développement. Ses talents et son imagination débordaient toute discussion. Quelqu’un de la compagnie se montrait-il profond philologue, il lui parlait de l’origine de l’alphabet comme s’il eût été contemporain de Cadmus. Un autre se posait-il comme un critique exercé, vous auriez dit que ce brave homme avait passé toute sa vie à l’étude de l’économie politique et des études littéraires. Quant aux sciences mathématiques et physiques, il n’est pas nécessaire d’en parler ; il était là sur son véritable terrain. Et cependant, capitaine Clutterbuck, lorsqu’il en vint à s’entretenir avec votre compatriote Jedediah Cleisbbotham, vous auriez juré qu’il avait vécu du temps de Claver’se et de Burley[39], des persécuteurs et des persécutés, et qu’il aurait pu compter tous les coups de fusil que les dragons avaient tirés sur les covenantaires fugitifs. Au fait, nous nous aperçûmes qu’il n’y avait pas de roman un peu célèbre qu’il n’eût lu, et que l’homme hérissé de science n’était pas un moindre amateur des productions de votre pays natal (l’Utopie sus-mentionnée), ou, en d’autres termes, un liseur moins déterminé de romans que ne l’est à dix-huit ans toute ouvrière en modes.

Je ne vois d’autre excuse à vous offrir pour vous importuner de toutes ces choses, mon cher capitaine, que le désir de consacrer le souvenir d’une soirée délicieuse, et celui de vous encourager à vous défaire de cette modeste défiance qui vous fait craindre que l’on ne soupçonne vos rapports avec le pays enchanté de la décevante illusion. En retour de votre tirade poétique, je vais vous citer un passage d’Horace lui-même, accompagné d’une paraphrase pour votre propre usage, cher capitaine, et celui du club de votre village, toutefois et par respect, à l’exception du curé et du maître d’école.

Ne sit ancillœ tibi amor pudori, etc.

De la riante fiction
Ne dédaigne point les mensonges.
Toi qui naquis parmi les songes,
Aux bords où vit l’illusion.
Le sujet chanté par Homère
N’est qu’un rêve délicieux ;
Lui-même, chantre harmonieux,
Ne fut qu’une heureuse chimère.

Après vous avoir dit quelle est votre patrie, mon cher capitaine Clutterbuck, je prendrai la liberté de vous parler de la famille dont vous descendez immédiatement. Votre terre de prodiges n’est point aussi peu connue que vous paraissez le croire. Mais vous avez cela de commun avec vos compatriotes de mettre beaucoup de soin et d’anxiété à cacher tout ce qui concerne votre origine. Il y a effectivement cette différence entre les habitants de votre pays et ceux de notre monde plus matériel, que plusieurs des plus estimables parmi les vôtres, tels qu’un vieux montagnard appelé Ossian, un moine de Bristol nommé Howley, et quelques autres encore, éprouvent le désir de se faire passer pour habitants du pays de la réalité, tandis que ceux des nôtres qui renient leur patrie sont précisément des hommes que cette patrie serait très-disposée à ne pas reconnaître. Les détails particuliers que vous donnez sur votre vie et vos services ne nous en imposent point. Nous connaissons la versatilité des êtres incorporels au nombre desquels nous vous rangeons, versatilité qui leur permet de se cacher sous toutes sortes de déguisements. Nous les avons vus se revêtir du caftan d’un persan, et de la robe de soie d’un Chinois[40] et de quelque manteau qu’ils s’enveloppent, nous devinons leur caractère réel. Comment en effet ne connaîtrions-nous pas votre pays et les mœurs de ses habitants ? comment nous laisserions-nous tromper par vos discours évasifs, lorsque les voyages de découverte[41] qui ont été faits de ce côté rivalisent en nombre avec ceux qui ont été recueillis par Purchas et par Hackluyt ? Et pour preuve de l’habileté et de la persévérance de ces navigateurs et de ces voyageurs, il suffit de nommer Sindbad[42], Abouffouaris et Robinson Crusoé. Voilà des hommes nés pour faire des découvertes. Si nous avions pu envoyer le capitaine Greenland[43] à la recherche du passage Nord-Ouest, ou Peter Wilkins pour explorer la baie de Baffin, à quelles merveilles n’aurions-nous pas dû nous attendre ! Mais il y a des exploits, non moins nombreux qu’extraordinaires, exécutés par les habitants de votre pays, que nous lisons, sans faire le moindre effort pour les imiter.

Mais je m’écarte du but que je m’étais proposé : je voulais seulement vous assurer que je vous connais aussi parfaitement que la mère qui ne vous a pas porté, car la singularité de la naissance de Mac-Duff est attachée à tous les individus de votre race[44]. Vous n’êtes pas né de la femme, excepté toutefois dans le sens figuré, comme l’on peut dire que Marie Edgeworth[45] est mère de la plus belle famille d’Angleterre. Vous appartenez, monsieur, à celle des éditeurs du Voyage au pays d’Utopie, sorte de gens pour qui j’ai la plus haute estime. Et comment pourrait-il en être autrement, lorsque vous comptez dans votre corps le sage Cid Hamet Benengeli[46], le président à courte face du club du Spectateur[47], le pauvre Ben Sillon, et plusieurs autres aimables introducteurs d’ouvrages qui ont égayé nos moments les plus tristes et ajouté des ailes à nos heures même les plus légères ?

Ce que j’ai remarqué comme étant particulier aux éditeurs de la classe dans laquelle je prends sur moi de vous enrôler, c’est cette heureuse combinaison de circonstances fortuites qui vous mettent ordinairement en possession des ouvrages que vous avez la bonté de communiquer ensuite au public. L’un se promène sur le bord de la mer, et une vague amène une petite valise ou cassette cylindrique contenant un manuscrit, extrêmement endommagé par l’eau de la mer, que l’on ne parvient que fort difficilement à déchiffrer, et ainsi de suite[48]. Un autre entre dans une petite boutique de détaillant, pour acheter une livre de beurre, et voilà que le mauvais papier dans lequel on l’enveloppe est le manuscrit d’un cabaliste[49]. Un troisième est assez heureux pour obtenir d’une femme qui loue des appartements le précieux contenu d’un antique secrétaire appartenant à un de ses locataires maintenant décédé[50]. Toutes ces occurrences sont assurément très-possibles ; mais je ne sais comment il se fait qu’elles se présentent rarement à d’autres éditeurs que ceux de votre pays. Au moins, quant à moi, je puis assurer que, dans mes promenades solitaires sur les bords de la mer, je n’ai jamais vu ses flots amener sur le sable autre chose que des algues, ou des touffes de varech, et de temps à autre la carcasse d’un scolopendroïde[51] ; mon hôtesse ne m’a jamais présenté d’autres manuscrits que de maudits mémoires, et la plus intéressante de mes découvertes, en fait de paperasses, a été celle d’un passage favori d’un de mes propices romans, contourné en forme de cornet pour envelopper une once de tabac. Non, mon capitaine, le fonds dans lequel j’ai puisé les moyens d’amuser le public, je l’ai acquis tout autrement que par des accidents fortuits. Je me suis enterré dans des bibliothèques pour extraire des sottises des anciens temps de nouvelles sottises de ma façon. J’ai parcouru des volumes, qui, d’après les passages obscurs à déchiffrer, auraient pu passer pour les manuscrits cabalistiques de Cornélius Agrippa, quoique je n’aie jamais vu la porte s’ouvrir et le diable entrer pendant ma lecture[52]. Mais tous les habitants privilégiés des bibliothèques ont été jetés dans la consternation par l’extrême ardeur de mes études.

La plus intrépide araignée
Devant mes recherches fuyait ;
Et mon œil, en lisant, voyait
Se troubler la mite indignée.

Je suis sorti de ce docte sépulcre, comme le magicien dans les Contes persans sort après un séjour de douze mois dans la montagne ; mais ce ne fut pas comme lui, pour m’élever au-dessus des têtes de la multitude ; ce fut pour me mêler dans la foule, et pour coudoyer ceux qui m’entoureraient, parcourant tous les rangs de la société, depuis le plus élevé jusqu’au plus humble, endurant le dédain ; ou ce qui est encore plus dur, la condescendance protectrice de l’un et la vulgaire familiarité de l’autre ; et tout cela, direz-vous, pourquoi ? afin de rassembler des matériaux pour un de ces manuscrits que le pur hasard offre si souvent à vos compatriotes ; en d’autres termes, afin de composer un roman qui ait de la vogue. Ô Athéniens ! combien il faut travailler pour mériter vos louanges[53] !

Je pourrais m’arrêter ici, mon cher Clutterbuck ; cela serait d’un effet touchant, en même temps que cela aurait un air de déférence pour notre cher public. Mais je ne veux pas employer la fausseté envers vous, bien que la fausseté,… pardon de l’observation… soit la monnaie courante de votre pays. Le fait est que j’ai étudié et que j’ai vécu dans le but de satisfaire ma propre curiosité et de passer le temps ; quoiqu’il en soit résulté que, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, je me suis souvent trouvé devant le public, plus souvent peut-être que la prudence ne m’y autorisait ; mais enfin je ne puis réclamer de ce public une faveur qui est due aux écrivains qui ont sacrifié leurs aises et leurs loisirs à l’instruction et à l’amusement de leurs semblables.

Après cette conversation toute de franchise de ma part, mon cher capitaine, vous devez naturellement croire que j’accepte avec reconnaissance la communication que vous me faites : cet ouvrage, comme votre bénédictin le remarquait, se divise en deux parties, tant pour le sujet que pour la couleur et l’époque. Mais je suis fâché de ne pouvoir contenter votre ambition littéraire en permettant que votre nom paraisse sur le frontispice, et je vais vous en dire franchement la raison.

Les éditeurs de votre pays sont d’un caractère tellement facile et tellement passif, qu’ils se sont souvent fait beaucoup de tort en abandonnant les coadjuteurs qui les avaient d’abord fait connaître au public, et en permettant que leurs noms fussent usurpés par les charlatans et les imposteurs qui vivent des idées des autres. Ainsi j’ai honte de rappeler comment le sage Cid Hamet Benengeli se laissa induire par un certain Juan Avellaneda, à traiter à la turque l’ingénieux Michel Cervantes, et à publier une seconde partie des aventures de son héros, le renommé Don Quichotte, à l’insu et sans la coopération de l’auteur primitif susdit. Il est vrai que le sage Arabe revint à résipiscence et composa ensuite une véritable continuation de l’histoire du Chevalier de la Manche, dans laquelle ledit Avellanedade Gordesillas est sévèrement puni. Certes, sous ce rapport, vous autres pseudo-éditeurs, ressemblez au singe du faiseur de tours, auquel un vieil Écossais comparait Jacques Iss. « Si vous tenez Joko, disait-il, vous pouvez me faire mordre par lui ; au contraire, si c’est moi qui le tiens, ce sera vous que je pourrai faire mordre. Mais nonobstant l’amende honorable faite par Cid Hamet Benengeli, sa défection temporaire n’en occasionna pas moins le décès de l’ingénieux chevalier[54] Don Quichotte, si l’on peut dire que celui-là meurt dont la mémoire est immortelle. Cervantes le tua, de peur qu’il ne tombât de nouveau en de mauvaises mains ; conséquence terrible, mais juste, de la défection de Cid Hamet !

Pour citer un exemple plus moderne et beaucoup moins sérieux, je vois avec peine que mon vieil ami Jedediah Cleishbotham se soit oublié au point d’abandonner son premier patron et de s’établir en son propre et privé nom[55]. Je crains fort que le pauvre pédagogue ne tire pas grand profit de sa nouvelle association, si ce n’est le plaisir d’occuper le public, et peut-être la bande noire de la chicane, de mainte discussion sur son identité[56]. Remarquez donc bien, capitaine Clutterbuck, que rendu sage par ces grands exemples, je vous admets à titre d’associé, mais d’associé commanditaire seulement. Comme je ne vous donne point qualité pour faire usage de la signature de la société que nous allons former, j’annoncerai ma propriété sur le frontispice de mon ouvrage et mettrai ma marque particulière sur ce qui m’appartient ; la contrefaire serait, suivant mon procureur, tout aussi coupable que d’imiter l’autographe de tout autre charlatan ; crime qui, suivant les étiquettes que l’on colle sur les petites fioles, n’est rien moins que félonie. Si donc, mon cher ami, votre nom vient à paraître dans la suite sur le frontispice de quelque ouvrage sans le mien, le public saura ce qu’il doit en penser. Je dédaigne d’employer des arguments et des menaces ; mais vous ne pouvez vous empêcher de sentir que par la raison que vous m’êtes redevable de votre existence littéraire, vous êtes entièrement à ma disposition. Je puis, suivant mon bon plaisir, vous priver de votre annuité, faire disparaître votre nom des registres de la demi-solde ; que dis-je ? même vous mettre à mort, sans avoir à me justifier devant qui que ce soit. Voilà parler clairement à un homme qui a servi pendant toutes nos dernières guerres ; mais je suis sûr que de ma part rien ne saurait vous fâcher.

Maintenant, mon cher monsieur, il s’agit de nous mettre à l’ouvrage et d’arranger aussi bien que nous le pourrons le manuscrit de votre bénédictin pour l’adapter au goût de ce siècle éminemment critique. Vous trouverez que je me suis amplement prévalu de la permission du moine pour changer les passages qui paraissaient trop favorables à l’Église de Rome, que je déteste, ne fût-ce qu’à cause de ses jeûnes et de ses pénitences.

Notre lecteur est sans doute impatient, et il faut convenir, avec

John Bunyan[57], que

Nous l’avons trop long-temps retenu sous le porche,
Et privé du soleil au moyen d’une torche[58].

Adieu donc, mon cher capitaine ; veuillez présenter mes respectueux hommages au curé, au maître d’école, au bailli et à tous les membres de l’heureux club du village de Ivennaquhair. Je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais aucun d’eux, et néanmoins je crois les connaître mieux que personne. Je vous ferai bientôt entrer en connaissance avec mon joyeux ami, M. John Ballantyne de Trinity-Grove[59], que vous trouverez encore tout échauffé de sa petite escarmouche avec un de ses confrères. Que la paix mette fin à leurs inimitiés ! C’est un métier dans lequel le courroux s’enflamme aisément, et le genus irritabile comprend la race des vendeurs aussi bien que celle des faiseurs de livres. Adieu encore une fois.

L’auteur de Waverley.

  1. Ce nom est formé de deux mois clutter, bruit ou vacarme, et buck, le mâle de certaines espèces d’animaux, du chevreuil, du daim, etc. Ce dernier mot s’emploie quelquefois métaphoriquement pour fier, querelleur. Clutterbuck aurait donc, dans notre langue, pour équivalent, fier tintamarre. Les Italiens ont aussi un capitaine Tempête, qui joue un certain rôle dans la Treccia donata de Pignotti. Nous ajouterons néanmoins que Clutterbuck est un nom assez commun en Angleterre. a. m.
  2. Personnages du roman de Waverley. a. m.
  3. Personnages de l’Antiquaire. a. m.
  4. On sait qu’en Angleterre les brevets d’officiers s’achètent comme presque toutes les autres charges publiques. a. m.
  5. Mot composé de light, léger, et foot, pied ; comme qui dirait pied léger ou zéphyr. a. m.
  6. Élégant ou petit-maître de Londres. a. m.
  7. Nom fictif composé de do, faire, et little, peu ; comme qui dirait fait peu, ou fainéant. a. m.
  8. Espèce de Petit Poucet. a. m.
  9. Mall, expression qui signifie promenade publique, usitée pour désigner plusieurs belles places de Londres, comme Pall-mall. a. m.
  10. 37,500 francs. a. m.
  11. Le repos avec dignité. a. m.
  12. Petit poisson à couleurs variées. a. m.
  13. Le Teviot est une rivière d’Écosse, et dale signifie vallon ; ainsi Teviotdale est le vallon de la rivière de Teviol. Tevioldale ou Roxburgh est un canton sud-est de l’Écosse, sur la limite de l’Angleterre propre, et arrose par les deux seules rivières du Teviol et de la Tweed ; il offre encore des restes du fossé creuse par les Pictes pour arrêter les invasions des Saxons. a. m.
  14. Livre d’architecture. a. m.
  15. Vin de Xérès, qu’on voit sur presque toutes les tables en Angleterre. a. m.
  16. Sorte de crêpe très-mince qui se fait en Angleterre comme en Hollande. a. m.
  17. Toddy, mélange d’eau chaude, de sucre et d’une liqueur spiritueuse. a. m.
  18. Homme comme il faut. Nous n’avons pas de terme équivalent, dans notre langue, pour traduire cette expression tout à fait britannique. a. m.
  19. Twalscore years, douze fois vingt ans. Twal est un écossisme pour twelve. a. m.
  20. Mélange de vin et d’eau bouillante, assaisonné avec des tranches de citron, du sucre et de la muscade. a. m.
  21. Downa be disputed, qu’on ne peut révoquer en doute. a. m.
  22. Le texte dit : M. Deputy register of Scotland. a. m.
  23. Ces tribulations tiennent à la vie humaine. a. m.
  24. Which was history yesterday becomes fable to-day, and the truth of to-day is hatched into a be by to-morrow. Nous regrettons que la rapidité du style nous ait contraint de négliger la traduction littérale du dernier membre de cette phrase énergique, dont le sens est : « Et la vérité d’aujourd’hui se couvera et éclora en mensonge d’ici à demain. a. m.
  25. Expressions écossaises dont le sens est : « Depuis la plus modeste sépulture jusqu’à la plus magnifique. » Le mot cromlech s’applique à la tombe la plus humble ; cairn à la grande accumulation de pierres jetées par les passants sur le tombeau d’un homme illustre. Lorsqu’en Écosse un guerrier estimé mourait, ses compagnons lui disaient : « Nous ajouterons une pierre à votre cairn. » a. m.
  26. Le texte porte omniscient, adjectif qu’il est regrettable peut-être de ne pas voir admis dans notre langue, déjà en possession d’omniscience. a. m.
  27. Rivières de l’Amérique septentrionale ; la première baignant les murs de Washington, et la seconde venant déboucher avec le Potowmack dans la baie de Chesapeak. a. m.
  28. Grande cour de justice à Londres, jugeant d’après la loi commune pour l’administration des revenus de l’État. a. m.
  29. Voir le Lai du ménestrel. a. m.
  30. Mot qui veut dire pioche ou piocheur. a. m.
  31. Ville d’Écosse, sur la rivière de Kilmarnock, à vingt-six lieues sud-ouest d’Édimbourg. On sait que le whigh est le libéral anglais, comme le tory est le royaliste. a. m.
  32. Nom propre écossais d’Alexandre. a. m.
  33. Cette comparaison est sans doute une allusion à quelque fable anglaise rappelant celle des grenouilles de notre La Fontaine, en ce point lui-même imitateur de Phèdre. a. m.
  34. Nom sous lequel Walter Scott a publié ses Contes de mon hôte (Tales of my Landlord). a. m.
  35. Dram-Drinker, le buveur de petits-verres, le buveur d’eau-de-vie. a. m.
  36. Génie étonnant qui a perfectionné à un si haut degré les machines à vapeur, découverte ébauchée par Héron d’Alexandrie, reprise et développée par le Français Salomon de Caus, avant lord Bridgewater, auquel les Anglais l’attribuent par esprit national. a. m.
  37. C’est une sorte de Méduse regardée par les Orientaux comme le plus terrible adversaire des anciens héros de la fable. a. m.
  38. L’ingénieux auteur fait probablement allusion à l’adage national :

    le roi dit : Vogue !
    Mais le vent dit : Non !

    Notre maître d’école (qui est aussi un arpenteur) dit que tout ce passage a rapport à l’invention et au perfectionnement des machines à vapeur. a. m.
  39. Claver’se est ici par abréviation pour Claverh use ; c’est le colonel des dragons, personnage du roman des Puritains ; et Burley est le chef des puritains covenantaires. a. m.
  40. Voyez les Lettres persanes de Montesquieu, et le Citizen of the World, de Goldsmith. a. m.
  41. Voyez les Voyages imaginaires. a. m.
  42. Personnage des Mille et une Nuits. a. m.
  43. Greenland, nom fictif qui signifie terre verdoyante. a. m.
  44. Mac-Duff est un des personnages de la tragédie de Macbeth, par Shakspeare. a. m.
  45. Auteur de nombreux romans. a. m.
  46. Nom fictif d’un auteur supposé auquel Cervantes attribue son Don Quichotte. a. m.
  47. Addison. a. m.
  48. Voyez, dit Walter Scott, l’Histoire d’Autemathès. a. m.
  49. Aventures d’une guinée. a. m.
  50. Aventure d’un atome. a. m.
  51. Sorte de coquillage de la famille des scolopendres de mer, autrement dites néréïdes. a. m.
  52. Voyez, dit Walter Scott, la ballade de Southey au sujet du jeune homme qui lisait un livre de sorcellerie. a. m.
  53. Athéniens, c’est-à-dire les critiques, les reviewers, les faiseurs d’articles de journaux, etc. Allusion au mot d’Alexandre en passant le Granique. a. m.
  54. Le texte emploie l’épithète espagnole hidalgo, qui veut dire gentilhomme ou noble d’extraction. a. m.
  55. Allusion à un mauvais ouvrage ayant pour titre le château de Pontefract, et publié, soi disant, comme suite aux Contes de mon hôte, ce qui avait pu nuire à la gloire de Walter Scott, auquel cette supercherie le faisait attribuer. a. m.
  56. J’ai depuis reçu des renseignements plus exacts, et j’ai appris que M. Cleishbotham mourut il y a quelques mois à Gandercleugh, et que l’individu qui a pris son nom est un imposteur. Le véritable Jedediah a fait une fin chrétienne et édifiante ; et il m’a été assuré positivement qu’ayant envoyé chercher un prêtre cameronien lorsqu’il était in extremis, il parvint à convaincre ce brave homme que, après tout, il n’avait nullement le désir d’attirer sur les restes disperses des montagnards les bonnets de Bonny Dundee. Il est dur que les spéculateurs de librairie ne veuillent pas laisser un brave homme tranquille dans sa tombe. a. m.
  57. Auteur du Pilgrim’s progress, poëme allégorique. a. m.
  58. Traduction littérale. a. m.
  59. Imprimeur des romans de Walter Scott à Édimbourg. La querelle dont parle l’auteur est relative au roman du Château de Pontefract précité. a. m.